Cher Edwy Plenel, dans L’Heure du Peuple, ce «parti pris» en cinq actes, vous montrez, avec votre habituelle maîtrise du verbe, votre sens de la dramaturgie politique.Trois protagonistes dans ce drame : Sarkozy, le PS et le Peuple. En termes mélodramatiques : le scélérat, le niais, le héros. Le héros l’emportera-t-il sur le scélérat avec l’aide du déniaisé?
Au XXIe siècle, on sait faire tomber le rideau avant qu’un dénouement soit acquis. Le spectateur peut rêver, s’indigner, s’inquiéter, en tout cas réfléchir. Mais en sommes-nous au temps du spectacle?
Le problème, c’est que vos protagonistes ne sont pas de même nature. L’Hyperprésident autocrate, qui doit au demeurant affronter certains de ses amis, peut-il être mis sur le même plan qu’un parti, traversé de courants parfois à couteaux tirés (il y a peu) mais légitimes et représentatifs de la diversité intellectuelle et politique de la gauche ? Le peuple est-il, sinon un personnage, du moins une entité manifestant dans la permanence une cohérence structurelle ? En tout cas, vous le voyez comme un « grand corps sans tête » mais un corps vivant « confusément animé par l’espoir d’une opposition déterminée ». – Autrement dit « le peuple » a besoin d’une tête pensante, peut-être même d’une avant-garde éclairée. Est-ce de cette manière que se conçoit la vie politique de nos jours ?
A chaque protagoniste vous associez un temps qui lui est propre. L’Hyperprésident impose son agenda ; le PS serait dans l’attente (vous ne voulez pas dire l’attentisme), bref dans un temps suspendu ; lePeuple est dans le temps de la vie, de la vie concrète, de la vie vécue, vous dites à la fin dans le temps de la « démocratie qui n’attend pas ».
Jolie construction. Il est vrai qu’en politique celui qui détient les rênes du pouvoir a un avantage : c’est lui qui, en dernier ressort, a l’initiative. Dans un régime parlementaire, les députés, y compris d’opposition, peuvent la prendre. On a vu ce qu’il en est même après la réforme constitutionnelle de 2008. Il en résulte que faute de contrepoids parlementaire, les mouvements sociaux sont devenus les seuls grains de sable dans l’agenda présidentiel. Les députés d’opposition peuvent simplement user de leur droitd’expression pour défendre des idées, des propositions. Ils peuvent user demoyens de procédure pour retarder les prises de décision – même les moyens réglementaires sont contournés par la majorité actuelle.
Dans votre « parti pris », pour avoir une dramaturgie en phase avec la réalité sociale, vous aviez besoin comme deuxième protagoniste moins du PS que de l’Opposition. C’était sans doute plus compliqué et allait peut-être moins dans le sens de vos fibres profondes. L’opposition joue son rôle dans un temps qui ne dépend pas d’elle. A quoi s’ajoute une réalité politique spécifique de ces toutes dernières années : le PS est en train de se reconstruire tandis que les écologistes de tous bords tentent une construction nouvelle. Il est curieux que vous n’évoquiez pas cet aspect de la vie politique française actuelle. – A moins que vous ne considériez que la mouvance écologiste n’ait guère de substance cérébrale. – En tout cas, il existe une dimension du temps politique national que vous avez omise.
Pour ce qui est du PS, il a décidé d’un rythme propre pour sa rénovation. En décembre, il arrivera à une étape importante : la conception globale de sa politique sera dessinée après sa quatrième convention.Il restera à élaborer un programme complet et cohérent : c’est en cela que l’antisarkozysme ne peut être la panacée. Pour l’instant, seules les questions soumises à l’urgence politique (par exemple le contreplan de relance, la riposte à la loi Hadopi, les retraites pour ne prendre que ces questions) ont été traitées de façon approfondie en liaison avec les interlocuteurs partenaires. Sur les retraites, le PS a une position politique globale qui peut permettre de rassembler les forces démocratiques qui n’ont nullement j’imagine, chacune de leur côté, la prétention d’incarner la vérité universelle. Ce texte peut sans doute être amélioré, mais il engage le PS et il sera sa référence dans d’ultérieures négociations en cas de victoire en 2012.
