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Billet de blog 27 mars 2020

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L’avant et l’après

La manière dont notre société réagit à l’épidémie de covid-19 fait apparaître de nombreuses défaillances : sanitaires, sociales, démocratiques. Ce n’est pas une crise parmi d’autres, c’est une crise qui vient après d’autres et qui pourrait en engendrer d’autres. Il s’agit de remettre l'action politique à l’ordre du jour. Celle qui organise la vie d’une société en opérant des choix rationnels.

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Dogme néolibéral et antidémocratique

« L’élite » - que personne ne choisit – est indifférente aux vies vécues ; un taux élevé de chômage dans la société, un taux de pauvreté chez les retraités, ne représentent pour elle que des chiffres ; les êtres humains s’effacent derrière des chiffres. Cette disposition d’esprit est sans doute nécessaire pour « organiser » la réduction générale de la puissance publique. Triste privilège : être indifférent aux conséquences dont on impose les causes. La culture antidémocratique de cette même élite lui facilite la tâche : elle ne s’imagine pas un jour devoir rendre des comptes.

Le dogme néolibéral et la puissance des intérêts privés empêchent toute prise en compte de l’intérêt général. C’est un fait. En France, les institutions de la Vème République permettent à une minorité d’accroître ses propres intérêts contre une large majorité de la population. Un discours de façade sert à contourner les réels enjeux et cultive une pratique antidémocratique du pouvoir. De ce point de vue, les dirigeants du public comme du privé ont recours aux mêmes artifices. Le client est censé progresser au détriment du citoyen mais les deux y perdent. Le monde de la finance n’a pas besoin de présenter sa candidature pour gouverner. Ses portes parole ont constamment recours au registre de l’amélioration pour présenter des décisions ayant les conséquences inverses.

Dysfonctionnements du service public

Concernant le service public, il n’y aurait pas d’alternative : supprimer progressivement ses moyens avec pour but non avoué de faire rentrer de nouveaux secteurs d’activité dans la sphère marchande. De la carte grise à l’enseignement en passant par les transports en commun, la logique est simple, simpliste même. Aucun référendum en la matière. Personne ne propose explicitement de faire disparaître la recherche fondamentale, l’hôpital public ou les mairies. Contrairement à un élément de langage aujourd’hui en vogue, personne n’assume. Sous couvert de « modernisation », « d’adaptation », « d’évolution », il n’est question que de disparition. Pour « moderniser » et « adapter » la pédagogie à l’école maternelle, vous imposez de faire passer les effectifs de vingt à trente enfants par classe. Vous avez ainsi fait disparaître la pédagogie en la rendant impossible à pratiquer. On pourrait faire une anthologie de la parole de tête d’œuf diplômés d’école de commerce au sujet de la puissance publique. Le niveau de langue de bois et le degré de ridicule sont tels qu’une certitude apparaît : pour ces personnes, gouverner c’est dominer, violenter, humilier, mépriser. Ce n’est pas prévoir, organiser, penser, ni même d’ailleurs évaluer précisément. Aucun argument rationnel ne vient à bout de leur idéologie consistant à aligner le fonctionnement du service public sur celui de l’entreprise privé ; ces deux mondes aux finalités opposées. On peut rire de leur absurdité mais il faut bien avoir en tête la violence qu’elle crée pour les usagers comme pour les fonctionnaires. Même la police n’y échappe pas ; à une politique du chiffre absurde correspond des moyens diminués et des conditions de travail rendues plus compliquées.

