«D’Obama, je ne ferai pas un mythe. Un mythe a besoin de temps pour apparaître : par nature, il s’inscrit dans la durée, il marque le début d’une ère nouvelle. Je ne suis pas persuadé qu’il s’agisse d’une ère nouvelle.»
J’ai reçu quelques messages. « Mais pourquoi, René, ne vous lit-on plus ? » Claude Lelièvre, à qui j’avais présenté mes vœux de bonne année et que j’avais tenu à encourager dans sa grande entreprise de « billetterie » sur les questions de l’éducation, me répond en se plaignant de ne pas me lire depuis « plusieurs mois ». A certains de mes amis de Médiapart, le temps a donc semblé long. En fait, mon dernier billet ne date que du 24 novembre. Deux mois donc, deux mois et un jour. Je vais reprendre mon blog, à un rythme compatible avec mon métier d’universitaire (je ne suis pas à la retraite comme l’« émérite » Claude Lelièvre, un veinard). J’expliquerai dans mon prochain billet les raisons de mon silence momentané – et relatif, puisque j’ai donné quelques commentaires.
I
Actualité oblige – même si j’ai quelques jours de retard : je vais vous dire mon sentiment sur Obama. Je n’en ai jamais parlé sur mon blog. Très peu dans mes commentaires. Je connais mal les Etats-Unis. Je n’y ai jamais mis les pieds – ce qui devrait arriver dans un avenir pas très lointain. Ma formation historique sur ce pays s’est arrêtée à la date de 1914 ; il a coulé de l’eau, depuis, sous le pont de Brooklyn. J’ai lu Faulkner et Hemingway, un peu de Miller, d’Updike, d’Auster, de Momaday (en voilà un qui mériterait le Prix Nobel !), mais Mark Twain, Jack London, ou Walt Whitmann me sont plus familiers : cela remonte déjà loin dans le temps. Et je n’ai pas, comme mon père, le goût du polar : si j’ai conservé ses livres, je ne connais Chester Himes ou William Irish que par des adaptations cinématographiques… Tout ce que je sais des Etats-Unis me vient des journaux ou revues – il y a à boire et à manger.
Les Etats-Unis ont bien sûr été présents dans ma pensée tout au long de ma vie : tout jeune, je rêvais des longues berlines Ford qui rivalisaient avec Rolls Royce, mais auxquelles je préférais malgré tout les Mercédès (ce beau prénom féminin). C’était l’an 2000 avant l’an 2000, un pays irréel. Chez moi, on avait un bon souvenir des Américains de la Libération mais aussi un sévère préjugé contre le chewing gum qu’ils auraient pu garder chez eux. Ce n’est pas poli de mastiquer quand on vous parle…
Ma jeunesse a été marquée par les luttes des Noirs et les violences qu’ils ont subies. Little Rock, c’est un nom qui a un sens pour moi. On s’indignait dans ma famille qu’un Noir ne puisse monter dans les mêmes bus que les Blancs, que tous les enfants ne puissent aller à la même école. Il y avait dans mon collège un jeune africain boursier de la République : il était gentil, travailleur et ne faisait de mal à personne, non ? Ah ! ces Américains ! Heureusement, Eisenhower ne se laissait pas faire !
Un peu plus tard, Kennedy a été élu. On s’enthousiasmait dans les journaux. Moi pas trop : le jeune président avait tout de même quarante balais – presque trois fois mon âge, c’était un vieux. Quand je suis vraiment arrivé à l’âge politique – j’avais seize ans, il était déjà mort, la guerre du Vietnam commençait, un nouveau mot entrait en politique : l’escalade. Martin Luther King, Robert Kennedy furent à leur tour assassinés, on poursuivait Angela Davis, une communiste, fi ! qui osait être hostile à la guerre. L’Amérique s’enfonçait dans le désastre. Nixon la plongea dans le déshonneur, Gérald Ford fut l’homme qui ne savait pas mâcher son chewing gum et marcher en même temps. Carter, un « marchand de cacahuètes » qui n’en méritait pas tant, fut ridiculisé par l’Iran. Les Français ne comprirent pas comment on pouvait regretter Reagan, ce comédien des séries B. Et l’on est ainsi arrivé à ces vingt dernières années, celle des Bush senior et junior encadrant Bill Clinton, le Président au charme ravageur.
