I
J’avais signé la pétition de solidarité avec Siné, le vieux baroudeur anar, qui ne fait pas dans la dentelle du jour. Avec tous ses défauts, toutes ses insanités (j’allais dire : toute sa merdRe).
On n’en a pas tellement, des vieux comme lui – ou des vieilles comme Brétécher, ses frustré-e-s et sa cellulite. Siné a bientôt 80 ans, ce toujours garnement que sa mère a mis au monde un 31 décembre pour qu’il puisse faire son service militaire un an plus tôt ! – Sûr, je ne suis pas gentil avec Claire en la comparant à Siné, elle qui date seulement de la drôle de guerre…
A côté d’eux, il y en a d’autres qui ont tôt disparu, comme Reiser, un raide du crayon – pas étonnant qu’il soit déjà raide mort. Il y a des survivants glorieux et parfois assagis (l’âge donne parfois la sagesse ! – mmm, enfin !) comme Wolinsky et ses presque 75 balais. « J’en passe, et des meilleurs ! » (Victor Hugo, Hernani).
Mais Siné est toujours le même, c’est un Enragé que menace en permanence la guillotine, et qui vient encore d’échapper à l’échafaud. Car quand on est anar, la peine de mort n’est jamais vraiment abolie. Même Robert Badinter et son épouse Elisabeth (pour lesquels j’éprouve le respect le plus sincère) se sont associés à sa condamnation. Mais quand on a aboli la peine de mort, il devient difficile de tuer un Siné. C’est plutôt Siné qui massacre, si j’en crois l’un de ses titres de gloire.
Siné m’a envoyé un courriel, à moi, oui ! D’autres m’ont dit qu’ils avaient reçu le même. Comment serait-ce possible ? J’ai bien lu l’adresse : il n’ y avait que mon nom, et pas la kyrielle de tous ceux qui ont signé la pétition. C’est bien la preuve qu’il m’a distingué, ce caricaturiste peu distingué. Les gens sont vraiment envieux !
Il m’a remercié tout spécialement de l’avoir soutenu et il m’a dit qu’il n’était pas mort. J’étais bien content. Ouf ! S’il était mort, comment aurait-on fait pour le ré-inventer ? Non, il est toujours là et bien là. Il m’a annoncé son nouveau journal : Siné Hebdo. C’était pour mercredi dernier.
Mercredi, c’était ma rentrée à l’université. C’est terrible : il n’y a plus de privilège pour les universitaires. Il y a quarante ans, au temps de mes vertes études, on rentrait début novembre. En 1968, année joyeuse s’il en fut, ce fut même en décembre, je ne me souviens plus bien pourquoi. Aujourd’hui, l’université est en plein déclin. On rentre une petite semaine après les primaires. Il paraît que ce sont les étudiants qui le demandent. A vrai dire, je n’ai jamais entendu d’étudiant demander qu’on avance la rentrée comme ça. Sauf chez un petit nombre d’élus dans les conseils de nos facs et universités. Mais ils disent qu’ils parlent au nom des étudiants…
Eh ! bien, à cause de quelques cours le matin suivis d’un certain nombre de rendez-vous et de réunions dans l’après-midi, je me suis rendu à la Maison de la presse assez tard. J’ai demandé le canard de Siné. « Ah ! le nouveau Charlie ? On n’en a pas reçu beaucoup, y’en a plus. Je vais faire une nouvelle commande, mais je ne garantis rien. C’était un premier numéro, vous savez. » Je rentre chez moi, je passe par le bureau de tabac de proximité, comme on dit aujourd’hui, et je demande si par hasard… « Ch’sais pas. La patronne est partie faire une course. Faudrait repasser tout à l’heure. » Je cherche un peu, histoire de laisser le temps à la patronne, et je rentre chez moi, sans Siné.
Le lendemain toujours rien, rebelote. Vendredi, je vais à la gare. Je ne pensais plus à Siné, quand soudain, au kiosque, je vois une mine hilare : mon Siné qui se fout de ma …poire. J’achète, comme promis : « Vous savez, je crois qu’ils ont dû faire une réédition. Il paraît que tout le monde en voulait. » Changement de train. Nouveau kiosque : je l’aperçois là aussi. La dame du kiosque, pas bête, l’a mis derrière Charlie Hebdo qui proclame : « Dieu n’existe pas ! » Benoît fait la tronche tandis que Siné est hilare. Charlie est sur fond rouge, Siné sur fond vert. Siné est bien dans l’air du temps, n’est-ce pas ?
Je n’ai rien contre Charlie hebdo (encore que…). La preuve, c’est que je vous conseille le dessin de la page 11 : « Benoît XVI en France : ‘je viens voir la vierge Marie dans sa grotte’ ». Tout homme normalement constitué devient im-mé-dia-te-ment pèlerin ! D’accord, c’est un peu lourd-es-ingue, mais c’est efficace. Merci, Saint Père. En voilà un universitaire émérite, et qui sait parler aux ouailles.
Mais quand même. Charlie hebdo, c’est une affaire qui roule. Il y a l’actualité – le pape, encore le pape, presque partout Benoît : ça a été préparé depuis longtemps, le dossier papal.
