Je publie ici une réflexion qui date d'il y a quinze ans, à défaut de pouvoir actualiser l'analyse à chaud. On ne réfléchit pas dans l'urgence ni dans la sidération. Cependant, ce qui parle le plus, ce sont souvent les croisements opérés par les caricaturistes entre des événements disjoints. C'est donc une façon de "décrire" le texte qui suit que de dire ici, en guise de synopsis, les deux images, inverses, que mon cerveau associe de manière immédiate: ce camion blanc fonçant sur la Promenade des Anglais noire de monde une nuit de 14 juillet, carnage dans la Baie des Anges ; cet homme blanc désarmé avançant les mains nues vers des armes frénétiquement pointées sur lui de la police américaine, abattu de quatre balles, en disant que sa vie n'aura rien valu du tout.On a entendu ce matin sur Europe 1 Gilles Keppel dire que monter toujours plus de murs n'avait pas de sens, que le problème était existentiel. Ce matin aussi, quelqu'un de ma famille m'a retenue devant son ordinateur pour me faire entendre le discours du Directeur Général de Danone devant les diplômés d'HEC ce 30 juin. Emmanuel Faber parlait à ce moment-là de son frère décédé schizophrène, ayant partagé mille petits boulots, sur les chantiers au bord des routes, aux champs, ou la vie des clochards. Il lui avait fallu, apprendre, disait-il, à dialoguer avec un fou ayant un pistolet dans les mains. Ne sachant pas, sur le moment, quel était le lieu ni le moment de ce discours, je me demandais, pendant qu'il parlait, s'il ne décrivait pas la vie du chauffeur du camion fou.
Un texte datant du 30 septembre 2001
Paysage chaviré, monde disloqué : de grands mouvements tectoniques sont apparus dans les équilibres géostratégiques depuis la fin de la Guerre froide. Les premiers signes ont été des guerres nouvelles liées à la dissolution des anciens empires, et leur corollaire de massifs déplacements de populations ; la fragmentation qui en résulte, souvent fondée sur le concept d’ethnicité, elle-même volontiers appuyée sur des identités linguistiques et religieuses, menace sous la forme de mouvements autonomistes jusqu’à la cohésion des nations démocratiques les plus anciennes, à un moment où les États s’affaiblissent volontairement pour former entre eux et consolider des « blocs » nouveaux. Nous sortons d’un équilibre fondé sur l’opposition de deux blocs faussement hermétiques, qui à l’affrontement direct, rendu impossible par l’inadéquation et le surdimensionnement de leurs armements, ont dû nécessairement préférer la guerre par semi-délégation (Vietnam, Corée, Afghanistan), la déstabilisation téléguidée par Moscou ou par la C.I.A., ou la démoralisation rampante du combat idéologique. Nous sommes désormais entrés dans un désordre inédit, où la redéfinition d’identités héritées multiplie les foyers de conflits notamment dans tous les lieux de rencontre et de coexistence traditionnelle des cultures (Liban, Israël, Bosnie, Cachemire...), parmi lesquelles les communautés musulmanes constituent le facteur d’instabilité le plus fréquent et le plus virulent, parce que leurs combats s’alimentent les uns les autres et visent au-delà des frontières à la formation d’ensembles nouveaux. La stratégie onusienne et américaine, guerre adoucie par l’humanitaire ou guerre « propre » et chirurgicale, paraît d’ailleurs aboutir uniformément et souvent de manière cyniquement intentionnelle (voir le maintien au pouvoir de Saddam Hussein) non à la résolution des conflits mais à leur stabilisation provisoire par l’isolement et le confinement de chaque belligérant et sa mise sous tutelle dans des ghettos semi-sécurisés (camps de réfugiés, kibboutzim et « territoires autonomes » palestiniens...). Au lieu d’éteindre les foyers on les met sous cloche et les divise, en dotant chacun d’une panoplie de sécurité qui, tout en constituant une source inépuisable de revenus et d’allégeances intéressées pour les producteurs d’armes, multiplie simultanément les risques et les potentiels de guerre. Parallèlement à la parcellisation des États (voir parmi tant d’autres exemples l’ex-Yougoslavie, l’ex-Empire soviétique, ou l’ex-Zaïre mis en coupe réglée), on voit monter en puissance des factions, voire des réseaux du crime, qui se moquent des frontières et à qui il arrive de posséder des armadas supérieures aux armées officielles du pays où elles se trouvent principalement implantées. Sur ce plan Ben Laden avec son armée de l’ombre est tout à fait comparable aux cartels sud-américains de la drogue, à la mafia italienne ou aux terrorismes autonomistes, et leurs trafics se nourrissent mutuellement, eux qui prospèrent d’ailleurs dans les circuits aveugles du capitalisme international qui paraissent faits exprès pour eux et n’en sont pas essentiellement différents. Comme les réseaux mafieux et les réseaux bancaires, Ben Laden peut compter sur des complicités à l’échelle de la planète.
