La question de la place du libéralisme dans la pensée politique, et par conséquent dans ses rapports avec le socialisme, est fondamentale. D’abord parce qu’elle est au fondement du socialisme le plus élaboré dès la XIXe siècle. La pensée de Marx, pour ne prendre que cette référence majeure, s’est constituée progressivement à partir du constat que la pensée libérale sur le plan politique comme sur le plan économique aboutit à des impasses. Le libéralisme politique, en Angleterre par exemple, est plus un obstacle qu’une aide à l’émancipation sociale, et le libéralisme économique a approfondi et généralisé la misère des peuples au moment même où il est possible de développer la production et d’en faire profiter beaucoup plus de monde.
Le Capital a voulu, et pour l’essentiel réussi, à démonter les mécanismes de la création de la valeur et il a permis de ruiner les arguments utilisés par les libéraux de l’époque, et parfois encore par ceux d’aujourd’hui. Mais ce que nous savons aujourd’hui, c’est qu’il ne suffit pas d’avoir une théorie de la valeur (même mise à jour pour le capital financier) pour qu’en découle limpidement une politique économique satisfaisant les besoins les plus variés de la population.
En un sens, Marx a bien fondé le socialisme sur le plan théorique, plus que Proudhon qui ne fut pas sot pourtant. Mais il l’a fondé comme Descartes a fondé le rationalisme. La question de la survaleur (la plus-value) est fondatrice comme l’est le Cogito cartésien, mais ce n’est pas parce qu’ils ont été mis au point de façon intellectuellement définitive que l’on doit reprendre tel quel tout ce qui en a découlé à une époque historique précise. Le dieu ou le monde de Descartes n’a plus qu’un intérêt historique, de même que le socialisme et le communisme de Marx ne devraient plus être que des incitations à penser du neuf.
Il n’empêche : la rationalisme de Descartes est philosophiquement discriminant, comme le socialisme de Marx le reste. On peut réévaluer l’apport du libéralisme en permanence, se demander si Marx, Jaurès et bien d’autres l’ont bien apprécié (d’autant plus qu’il est resté philosophiquement et politiquement vivace), il n’en reste pas moins que libéralisme et socialisme ne peuvent se rejoindre.
Le libéralisme met au centre de sa pensée économique les producteurs en tant qu’ils possèdent des moyens de production, qu’ils ont l’initiative et la liberté de produire ce qu’ils veulent au risque de se ruiner (et de ruiner ceux qu’ils emploient ou qui leur ont fait confiance). Le socialisme souhaite que l’économie ait pour but premier d’assurer non « la » prospérité économique (qui se vérifie par l’existence de nombreuses entreprises réalisant du profit récompensant leurs patrons ou leurs actionnaires), mais une prospérité économique qui profite au plus grand nombre et réduise le plus possible les inégalités : les producteurs sont encore au centre, mais ce ne sont plus les mêmes, ce sont, pour aller vite, les salariés.
En termes de parti politique, cela veut dire : le parti politique met-il l’homme, le travailleur au centre de l’action politique, ou l’entreprise ? Etant entendu, bien sûr, que le socialisme a besoin d’entreprises qui produisent, et que les entreprises ne peuvent se permettre de s’aliéner ceux qui travaillent chez elles. Tout le champ d’une politique économique, y compris d’un point de vue prospectif, s’ouvre à partir de là.
Ce ne sont pas des questions abstraites de philosophes ou de politologues : ce sont des questions concrètes qui se posent en termes de propositions pour produire plus, ou mieux, ou autrement, de propositions pour répondre à des urgences, ou pour préparer, voire imaginer (avec quel taux d’incertitude ?) l’avenir. Et l’on n’imagine pas les réformes des retraites en anticipant de 40 ans, de la même façon selon que l’on est salarié et syndicaliste, ou patron et au Medef.
Enfin entre le libéralisme et le socialisme, il y a, il devrait y avoir une différence supplémentaire qui découle de ce qui précède. Le « peuple travailleur » (formule ancienne mais qui peut recouvrir les réalités les plus modernes et les plus larges, si l’on est ouvert d’esprit), a quelque chose à dire et à faire entendre. Il n’est pas dans la position de l’écolier qui doit écouter le maître. Il en a ras la coiffe de ces "maîtres" de l’économie et du pouvoir qui se lamentent de ne pas trouver «une « pédagogie » efficace. Ces prétendus maîtres ont eux aussi à apprendre : et ils n’en sont pas conscients spontanément tout simplement parce que le libéralisme, dans son fondement, c’est laissez faire, laissez aller. Si tout est permis tant que les bénéfices rentrent, et puisqu’ils ont le « pouvoir », pourquoi se mettraient-ils à l’école de ceux qui travaillent pour eux et leur sont subordonnés ?
Ceci dit, lisons tous Montesquieu et Tocqueville, Ricardo, Smith et les autres. Nos ancêtres du socialisme les lisaient. Nous en avons d’autres, lisons-les aussi : ils savent parfois repérer nos faiblesses. Mais lisons-les pour être mieux socialistes ou tout simplement de gauche, non pour les singer. Les Tony Blair ou les Schröder peuvent impressionner, mais il arrive le jour où des explications leur sont demandées. Et ils se retrouvent trop seuls avec le petit monde qu'ils ont préféré à la vraie société.