L’article de J. M. Helvig (voir son blog) est intéressant. Il n’en passe pas moins à côté de l’essentiel pour les peuples qui ont à donner leur avis sur l'avenir de l'Europe.
Car au fond, ce qu’il affirme, c’est que les peuples, par eux-mêmes, ne sont pas aptes à reconnaître les avantages d’un traité institutionnel transnational. Leurs élus le sont un peu plus : « On peut avancer, écrit-il, l'idée que plus on est confronté à la gouvernance d'un pays, plus on est conscient que l'addition des avantages retirés de l'Europe est supérieure à la somme de ses inconvénients. »
Pour parler « français », c’est ce que pensent traditionnellement les héritiers de 89, tous ceux qui, au long du XIXe siècle, ne voulaient pas du suffrage universel pour cause de peuple ignorant, ou regrettaient que ce sacré suffrage universel se fût imposé (par exemple Ernest Renan, devenu pourtant sur la fin de sa vie une icône de la IIIe République). Les héritiers de 92, de ceux qui furent poussés par la force des événements à la République, choisirent le suffrage universel, y compris le référendum, avec toutes les perversions possibles que ce choix politique fondamental pouvait comporter : le référendum peut en effet se transformer en plébiscite tout comme le suffrage universel peut devenir le supplétif des coups d’Etat.
C’est sans doute pourquoi le référendum est généralement si strictement encadré : on y a recours pour ce qui est fondamental, ce qui touche au cœur de la souveraineté nationale. Faut-il renoncer à ce cœur de la démocratie ?
On objectera peut-être que les lois constitutionnelles de 1875 furent adoptées par l’Assemblée nationale. Certes : mais ce fut dans le cadre d’un affrontement parlementaire où il s’agissait de s’opposer dans toute la mesure du possible à une restauration de la monarchie, et le vote fut obtenu, presque par miracle, à une voix de majorité. La IIIe République n’eut jamais de véritable constitution : elle s’échafauda progressivement. Gambetta, que vous citez, fut un pragmatique. Il le fut tellement que son « opportunisme » le discrédita assez vite.
Avec un référendum, il s’agit en principe de dégager non pas l’intérêt général, mais une approbation à ce qui est proposé comme l’intérêt général, ce qui est différent. On en a apprécié la difficulté en France en 1945. La réponse étant oui ou non, c’est-à-dire d’une simplicité extrême, il faut que les enjeux apparaissent clairement. Sinon le vieil adage, la vieille sagesse, « dans le doute abstiens-toi » se traduit le plus souvent par un non de prudence, sinon un non de combat, qui est le non au plébiscite.
Et les « nonistes », selon le terme péjoratif qui tend à empêcher ici encore de réfléchir, ne sont ni plus ni moins divers que les « oui-ouistes » (le mot n’est pas meilleur). Seulement, quand on veut trouver une majorité de oui à un projet, il faut savoir parler à ceux qui décident, le(s) peuple(s), et ne pas les traiter en élèves incultes, incapables de comprendre par eux-mêmes. Tout le monde pense à partir de son expérience. L’expérience des peuples, spontanément, n’est pas celle des cercles dirigeants. C’est à ceux-ci de se mettre au diapason. Il est un grand principe politique : un pas en avant des peuples et non pas deux.
Un traité « simplifié », pour reprendre l’euphémisme de notre président, qui se présente sous la forme d’un « objet » de 700 pages a toutes les chances d’être recalé. Surtout si pour le comprendre, il faut connaître les traités antérieurs déjà singulièrement indigestes. On demande d’approuver pour des décennies un « paquet » qui mérite peut-être d’être reconsidéré à échéance électorale normale.
Tant qu’un enjeu majeur se distingue, en mouillant sa chemise, on peut se faire entendre. Maastricht a montré qu’une limite était atteinte. La question de la création de l’euro a pu encore cristalliser un oui petitement majoritaire. Laurent Fabius, pour n’évoquer que lui, a compris cela assez vite et l’a écrit dès 1996, quoi que la vulgate médiatique de 2004-2005 ait prétendu. Les mastodontes de 2005 et 2008 suscitent et susciteront une méfiance inévitable (légitime ou non, c’est à voir, mais inévitable). Les observateurs remarquent que les grands pays, y compris parmi les pays fondateurs de la Communauté européenne, se prononceraient par un non référendaire. Et ces pays sont convaincus pourtant que l’UE est un gage de paix ; ils ne sont pas si nationalistes qu’on le prétend : ils ont une légitime fierté de leur histoire, ce qui est d’un autre ordre. Même (surtout) quand ils reconnaissent leurs responsabilités dans les grands drames de l’histoire.
Le jour où l’on voudra faire approuver par référendum une réforme de type constitutionnel pour l’UE, il conviendra d’avoir un texte qui apparaisse comme un progrès politique. Un pas en avant vers plus de démocratie : l’efficacité sera démocratique ou pas. L’Europe doit avancer, progressivement sans doute, vers l’Europe politique. Avec un exécutif incarnant une entité politique. Avec un Parlement qui ait vraiment une initiative législative, supposant des choix et des débats électoraux clairs : des vrais.
Et il faudra sans doute trouver le moyen pour que la ratification se fasse par un référendum dépassant les frontières, où chaque européen compte pour un. Gageons que même ainsi, il faudra un bon texte, avec des enjeux forts, des réformes claires, pour convaincre des peuples divers qu’on ne veut pas leur « faire des coups par en dessous ».
Une question se pose donc : les forces du libéralisme économique si agissantes dans les cercles et les coulisses de Bruxelles et Strasbourg, veulent-elles d’une avancée politique démocratique ? Veulent-elles que les peuples soient plus forts ?
La « vox populi » veut toujours être la « vox dei » : du coup le « populus » est soit subjugué par une révélation éblouie (méfions-nous des éblouissements) soit exigeant (ce qu’on ne peut lui reprocher).