Le défi, face à cette dislocation du monde ancien, c’est, depuis le 11 septembre qui a sonné l’alarme, de susciter au niveau mondial une légitimité politique et morale nouvelle.
Une civilisation mondiale
Outre le démembrement des anciens États, le second phénomène émergeant est en effet l’emballement de la mondialisation, le stade d’évolution accélérée de ce fait acquis et incontestable : la mondialisation est aujourd’hui telle, que la mort programmée d’un obscur chef de guerre dans le pays le plus enclavé et le plus pauvre du monde peut s’accompagner de répercussions immédiates et catastrophiques au cœur de la nation la plus puissante du monde, qui en est simultanément pourtant la plus éloignée au plan géographique! Internet et pandémies, kalachnikov et Coca-cola, stylo-bille et pétrole, dollars et communications par satellites, gratte-ciel et barrages, trafics d’organes et tourisme sexuel en sont des déclinaisons parmi d’autres. On peut certes distinguer les consommateurs des exploités, mais la civilisation matérielle qui compte et que l’on comptabilise est bien une et la même chez les plus riches, qui secrètent leur quart-monde, et chez les plus pauvres, dont certains sont qualifiés d’émergeants, et où l’on voit systématiquement une minorité corrompue tirer de la misère du pays de quoi investir dans les banques de Suisse et d’ailleurs. Ce qui subsiste de civilisations autres achève de dépérir dans l’alcool, l’assistanat ou la culture du spectacle (l’exhibition d’un chef amazonien ou des danses dogon sous la Tour Eiffel assurent un assez bon audimat), ou bien elles sont les premières à souffrir de l’incurie des uns et de la rapacité des autres. Cela dit, les voyageurs expérimentés savent qu’on peut rencontrer n’importe où sur la planète d’improbables îlots d’hommes capables de produire ou de conserver des savoir-être et des savoir-faire différents.
Dans ce contexte, la notion de choc des civilisations, rapportée aux fièvres actuelles du monde musulman, est évidemment tout à fait obsolète. Il y a bien assez de raisons économiques et politiques à ces menaces d’éruption. Non pas seulement parce que le monde arabe, appuyé sur son rôle leader dans l’Oumma et sur la situation stratégique de ses villes saintes, pourrait tirer parti des frustrations et de l’unité du monde musulman dans son ensemble pour monnayer un peu plus cher son or noir pendant qu’il est encore temps (pendant que les stocks ne sont pas épuisés et la relève énergétique pas encore assurée) : les expressions « pétro-dollar » et « narco-dollar » suffiraient à rappeler que si l’étalon américain régit la planète entière, les plus pauvres se défendent par une monnaie de singe. S’il n’y a pas choc des civilisations, c’est en effet parce que dans le monde entier il n’existe qu’une seule unité de mesure reconnue. Ne distinguons donc pas un Occident, un Orient et un Extrême-orient, additionnés de quelques survivances africaines, insulaires, arctiques ou amérindiennes : mais distinguons des cultures, qui se définissent, assez pauvrement à l’aune du vieux discours matérialiste, mais d’autant plus farouchement, non plus par leur infrastructure économique et matérielle mais, en-deçà, par la race ou l’ethnie ou la langue ou les relations matrimoniales, c’est-à-dire par le patrimoine biologique et les parentés, et, au-delà, par leurs superstructures parmi lesquelles se détachent, au milieu de folklores, de manières de table et d’affects volatils, au premier plan, les religions.