II
Avec l’élection de Barack Obama, le monde a eu l’impression d’une rupture profonde. L’Amérique l’a voulue, cette rupture.
Elle n’a pas voulu que s’installe une alternance Bush/Clinton/Bush/Clinton qui aurait pu s’étaler sur 28 années ! Entre élire une femme ou un « Noir » – elle a choisi le « Noir ». Elire la femme eût été une réelle mais fausse nouveauté : c’était une Clinton. Du coup, est reportée à une date ultérieure la promotion politique de la femme aux fonctions suprêmes. Les Etats-Unis n’ont donc pas voulu qu’une femme siège au Capitole, pas même comme vice-présidente. Le troisième personnage de l’Etat est toutefois une femme : c’est le speaker de la Chambre des Représentants. Est-ce que la Palin a vraiment aidé à tracer la voie d’une femme vers le Capitole ? Nous verrons…
Le « Noir » choisi puis élu est en fait un métis dont la mère et la grand’mère sont « blanches ». Dans l’imaginaire américain traditionnel, on est vite noir : d’ailleurs, sait-on faire là-bas la différence entre un « p’tit noir bien serré » et un « café crème » ? Cette vision semble évoluer. Les états-uniens, surtout les plus jeunes générations, semblent avoir intégré le phénomène du métissage qui s’est généralisé dans le continent américain : l’élection d’Obama en a été facilitée.
Mais il faut aller beaucoup plus loin. Obama – qui, à la différence de son père, a épousé une « Noire » – est avant tout le produit raffiné de la culture et de la civilisation états-unienne. Le père a fini ses études à Harvard. Le fils n’a connu que tardivement la communauté noire, il est allé faire ses études à Los Angeles puis à l’Université de Columbia avant d’achever son parcours, lui aussi, à Harvard. Déjà analyste financier, il devient un juriste de haut vol.
C’est au surplus un homme d’une grande intelligence et d’une finesse politique exceptionnelle. Son discours du 18 mars 2008 à Philadelphie le montre.
Ce discours est assurément un document historique. Il lui a ouvert la voie du Capitole. Ce n’est toutefois pas un texte que l’on peut mettre sur le même plan que la Déclaration des Droits de l’homme. Il n’a pas sa valeur universelle. C’est un texte de haute politique qui, en un moment historique donné, définit une stratégie électorale et politique pour débloquer les Etats-Unis. Il s’agit d’achever la construction de l’Union commencée il y a deux siècles. Les Pères fondateurs, pour assurer l’unité des Indépendantistes, avaient dû faire un compromis sur le maintien provisoire de l’esclavage. Lincoln a voulu en finir avec l’esclavage mais il a encore fallu un siècle pour briser la politique ségrégationniste. Il en reste des séquelles lancinantes à surmonter. Pourtant la question s’est désormais transformée.
La présidence de G.W. Bush a mis en cause gravement le système démocratique américain. La question des discriminations raciales ne peut plus être résolue en dehors des autres questions sociales de plus en plus insupportables qui touchent l’ensemble des citoyens et provoquent de nouvelles discriminations à traiter globalement avec les anciennes. Dans la réalité, cela signifie faire passer la question raciale du statut de question qui divise à celui de question qui permet le rassemblement le plus large.
III
N’importe quel candidat démocrate pouvait le dire. Mais une parole « blanche » pouvait difficilement être fédératrice. Une parole « noire », cultivée voire savante, ancrée dans l’expérience caritative, en revanche, devenait « audible », pour reprendre le mot cher aux journalistes de notre temps, – et convaincante.