Les leçons d’une crise

La crise financière de 2008 nous a appris qu’un système n’apprend rien. Ceux qui en profitent opèrent dans les moments de crise des replis tactiques. Ils la mettent provisoirement en veilleuse, sont un peu moins visibles. Les médias des dominants jouent le jeu, invitent des « nouveaux clients », font entendre des voix habituellement discordantes, posent des questions impertinentes, suivant le mouvement de l’opinion publique. Ainsi, l’impression est donnée que « cela ne continuera pas comme avant » que « les responsables ont tiré des leçons de l’épisode » que « des solutions de bon sens vont être mis en œuvre ». Nous sommes en 2020, le capitalisme financier se porte très bien. Merci pour lui. Les États ont sauvé il y a longtemps déjà les banques ; les profits repartis de plus belle. C’est exactement comme s’il ne c’était rien passé. A l’heure des réseaux sociaux et de l’information en continue, l’amnésie succède vite à l’indignation.

Dans les moments critiques, la force du néolibéralisme tient à cette illusion : il suffirait d’énoncer des faits accablants pour avoir la garantie qu’ils ne se reproduisent plus. De ce point de vue, le discours dominant, publicitaire par essence, séduit. Il détourne l’attention en faisant appel à l’émotion. Il met à distance l’analyse des faits et n’évoque rien d’autre que le court terme. Il personnalise, en mettant en scène des héros du quotidien mais ne permet pas d’appréhender la complexité du réel, les liens entre les acteurs sociaux.

De cause à effets

La crise sanitaire en cours ne vient évidemment pas de nul part. Aux causes biologiques s’ajoutent des causes politiques. Des choix ont été faits en matière d’organisation sociale. Le démantèlement de l’hôpital public vient après celui des transports en commun ou du secteur de l’énergie mais avant celui de l’Education nationale. La chaîne des responsabilités peut donc être reconstituée. Le projet consistant à détruire les services publics a pour unique objet de faire augmenter les profits des actionnaires. Le reste n’est même pas de la littérature.

Dans tous les services publics, nous savons que l’appauvrissement et la désorganisation à l’œuvre a pour seul effet de diminuer son efficacité. C’est du France Télécom XXL. Personne ne demande aux agents publics de partir mais les « décideurs » ont décidé que rendre service à des usagers est fondamentalement inutile, dispendieux et dépassé. C’est non rentable donc non indispensable. A la crise des vocations précède la dévalorisation des métiers du secteur public ; gel du point d’indice, réforme des retraites, jour de carence, injonction paradoxale, discours méprisant et foutage de gueule permanent : n’en jetez plus ! Vous pouvez même inclure à ce désenchantement du monde tous les professionnels du secteur non marchand. Les associations ne sont plus subventionnées, elles répondent à des appels à projets débiles. Pourtant, les réalités de leurs bénéficiaires restent malheureusement les mêmes, année après année.

L’inefficacité du marché

Former des médecins, constituer des réserves stratégiques, maintenir des réseaux de veille, faire de la recherche fondamentale, n’intéresse pas le marché. Pire, il ne sait pas faire. Pour lui, le mieux est de socialiser la formation et de privatiser les fruits de la production. En France, les hauts fonctionnaires s’appliquent à détruire méthodiquement l’État et, par la même occasion, la République. Leur argumentaire est tellement faible en temps normal qu’en temps de crise, ils ont beaucoup de mal à se justifier. Les « serviteurs » de l’État pratiquent jusqu’au rétropantouflage, version hexagonale de la corruption, avec une indécence naturelle. Ces allers retours entre le public et le privé n’ont pas l’air de ce faire à l’avantage du premier. Les dominants ont suffisamment de pouvoir pour faire dire n’importe quoi à des personnes censées avoir appris à réfléchir. Des membres éminents de l’élite de la Nation peuvent par exemple vous expliquer en ayant l’air sérieux qu’il faut désormais « faire mieux avec moins » ; expression fétiche de n’importe quel irresponsable censé promouvoir des politiques publiques caricaturales, absurdes et inefficaces. En pratique, cela revient à dire à une enseignante de petite section qu’elle doit être « plus performante » avec trente élèves qu’avec vingt, à un policier qu’il doit acheter son propre matériel, à une infirmière qu’elle ne doit consacrer cinq minutes à chaque patient.