Des religions mondiales
Or, ces religions sont elles-mêmes planétaires : qu’il s’agisse des « grandes religions » ou de leurs modernes avatars, les sectes, ou même de rites traditionnels africains, qui ont essaimé à la faveur de la traite des Noirs ou des migrations du Sud vers le Nord. Au grand marché des religions, rares sont les pays qui n’offrent pas de tout. Aussi les religions ne relèvent-elles pas uniformément de la crispation identitaire. Dans tous les lieux où elles rencontrent la concurrence mutuelle, on dirait qu’elles ont adopté les règles du capitalisme libéral et que leur bilan se mesure à la même aune : elles visent à la concentration, au verrouillage des positions acquises, à la fidélisation de leurs clientèles, et simultanément, aux fusions et à l’expansion. Comme tous les marchés, elles sont souvent conquérantes, sur le mode nouveau de la surenchère, et pour leur publicité elles utilisent aussi l’arme des télécommunications et du spectacle. Cependant, face aux dures lois du marché elles présentent des inégalités structurelles.
L’islam, en lui-même si peu adapté à la société marchande, possède une puissance d’expansion démographique multipliée par la simplicité de son message premier, par des prédications offensives, et par l’impossibilité, tant réelle que théorique, d’en déserter la communauté ; la grande perméabilité de ses frontières intérieures, sa très forte présence, depuis la décolonisation, dans les pays sans tradition musulmane ainsi que la mobilité qui en découle pour les fidèles, ne serait-ce que pour l’accomplissement du hadj, lui permettent de tirer le plus grand parti des communications par satellite, d’internet et de la nouvelle économie. Enfin, il est depuis la fin de la Guerre froide la seule instance capable de proposer et d’expérimenter, avec les ratés et les excès que l’on connaît, un système politique exportable, alternatif au modèle démocratique. Il faut reconnaître son adaptation à la mondialisation – l’Oumma a par définition vocation à la « catholicité » – et la capacité de certains de ses agents à investir les circuits aveugles du pouvoir planétaire – argent, corruption, drogue, armes, médias –, dans le mépris absolu de la façade éthique du concert des nations démocratiques, au nom d’un discours prétendument autre qui s’était déjà manifesté au temps de la révolution iranienne.
La dénonciation de l’Occident par sa caricature même
Nous ne voulons pas dire que ce caractère conquérant de l’islam suffise à expliquer l’audace extraordinaire des « attaques » du 11 septembre. Ben Laden ne représente nullement le monde musulman dans son ensemble. Mais si ses avertissements n’étaient pas perçus comme tels dans le monde entier, ce monde musulman, il n’est pas exclus qu’il puisse le rassembler, car la plus grande partie des guerres à l’œuvre dans le monde (des Philippines au Nigéria, du Cachemire à la Macédoine, etc.) visent aussi à étendre et à réunir les forces de l’Oumma : elles n’attendent qu’un chef pour se coaliser. L’affirmation de la valeur supérieure et absolue de l’islam, de sa vocation universaliste, et de la nécessité de l’apocalypse, permet à Ben Laden d’afficher hautement ce même cynisme que ses « ennemis » occidentaux s’épuisent à maquiller tantôt de principes humanitaires, tantôt de réalisme ou d’intérêt bien compris. Voilà peut-être la raison suffisante de l’efficacité du terrorisme islamique : la dénonciation de l’Occident par sa caricature même. Le tissu de dialogues et de feintes qui maintient en état le statu quo mondial dès lors s’effiloche. La confiance sur laquelle reposent tous les rouages du capitalisme vole en éclats : cette confiance qui faisait la force de l’économie mondiale en laisse soudain apparaître l’extrême vulnérabilité et le caractère hautement contestable. Le roi est nu, et on s’aperçoit tout à coup qu’il s’est ingénié à se dévêtir lui-même, à offrir lui-même le flanc. En France, grand fut l’ahurissement de voir Jacques Chirac dissoudre l’assemblée qui le soutenait et pratiquement dissoudre aussi l’armée, provisoirement hors service, cependant que des enquêtes judiciaires révèlent un chef de gang sous l’habit du Président. Le peuple américain a fait mieux : il a livré au ridicule à la face du monde, par sa propre obsession de la loi morale et de la loi démocratique, à la fois le centre nerveux du pouvoir, en ouvrant le bureau ovale et la braguette du Président à la curiosité du voyeurisme planétaire, et le lieu secret de sa légitimité, les urnes de l’élection présidentielle, dont les votes, comptés et recomptés, n’ont pas réussi à faire la différence entre les deux rivaux. Le pouvoir et la démocratie ont été invalidés coup sur coup. Et que penser, dans la crise actuelle, de l’oubli total, par les États-Unis, de ce qui faisait la légitimité de leur rôle dirigeant : la recherche du consensus des Nations-Unies, le respect affiché des alliés et des droits universels de l’homme?
