Il y a soixante-dix ans commençait la seconde guerre mondiale avec son cortège de malheurs, de morts, d’atrocités, son déchaînement de barbarie. Je publie aujourd’hui un document qui donne la réaction sur le vif d’un homme de 64 ans, veuf depuis quatre ans, Jean Baptiste Erasme Marotin (1875-1947). En août-septembre 1939, il est en vacances à Mussidan, en Dordogne, loin de la maison de bois qu’il a construite dans la banlieue parisienne et dans laquelle il s'éteindra quelques années plus tard. Mussidan, c'est la ville où son fils Robert assume ses fonctions à la gare SNCF. Jean Marotin est l’aîné de quatre garçons d’une famille d’artisans ouvriers. Son père s’est suicidé pour échapper aux souffrances de la maladie. Très jeune donc, il doit s’occuper de sa mère et de ses trois frères. Elève brillant – il obtient son certificat d’études à dix-onze ans – il gagne sa vie comme employé. Il rompt avec l’Eglise, adhère au parti socialiste d’Allemane puis, plus tard, lorsqu’il arrive à Paris, à celui de Jaurès avant de rejoindre tout naturellement la SFIO lors de la fusion socialiste au congrès d'unification en 1905. Au lendemain de la Grande guerre, il participe activement à des grèves, ce qui nuit définitivement à sa carrière. Il devient ou redevient alors franc-maçon. Signe d’une époque, toute sa vie il écrit des poèmes, des chansons, qu’il met en musique pour quelques-unes. Souvent le message est politique ou social.
Jean Marotin est de ceux qui savent ce que signifie la guerre et son cortège d'horreurs. Ses convictions jauressistes en font un pacifiste qui ne fuit pas ses responsabilités. Il n’a pas combattu pendant la guerre 14-18. Vu son âge, il approche alors de quarante ans, il est affecté à des tâches administratives. Deux de ses frères, en revanche, sont morts à la guerre ou des suites de la guerre. En septembre 1939, ses deux fils, Maurice, lieutenant de réserve, né en 1905, et Robert, sergent de son grade, né en 1910, sont mobilisés. L'un de ses soucis majeurs est de revoir son fils aîné qui vient d'être nommé professeur dans une Bretagne bien lointaine. Comme il venait de quitter le lycée du Mans, c'est dans cette ville qu'il doit rejoindre sa garnison et c'est là qu'il souhaite le retrouver avant son départ pour le front. Dans une guerre qui peut être assuré de l'avenir ? Ils ne se verront pourtant pas. Maurice est blessé en Hollande et fait prisonnier en mai 1940. Robert échappe par miracle à la mort : une grenade lui crible le visage, un épais foulard lui protège le cou, mais il souffrira toute sa vie de surdité. Les fils Marotin s’en sortent plutôt bien. Le cadet dépassera même allègrement ses quatre-vingt-quinze ans.
« [1er septembre 1939] A table, midi 20 ou 30 TSF. Revue de presse. Deux phrases du speaker annoncent la catastrophe :« à l'heure où l'alternative était encore possible" et "quelques heures après l'Allemagne attaquait la Pologne". - Un quart d'heure d'angoisse mais, déjà de certitude. Midi 45 : informations. Ca y est, la mobilisation générale est décrétée. L'atroce réalité nous bouleverse. Robert partira demain. Ce soir, courte promenade à nous deux avant d'aller au lit. Pour ne pas dormir. Dès hier soir cinq femmes venant de Strasbourg avec q.q. bagages et leurs masques à gaz sont arrivées ici pour se réfugier chez des parents à Eglise-Neuve. L'une d'elles a 80 ans. Elle aura vu 3 guerres. Française, puis allemande en 71 et de nouveau française en 1918. 2 fils tués dans l'armée allemande 1914-18. Des petits-fils et gendres actuellement dans l'armée française.
