Laïcité : on s’alarme de voir un principe de neutralité de l’État à l’égard des expressions religieuses, et de tolérance instituée de la diversité, se trouver brandi comme un étendard identitaire et un motif de rejet. Juifs et protestants y trouvaient en 1905 sécurité, considération, égalité de droits par rapport à l’Église catholique dont les prérogatives avaient d’ailleurs toujours été, en France, limitées par une tradition gallicane bien enracinée. Mais on voit les religions mises aujourd’hui toutes ensemble en accusation (1), tantôt à la suite de la médiatisation d’affaires de pédophilie, tantôt sous le prétexte de l’endoctrinement sectaire, et plus généralement au motif de l’hétéronomie par laquelle elles font allégeance, croit-on, à des lois propres, tenues pour attentatoires à la liberté, aliénantes voire abrutissantes, hostiles à la modernité et au progrès. Et nous savons bien que cette méfiance universelle n’est en fait que l’alibi « républicain », affichant une trompeuse « parité » (notion qui a remplacé l’égalité et où le contrôle du corps féminin est particulièrement à l’œuvre, y compris sous des prétextes d’hygiène et d’émancipation)(2), d’une peur de l’islam, à la fois réprimé, expansionniste et agressif et traversé de sanglants conflits internes, mais aussi épouvantail masquant et accélérant les bouleversements économiques et culturels provoqués par l’ultralibéralisme mondialisé.
L’islam est tard venu sous nos latitudes mais non absent d’Europe depuis des siècles : inutile de rappeler, outre ce qu’il y a de Turquie en Europe, les implantations nombreuses consécutives à l’expansion ottomane dans les Balkans et quelques État ou provinces du Caucase, sans compter les traces de l’expansion arabo-musulmane dans l’Espagne médiévale voire la Sicile. Conséquence en outre de l’histoire coloniale récente et des injustices de la décolonisation, il exporte en Europe hier une main d'œuvre proliférante, aujourd'hui bootpeople en masse. Jamais pourtant la France n’a compté autant de Musulmans, après tout, que du temps où l’Algérie, de 1948 à 1962, formait quatre départements français. Mais la déstabilisation actuelle de tout l’Orient méditerranéen, sans compter l’Afrique et une bonne partie de l’Asie, l’engagement militaire français naguère en Libye et en Afghanistan, aujourd’hui au Mali, en Centrafrique ou contre Daesh, la position ambiguë de l’Europe par rapport à l’épine empoisonnée du conflit israélo-palestinien, la subversion jihadiste, le terrorisme et notamment le séisme qu’il a provoqué en France le 7 janvier dernier, autorisent une paranoïa sécuritaire qui aboutit à un contrôle accru et aux interventions multipliées de l’État dans les affaires religieuses. Comme en témoignent les récentes élections départementales, la société française se sent menacée par une religion tenue pour étrangère mais très intime aussi (3), autant que par les effets de retour de sa surveillance et de son rejet sur sa fidélité à ses propres valeurs de tolérance. L’opportunisme électoraliste jette de l’huile sur le feu quand on prétend obliger les cantines scolaires à servir un seul et même repas à tous, oubliant que la consommation du porc est autant religieuse que son interdiction.
Un entretien avec le sociologue et philosophe Raphaël Liogier, directeur de l’Observatoire du religieux à Aix-en-Provence (L’Humanité dimanche du 29 janvier 2015), met en exergue ce « dévoiement », voire ce « renversement » du principe de laïcité dans notre pays. Au lieu de la neutralité de l’État face aux religions, on aboutit à une volonté de « neutralisation » des religions au moyen d’une « instrumentalisation » du principe de laïcité, devenu lui-même un principe coercitif d’ordre : ordre moral, idéologique et social. Les ingrédients de cette mise au pas sont à la fois d’éducation frisant l’endoctrinement laïque dans les écoles (enseignement du « fait religieux » ou de morale laïque) et d’intervention active de l’État et des collectivités locales, y compris financière. Sur ce plan l’article lui-même n’est pas exempt d’ambiguïté, quand par exemple il note que « lorsque des musulmans prient dans des caves fautes de moyens, c’est un échec de la laïcité » : les moyens en effet existent toujours ! mais les autorisations d’édifier des mosquées sont plus rares, et un co-financement public, entorse au credo laïque, pose toujours autant de problèmes qu’il en résout.
Face à cette subversion de principes qui sont tenus pour le pilier de notre république, s’impose un triple questionnement :
– il concerne la remise en cause de l’édifice juridique de la laïcité (une perspective de comparaison avec les diverses déclinaisons de la laïcité dans des pays tiers mériterait d’être vulgarisée) ;
– il pose le problème épistémologique et idéologique de la contradiction entre une conception du religieux comme spiritualité privée, et la socio-anthropologie durkheimienne qui définissait le religieux comme le social même (4) ;
– il sollicite les institutions religieuses et l’articulation de leurs pratiques et de leur discours avec les politiques des États, la méfiance et la méconnaissance du public, les impératifs du dialogue.
(1) Je passe sous silence l’acclimatation silencieuse de dérivés du bouddhisme et l’appréhension des traditions de la Chine comme folklore.
(2) En quoi l’ablation préventive des seins et des ovaires, ou le prélèvement précoce d’ovocytes, sont-ils moins mutilants que l’excision ? En quoi la location d’utérus constitue-t-elle une moindre marchandisation du corps féminin que l’esclavage sexuel et la prostitution ? Les femmes ont-elles toujours à gagner de leur enrôlement « paritaire » sur le marché du travail, ou d’une liberté sexuelle qui a fait exploser la monoparentalité ?
(3) Les djihadistes français ont un parcours de néo-convertis caractéristique de l’exclusion sociale et raciale dans la France contemporaine. En élargissant la perspective à l’ensemble des nations occidentales, joignons d’autre part la figure d’Andreas Lubitz à celle de ce pilote américain qui une semaine après le crash de l’Airbus est sorti des toilettes de son avion en criant à la bombe et à Al Qaeda : non pas pour soupçonner le premier de terrorisme, mais pour rappeler la profondeur de la démoralisation de l’Occident.
(4) L’enseigne même du « fait religieux » est une notion équivoque ; notons pourtant que l’État ose, ces tout derniers temps, au moins une prise en charge positive plus résolue des dimensions culturelles de l’Islam : ainsi une récente exposition du Louvre sur les échanges entre l’Islam marocain et l’Europe, et la nouvelle chaire de François Déroche au Collège de France, consacrée à la paléographie du Coran, offrent des ouvertures salutaires.