On oublie trop, me semble-t-il, ce qui est au cœur de l’identité politico-sociale d’Obama : une identité religieuse, découverte avec difficulté, mais découverte dans l’action sociale et religieuse, religieuse parce que sociale et sociale parce que religieuse. Il a été, si je puis me permettre l’expression, un « éducateur de rue » évangélique, « Noir » mais avec tous les atouts intellectuels de l’Américain « blanc ». Quelle différence avec G.W. Bush et son christianisme de type fondamentaliste pour la morale, et ouvert aux sirènes du créationnisme ! L’Amérique avait besoin de ressourcer sa « religion civique » à des formes populaires du christianisme. Pas n’importe lesquelles. Non pas celles du pasteur Wright, enfermées dans les rancœurs politico-sociales, fort compréhensibles, de sa jeunesse, mais celles qui ouvrent sur le fonds commun de solidarité de toutes les religions. Que demande Dieu ? écrit Obama : « Loger les sans abris, assister les nécessiteux, ouvrir des crèches, attribuer des bourses d’études, rendre visite aux prisonniers et apporter du réconfort aux séropositifs et aux malades du SIDA. » Il écrit ailleurs : « Ce que l’on attend de nous n’est ni plus ni moins que ce que toutes les grandes religions du monde exigent : que nous nous comportions envers les autres comme nous aimerions qu’ils se comportent envers nous. »
En France, nous pourrions parler de christianisme social, négligé par tant de politiques à gauche. Le Parti communiste avait essayé, avec persévérance, de tendre la main aux croyants, avec des succès limités mais réels. Le Parti socialiste, qui comporte pourtant un courant chrétien de gauche laïque auquel j’aurais tendance à rattacher Martine Aubry comme Jacques Delors, n’a jamais vraiment su intégrer ces forces sociales si vivantes influencées par la doctrine sociale de l’Eglise ou les engagements sociaux commandés par les convictions religieuses en France. Il y a là une piste à explorer avec plus d’esprit de suite. C’est une grande question politique et surtout sociale. C’est un athée qui se permet de vous le dire, car pour lui, l’athéisme est le dépassement, par delà les dogmes, de toutes les religions, ce qui ne signifie pas leur négation mais la reconnaissance de tout ce qu’elles ont pu apporter de bien. Sans oublier les malheurs auxquels elles ont parfois conduit l’humanité.
Pour en revenir à Obama, son succès s’est construit sur une stratégie de large rassemblement autour d’un candidat intelligent, à l’esprit ouvert, qui n’a pas fait toute sa carrière dans la politique, qui a eu un engagement social (et, pour ce qui le concerne, religieux) parmi les petits, les sans grade, les souffrants ou les méprisés de ce monde. Et qui jamais ne s’est pris pour un inspiré du Seigneur. Dans les conditions de son pays, marqué par une dépolitisation en profondeur ancienne, dans une période où le pays devait absolument reprendre ses affaires en main, il a créé une nouvelle forme de militantisme qui correspondait à la demande de tous ceux qui voulaient en finir avec les huit années terribles. Dans la bataille électorale finale, l’organisation militante d’Hillary Clinton, dont tout le monde a reconnu l’ampleur elle aussi exceptionnelle, s’est ajoutée à la sienne, balayant les poncifs des journalistes ordinaires : on ne peut pas gagner ensemble quand on s’est affronté avec tant de conviction.
D’Obama, je ne ferai pas un mythe. Un mythe a besoin de temps pour apparaître : par nature, il s’inscrit dans la durée, il marque le début d’une ère nouvelle. Je ne suis pas persuadé qu’il s’agisse d’une ère nouvelle. Il peut s’agir de l’achèvement plein et entier de la période inaugurée par Lincoln. Obama en sera le symbole porté au pouvoir par une majorité d’états-uniens. En tout cas, sa présidence marque un retour à des formes démocratiques mises de côté. Cela ne l’empêchera pas d’être un président des Etats-Unis soucieux de sauvegarder la prééminence de son pays dans un moment de l’histoire où elle n’est plus assurée.