Samedi 2.9.1939 : J'ai accompagné au train de 8h30 mon pauvre Robert, déjà en uniforme. C'est le sergent Robert Marotin qui rejoint Périgueux. J'ai peine à maîtriser mon intense émotion et je ne pense pas être parvenu à la lui cacher. De son côté, il fait bien ce qu'il peut, mais je sais bien tout ce que dissimule son apparente résignation. Quand nous reverrons-nous? Nous reverrons-nous? Dans quelles conditions ? Lui parti, j'écris en hâte à Maurice. Je lui dis le départ de notre cher Robert, mon intention de monter aussi tôt que possible à V[illeneuve] le Roi et mon désir partagé par Robert, d'aller au plus tôt à Lorient près de Josette. Assez tôt pour voir, en m'arrêtant au Mans, embrasser mon grand comme disait sa mère. A 10h je porte ma lettre au train. Nouveaux départs. Des femmes pleurent, certaines bruyamment. Plus tard, c'est un vieux paysan qui voit partir son fils, lui aussi et qui sanglote. Désormais, après chaque départ de train emmenant des Mussidanais, des pères, des mères, des femmes, des enfants défileront sur l'avenue, accablés, en larmes, le mouchoir sur les yeux ou sur la bouche. C'est le retour du cimetière après l'enterrement. Entre 11h et midi rangement de la chambre de Robert avec l'atroce impression de ranger les affaires d'un mort. L'après-midi, face à l'hôtel de la gare, on creuse une longue tranchée que l'on masque de toile et de feuillage, sans doute pour en justifier l'appellation : des fusillées. W.C. militaire de campagne. Je dépose à la mairie pour légalisation, la procuration que Robert m'a signée en vue d'éventuels retraits de la Caisse d'Epargne. Des trains chargés de mobilisés commencent à passer dans les deux sens : Bordeaux et Périgueux. Tous s'arrêtent ici pour en prendre et en déposer qui vont à Bergerac. Il y a aussi des requis pour la procédure de cette ville. Un certain nombre vient demander à boire et à manger.
Dimanche 3 : Le bruit court d'un tamponnement en gare des Aubrais. Il y aurait 60 morts. Ce chiffre sera ramené à 30 dans la journée. Un mobilisé aurait (été) ramassé à l'état de cadavre. Sa femme et ses 4 enfants, partis avec lui pour se réfugier quelque part. TSF et journaux restent muets à cet égard. 12h40 : La radio annonce la déclaration de guerre de l'Angleterre à 11h, celle de la France pour 17h. Les trains des mobilisés et de requis continuent de s'arrêter et de repartir un peu plus chargés. Les lignes de Ribérac et de Bergerac fonctionnent à nouveau, supprimées quelques mois, concurremment avec les autocars qui les avaient remplacées. Mais les trains sont très espacés, les mobilisés et requis devant attendre ici de longues heures. Ce qui vaut à l'hôtel Janet et à d'autres de nombreux clients. Le temps, très orageux depuis le matin, change brusquement l'après-midi. Il pleut à verse et la température s'abaisse brusquement. Je dois changer de vêtement. J'apprends par la gare qu'il ne m'est pas possible d'espérer rentrer à Villeneuve de sitôt. Les trains marchent avec lenteur (30 km/heure) et transportent avant tout des militaires. Les journaux de Paris ne sont pas arrivés hier, samedi. Aujourd'hui seuls sont parvenus le Petit Parisien et peut-être le Matin. Ni l'Aurore, ni le Populaire. On s'attend à ce que Paris soit bombardé dès cette nuit.
Lundi 4 : Il n'y a pas eu de bombardement cette nuit. Pendant la matinée de très nombreux groupes de mobilisés pour Bergerac ont veillé aux environs de la gare et en ville dans l'attente du train de 13h30. La "salle" de l'hôtel n'a pas désempli. On boit et l'on dîne. Le train parti avec son chargement, l'hôtel et la ville retrouvent leur calme habituel. Et l'on se demande si "tout cela" est bien vrai. Trois ou 4 grosses averses de pluie ce matin, séparées par des éclaircies. Parmi les « dîneurs », plusieurs viennent de Paris et de la Région parisienne. Ils sont partis depuis avant-hier soir. ll se confirme que je suis bloqué ici pour un certain temps. M. Janet a reçu ce matin sa réquisition pour la gare. Il prendra son service demain matin. D'autre part, le commerce se désorganise de plus en plus. On ne livre plus ni pain, ni lait, ni glace. J'ai dû ce matin aller chercher deux fois du pain. Demain j'irai chercher le pain et le lait et j'aiderai comme je pourrai Mme Janet. Je crois bien qu'il me faut renoncer à embrasser mon grand Maurice au Mans. Il partira sans que je l'aie revu. Que ferai-je? Je n'en sais plus rien. Si je devais rester ici, j'aurais certainement de quoi m'occuper. J'attends la réponse à ma lettre de samedi. Que dira-t-elle? J'attends aussi des nouvelles de Robert. Il est parti depuis deux jours seulement. Il me semble que c'est depuis une semaine. Je vais aller à la mairie retirer sa procuration. »
Jean Baptiste Erasme Marotin
Je remercie Klaus Werner, le mari de Dominique Marotin, petite-fille de Jean, de m’avoir communiqué ce texte et autorisé à le publier. RL