Questions vitales

La crise sanitaire en cours comme la crise climatique font réapparaître au premier plan les problèmes vitaux. Il est bien question ici de vie et de mort. Dès lors, la politique ne peut plus se contenter d’être un spectacle ou un discours. Elle doit devenir un moyen d’action efficace. Elle ne peut plus être ce petit monde médiocre si facilement caricaturé. Elle doit devenir un agora où les citoyens participent suffisamment à l’élaboration d’une décision pour en faciliter la mise ne œuvre. A fortiori, lorsque des décisions radicales doivent être prises pour l’intérêt du plus grand nombre. Pour cela, les enjeux et les moyens, les questions et les réponses, doivent être partagées, comprises, débattues, par le plus grand nombre. L’impératif d’action correspond à un impératif démocratique. La question sociale rejoint ici l’approche écologique. Les êtres vivants sont reliés entre eux ; ils interagissent. Cette banalité de la biologie, ce lieu commun du social, doivent refonder notre conception de l’action politique, en amont et en aval. La fonction créant l’organe, la participation des citoyens aux décisions les concernant doit être considérer comme essentielle, comme vitale. C’est une question de modernité mais aussi désormais une question de survie.

Et après, le pouvoir

Quarante ans d’hégémonie néolibérale ont laissé beaucoup de séquelles dans le corps social. Il ne sera pas simple de reconstruire tout ce qui a été détruit. La bataille culturelle sera âpre, tant des pans entiers de nos vies sont désormais régis par la loi du marché. La pulsion du consommateur conditionne même la réflexion du citoyen. Peut être que la crise sanitaire en cours, la crise économique qui pourrait suivre, permettront de passer au-delà de la seule prise de conscience pour en arriver à la nécessité de la prise du pouvoir ; le pouvoir réel, pas le pouvoir symbolique, le pouvoir sur les choses et non le pouvoir de la parole.

Aujourd’hui, les Françaises et les Français sont confrontés de manière évidente à l’absurdité, l’ignorance, l’amateurisme des représentants actuels du pouvoir politique. Ceux d’hier et d’avant hier venaient presque de la même école. Les lobbyistes d’aujourd’hui ont quand même beaucoup de points communs avec les apparatchiks d’hier. Dans les deux cas, des personnes parlent et agissent au nom des autres mais non dans leur intérêt. Dans les deux cas, ces personnes ont du mal à argumenter tant leur pratique du pouvoir est antidémocratique par nature. Impossible de ne pas savoir désormais que ce n’est vraiment pas bon signe.

La force de la démocratie réside dans l’intelligence collective ; pour peu qu’elle est les moyens institutionnels de pouvoir la mettre en œuvre. A l’inverse, la personnalisation du pouvoir est inadapté au monde complexe des réseaux et des interdépendances et, par analogie, du vivant et des cycles naturels. De plus, de longue date, les tenants du pouvoir économique ont appris à rendre inoffensifs les représentants du pouvoir politique ; y compris les plus radicaux. Pour tenir compte de ce facteur décisif, nous devons imaginer une évolution n’allant pas de soi : la retour en force du pouvoir politique au moyen de son exercice par le plus grand nombre. Cela peut sembler contre intuitif mais il serait très naïf de croire que seul un changement de représentant rendrait possible une politique bénéfique aux actuels dominés, si nombreux deviennent ils. Nous devons rentrer dans un nouvel âge de la démocratie.

En France, nous pourrions garder la démocratie représentative en y ajoutant l’expertise citoyenne ; nous pourrions garder la force de l’exécutif en y ajoutant la responsabilité devant les citoyens ; nous pourrions garder le pouvoir central en y ajoutant la démocratie locale ; nous pourrions garder le fait majoritaire en modifiant certains modes de scrutin. Ce ne sont ni les réflexions, ni les outils, ni les expériences qui manquent en la matière.

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