II
Siné hebdo, c’est l’art de s’inscrire dans l’urgence. Benoît XVI ? En page 3, dans un large quart droit supérieur, l’un des plus coûteux pour ceux qui veulent se payer une publicité. C’est pas mal, mais c’est tout. Croyez-vous tout de même que la grande affaire de la semaine soit le voyage pontifical ? Non, il y a autre chose tout de même. Il y a Rachida Dati (trois dessins et une bande des-siné-e, rien que çà !). Mais surtout l’homme de la semaine, c’est Siné ! Il ne faudrait pas l’oublier !! Siné et ses amis !!! J’y ai retrouvé quelques connaissances. C’est curieux qu’il ne m’ait pas contacté pour y participer, à son canard, car il avait mon adresse électronique, pas vrai ? Il a dû choisir ses amis les plus proches, sa garde rapprochée, pour user du style politique contemporain.
Il y a Filoche, le Gégé inspecteur du travail qui fait trembler les patrons. Il ne nous a pas encore parlé dans ce premier numéro de Philippe le Bel, mais il nous annonce noir sur blanc qu’il nous parlera des patrons. Je suis sûr que ce croquant sera croquignolesque. Il y a aussi Michel Onfray, le promoteur des anti-universités philosophiques. J’aime bien sa volonté (sinon son art) de débusquer les philosophes
Je passe sur bien d’autres, et sur bien des caricaturistes au talent dingue.
J’en viens à Lui, à notre Siné qui nous fait un ciné pas possible. La couverture, c’est lui, je vous l’ai déjà dit. Il affiche un sourire découvrant quatre incisives blanches comme un lait de bébé, encadrées de deux canines bien pointues. Il n’a donc rien perdu de son mordant. Trois poils sur le caillou (j’exagère à peine), bigleux, les lunettes sur le nez, mais toujours prêt à faire son cabot cabottant. Le majeur pointé, raide en l’air, alors qu’il dit à son lecteur : « encore moi ! » Et il est heureux parce que les autres, tous les autres, ils les enc… Le doigt levé, il est divin. On se croirait à la Chapelle Sixtine : son doigt iconoclaste ne crée point l’univers mais il a assez de puissance pour briser comme verre la moitié de son titre. La bonne moitié. Siné-Dieu ne peut brise pas son nom aussi indestructible que celui du Père. Il détruit simplement le temps sous les espèces de la semaine – c’est sa manière à lui de nous offrir l’éternité. D’ailleurs à son âge, c’est lui le Père éternel. Et pour faire bonne mesure, il cite son Evangile selon saint Alfred (Jarry) : « L’indiscipline aveugle et de tous les instants fait la force principale des hommes libres ». Lisez Jules Vallès et L’Insurgé et vous retrouverez le même esprit libertaire. On a des lettres ou on n’en a pas.
La page 2 nous livre Siné tel qu’en lui-même : napoléonien, la main sur l’estomac, mais le bicorne métamorphosé en bateau de papier ; impossible à faire tomber de son cocotier (seul son masque – l’un de ses masques ? – succombe aux assauts d’un couple qui voudrait bien le faire descendre à leurs côtés). Mais Siné l’anar reste une sorte d’Arsène Lupin qui n’a pas envie de se mêler à tout le monde (encore une fois pourquoi ne m’a-t-il pas demandé un article, une blague ??? Il aurait dû se méfier, je suis en train de le démolir sans en avoir l’air).
Son liminaire manuscrit – non ! sa profession de foi, tant pis pour sa g… - est un manifeste. Le manifeste de ce qu’est un journal satirique. Il s’agit de tout prendre à contre-pied. « La modestie et moi, ça a toujours fait deux. » Il est le seul « avec une bande de trublions bien décidés à ruer dans les brancards du pouvoir » à vouloir « faire tomber les masques des faux derches ».
Il est moderne : le directeur de publication est une directrice : sa propre femme. Triple avantage, selon moi : il tient la baraque sans trop se fatiguer ; en cas de procès, c’est elle qui s’y colle ; et s’il vient à mourir – il faut penser à tout – elle est bien placée pour la succession.
La démocratie, évidemment, il s’en fout : « la démocratie n’aura pas droit de cité dans ce journal. » Il proclame la nécessité de sa bienveillante autocratie et en appelle aux moutons noirs (il ne m’a pas vu, c’est clair) avant de me remercier (avec quelques autres – la foule, c’est tout !) de m’être défoncé « pour sauver sa peau » : eh ! oui, j’étais là, pauv’ con. Il est temps de t’en apercevoir !
Un certain Martin (un âne ?) écrit un édito incongru « crève Siné ! ». Vous savez vite pourquoi. Le « Vieux » (c’est comme çà qu’on appelait Blanqui vers le temps de la Commune) a encore toutes ses illusions et il fait bosser, toujours bosser. « Il va encore nous emmerder longtemps le vieux ? » Comme je le comprends… Avec lui pas de retraite, ce serait catho.
Il devrait être encore là demain, en tout cas, pour le numéro 2.
Bonne rentrée à tous !