Certes, la nouvelle donne coupe court à bien des mensonges politiques et permet des rencontres inouïes, des volte-face salutaires. Mais vers quels nouveaux compromis douteux se dirige-t-on avec la Russie, le Soudan, le Pakistan ou la Chine? Et que penser aujourd’hui de la réversion massive, à coup de centaines de milliards qui donnent la nausée aux nations pauvres et moins pauvres, des avoirs de l’Etat au bénéfice de l’économie d’une part, de l’armée d’autre part comme gardienne des intérêts privés et d’un libéralisme extrême? Craignons que les armées du « monde libre » et celles du terrorisme n’aient en réalité le même objectif de captation des richesses et de destruction des libertés. Craignons, non seulement que les Etats-Unis ne réussissent pas dans cette guerre qu’ils livrent sans désirer réussir une victoire à l’ancienne ni combler l’attente des peuples confiants en leur secours, mais que nous non plus, nous ne puissions pas même être sûrs de désirer cette réussite. Déjà, tous les oppresseurs se sentent renforcés dans leur puissance de nuire par l’appui que leur mendient les Etats-Unis, oublieux de leurs principes d’antan. Le ciment de la volonté générale paraît absent de la coalition. Sa victoire pourrait être celle du cynisme et de la terreur : celle de Ben Laden, mort ou vif.
Quelques paradis offshore transformés en bunkers, la charité des riches employée à recruter leurs mercenaires, et des masses muselées, affamées, avec l’horreur au quotidien, sans écoles et sans eau : est-ce cela que l’on prépare, en nous extorquant notre bénédiction angoissée?
Les avions-suicides qui ont pulvérisé les Twin Towers et une grande partie du Pentagone se sont contentés de tirer la leçon de l’histoire et de la manifester au monde entier. Du moins connaissons-nous maintenant notre malheur.
L’arsenal de Ben Laden ou la fin pervertit les moyens
Nous autres civilisations nous savions depuis longtemps que nous sommes mortelles. Mais voici bien autre chose. Nous découvrons ici que l’extrême vulnérabilité de nos sociétés actuelles vient de ce que leur suréquipement reposait sur le présupposé tacite que la destruction délibérée était impossible. Ou du moins rarissime et contrôlable, parce que le monde entier, croyait-on, ne pouvait qu’aspirer au même suréquipement. Or, si on prend en compte l’orgueil blessé du monde arabe, si on ne s’empresse pas de le guérir, les troupes de Ben Laden sont potentiellement énormes : mille, dix mille, cent mille, un million, dix, cent millions, c’est-à-dire seulement, dans cette dernière hypothèse, un Musulman sur dix? Et elles sont décidées à nuire, jusqu’à l’effacement de l’humanité pour qu’ «Allah descende sur la terre » (parole d’un certain cheikh Omar établi à Londres, avec pignon sur rue, en toute impunité). Ben Laden, si c’est lui, a compris qu’il n’était besoin contre les « infidèles » ni d’armes supplémentaires ni de bombes ni de gaz de combat ni d’armées : une poignée d’hommes préparés, et la volonté de nuire exercée sans limites, transforment cinq hommes en régiment, les entrepôts en bombes chimiques, les centrales électriques en bombes nucléaires, les avions de ligne en bombardiers, les laboratoires pharmaceutiques en bouillons de culture mortifères. Nul besoin non plus à Ben Laden de posséder ses propres satellites de télécommunication : tous les médias du monde couvrent ses exploits et en propagent l’image et le renom. Et s’il faut répandre les secrets de l’enseignement terroriste, il suffit aux agents du milliardaire saoudien d’égarer volontairement deux ou trois manuels d’instruction là où les policiers les trouveront à coup sûr : les journaux s’en empareront et répandront la parole de mort à des milliards d’exemplaires, sans risquer d’être inquiétés pour apologie du suicide. Point n’est besoin non plus pour le chef terroriste de claironner ses exploits : la traque de toutes les polices réunies aux médias suffit pour faire de Ben Laden le point de mire de la planète, plus attractif encore par son mystère. Même les gamins mendiants du monde latino-américain savent désormais de quel masque s’affubler pour faire chanter les passants : celui de Bush ou de Ben Laden, au choix. Le monde issu de la Guerre froide a disposé partout les agents de sa propre destruction, et il suffit d’une volonté disposée à les mettre en action.