Comme les Françaises et les Français le comprennent en général,le temps du PS n’est pas celui de l’attentisme, mais celui d’une reconquête progressive de son influence. Viendra en particulier le temps des primaires et du débat sur le programme des candidats en présence, que Médiapart a considéré il y a un an comme un aspect important de la rénovation socialiste, qui peut ouvrir sur un renouvellement sensible du PS. L’idéal serait qu’il implique des candidats extérieurs au PS, ce qui permettrait d’aboutir à un programme de candidature débordant la vision socialiste de la situation politique, sociale, économique, écologique. Les effets des institutions de la 5e République sur la vie politique semblent dissuader nos partenaires de gauche d’une telle expérience. Ce sera en tout cas un moment de large et libre discussion ; il faut l’espérer : tout est à inventer.
Comme vous pouvez le constater, le PS a son tempo (les écologistes aussi) ; devant le présent mouvement social, il fait confiance aux centrales syndicales qui ont su rassembler largement, par delà les différences d’approche. Ce sont elles qui ont le dossier en charge et elles ont le souci, pour la plupart, de maintenir cette cohésion inédite. La radicalisation ne se décrète pas, elle s’éprouve tout au plus dans des décisions voulues majoritairement par les salariés. 1968 n’est pas si loin : les chambres introuvables à droite peuvent être la conséquence des mouvements les plus féconds quand le pouvoir peut manœuvrer et jouer de la provocation. Le mouvement actuel qui s’est cristallisé autour de la réforme des retraites peut continuer en s’attachant à toutes les revendications que la politique sarkozyste a éveillées depuis 2007 : on ne se livre pas impunément à une contrerévolution politique et sociale.
Vous n’admettez pas, Edwy Plenel, que l’on soit tombé dans le piège des retraites alors qu’il était possible de poser en préalable la solution de la question de l’emploi. Etes-vous allé dans les réunions de ces derniers mois ? Non seulement la question des jeunes mais celle des seniors a été posée en permanence. Que n’a-t-on répété, parfois de façon maladroite, sur ces seniors que l’on veut maintenir en activité alors que des jeunes aspirent à trouver du travail ? Combien il a été souligné aussi que la grande majorité des seniors sont placés tôt en dehors des entreprises ?
Vous avez raison de dire qu’il y a de nos jours encore une guerre des classes que la classe des possédants veut gagner durablement. Mais vous n’allez pas jusqu’au bout : dans quel état Sarkozy va-t-il laisser notre pays, avec sa dette, ses déficits ? Tout un chacun sait que des choix politiques seront indispensables dans le contexte d’une lutte féroce que mènera la droite. Assurément, vous vous trompez en pensant que le PS n’en a pas pris conscience. Oh oui ! il est toujours des socialistes, responsables ou élus, qui sont prêts à continuer comme avant. Martine Aubry, comme Première secrétaire, est obligée en permanence de déployer des trésors de diplomatie négociée pour parvenir à créer unité et harmonie. En moins de deux ans, elle a montré ses capacités à remettre de l’ordre dans la vieille maison socialiste. Cette recherche de la bonne mesure au sein du PS est en même temps la recherche de la bonne mesure attendue majoritairement dans le pays.
C’est ainsi qu'avec son équipe, elle pense se faire entendre du Peuple non pas mythifié, mais du peuple tel qu’il est avec ses conflits, ses contradictions, qui le rendent si vulnérable. La fermeté de Martine Aubry qui naît de sa patience est un gage pour le proche avenir. Elle aussi a son tempo. Elle ne se laisse pas entraîner sur le temps médiatique. C’est un mérite.