Comme ils sont navrants, ces porte-avions postés en mer peu sûre, dont chacun vaut des milliards, et qui ne pouvaient autrefois servir à rien d’autre qu’à faire peur, ce dont l’ennemi se moque aujourd’hui ! Le discret virus ainsi introduit dans les canaux de la world economy en fait littéralement imploser le système, qui n’existait après tout que d’être toujours en avance sur lui-même : c’est-à-dire comme simple virtuel.
La volonté et le coût de la vie humaine
Pourtant, ce n’est pas seulement la faiblesse révélée de son adversaire qui oblige à prendre au sérieux les menaces de Ben Laden : il a découvert une arme aussi inattendue qu’évidente, inépuisable, à un coût presque nul. Cette arme est la volonté humaine. La civilisation de masse et la technologie triomphante nous l’avaient presque fait oublier, et nous nous abandonnions à une vie d’assistés permanents. Mais voilà une leçon positive des événements du 11 septembre : c’est avec des cutters qu’on combat les missiles, et c’est à mains nues qu’on combat les couteaux. Seulement, la volonté humaine est aussi formidablement destructrice, pour peu que gommant l’interdit de tuer elle renonce à tenir pour exorbitant le coût de la vie humaine, et qu’elle soit instrumentalisée au moyen du levier puissant de la religion, entendue cette fois non en termes géostratégiques mais en termes de valeurs, de psychologie humaine et de tradition.
Une grande différence entre les pays riches dits occidentaux et le reste du monde, c’est que la vie humaine est estimée dans les premiers à un prix infiniment plus élevé qu’ailleurs : or, érigé en principe universel, le caractère sacré de la vie humaine n’est pas contestable ; mais il est dénaturé quand on prétend évaluer et chiffrer le coût de ce respect : mise à prix, la vie humaine ne peut plus être réellement respectée. Le principe ne peut plus être appliqué qu’à une élite toujours plus restreinte, dès lors qu’il s’appuie sur des protections toujours plus coûteuses, armes, assurances, soins médicaux. Déjà, des failles sont apparues jusque dans les démocraties d’Europe : il fut question en Grande-Bretagne d’exclure des soins hospitaliers lourds les personnes les plus âgées ; en France, d’effectuer une sélection parmi les bénéficiaires potentiels de la dispendieuse trithérapie contre le SIDA ; on connaît ailleurs les médecines « à deux vitesses »... Mais si les dépenses sont au bénéfice du petit nombre, le corollaire de l’interdit de tuer s’applique à tous, et pour accabler l’Occident il suffira de dénoncer ses « bavures » dites « collatérales ».
Le principe d’épargner coûte que coûte la vie humaine est en soi inapplicable, pour la raison aussi qu’on ne peut nier ni reculer à l’infini la nécessité biologique de la mort individuelle. On ne peut pas davantage tabler, à des prix prohibitifs, sur autre chose que sur le renouvellement des générations pour assurer un ersatz de survie individuelle. Que ce principe soit étendu aux champs de bataille avec la doctrine du « zéro mort », cela devient franchement ubuesque. Le comble de l’humanitaire certes, mais aussi le comble du grotesque. Voilà les soldats sommés de faire la guerre sans la guerre, et de s’excuser s’ils tuent. Au contraire, le principe de la mort consentie, volontaire, provoquée pour soi et pour les autres, sous le nom de martyre, satisfait à la fois aux contraintes biologiques, à la logique du comportement, à l’auto-exaltation et à la facilité d’application. Quand, face à l’échec patent du principe opposé, le coût humain est tenu pour nul quel que soit le nombre de vies sacrifiées, aucune destruction n’est à craindre. On ne sera jamais en contradiction avec ses principes propres. Et, rien n’étant plus répandu dans le monde actuel que les agents potentiels de mort et de destruction massives, pour les modalités d’application on n’aura que l’embarras du choix. Il n’était pas même besoin d’aider le hasard, semble-t-il, pour provoquer l’accident de Toulouse. Détruire, tuer, rien de plus facile ni de plus excitant. Il suffit de vouloir.
L’autorité de la religion
Heureusement, ce n’est pas si facile de vouloir. L’obstacle réside dans la psychologie humaine, disons dans le dur désir de durer qui vient barrer l’instinct de mort. Comment persuader un nombre suffisant de « soldats » de s’immoler dans la mort glorieuse? Introduire la dose de nihilisme que Dostoïevski a injectée dans ses « possédés », cela ne peut suffire qu’au recrutement d’une poignée d’extrémistes très peu fiables. C’est là que la religion intervient une nouvelle fois. Et c’est là, je crois, que réside l’efficacité de sa perversion, de son instrumentalisation par Ben Laden et ses sbires, et bientôt par l’Occident.
Premièrement, la référence religieuse permet d’isoler de la manière la plus simple les amis et les ennemis, les bons et les mauvais. La cible n’a pas besoin d’être enseignée. Elle exhibe elle-même ses enseignes, désignées à la vindicte générale. Dans la drôle de guerre présente, les deux camps se distinguent d’ailleurs précisément par l’opposition de leurs techniques d’affichage : d’un côté le spectacle, l’exhibition sans limite ; de l’autre côté le voile et l’invisible.
Deuxièmement, la référence religieuse fait autorité. Elle s’appuie sur des siècles de civilisation qui illustrent ses œuvres dans la paix comme dans la guerre. Elle s’appuie sur des doctrines reconnues et admises. Elle s’appuie sur la tradition familiale, sur l’enseignement des pères et des mères. Aujourd’hui l’islam a notamment beau jeu de faire valoir l’autorité du caché, dans un monde livré au spectacle ; la retenue et l’ascèse, dans un pandémonium qui éclate sur tous les écrans.
Troisièmement, la référence religieuse construit l’identité de chacun. En acculant l’individu à y reconnaître son unique appui, on le persuade aussi de n’exister que pour elle.
Quatrièmement, la référence religieuse n’a pas besoin de chercher des arguments ailleurs que dans le trésor déjà constitué d’une tradition en l’occurrence plus que millénaire. Il suffira d’y puiser, et chacun reconnaîtra dans ce qu’on aura trouvé les paroles mêmes qui ont bercé, consolé, enchanté son enfance.
Cinquièmement, cette référence a été rappelée récemment comme une loi brute à une génération qui a grandi dans l’ignorance de ce que la religion au quotidien véhiculait de médiation de la tradition, de tempérance de la jurisprudence, de solidarité communautaire et de partage entre générations. Nos « beurs » ont subi la politique d’intégration à une société où leurs parents n’étaient rien et ne pouvaient exercer la moindre autorité ; la génération précédente a souvent préféré la contestation marxiste à une religion officielle à la botte de pouvoirs corrompus par l’étranger (ce qui est le cas dans presque tous les pays arabes)... Dès lors, l’impératif religieux ne trouvera dans l’esprit des nouveaux « convertis » aucun contrepoids de jugement individuel ni de pondération des siècles. C’est précisément dans cette loi brute que la génération actuelle se trouve une identité qui lui a été jusque-là déniée, et des impératifs d’action qui lui faisaient défaut quand elle était réduite au chômage, ou dépossédée de ses révoltes par les manœuvres obscures du Kremlin.
Sixièmement, la référence religieuse peut compter, dans les situations de crise, sur un réflexe identitaire massif. On vient de voir ce réflexe à l’œuvre dans l’ensemble des démocraties dites occidentales, où tout à coup surgissent des discours de solidarité et des accents de croisade quand même les sociétés y sont fondées sur l’individualisme roi. Or le monde arabe se sent humilié et muselé depuis des décennies par le comportement d’Israël à l’égard des Palestiniens et par le soutien sans faille que ce pays reçoit des Etats-Unis. Les mensonges d’un processus de paix qui n’a abouti qu’à une situation de ghetto aggravé ont accumulé les frustrations. Celles-ci ont éclaté au moment où le gendarme américain a feint de se retirer de la scène et d’ignorer ses propres engagements, dernier rempart légal. Et, privé de toutes armes autres que celles du désespoir, des pierres et des poings nus, le peuple palestinien vient de s’inventer l’arme de guerre absolue, la seule qui lui permet, selon le mot du mollah Omar, de mourir même si on le tue : le martyre glorieux, ultime échappatoire, terrifiante consolation, horrible fierté. Les enfants palestiniens s’abreuvent, à longueur de séquences télévisées en boucle, de la mort en direct d’un petit camarade, qu’on les voit mimer de manière obsessionnelle jusque dans les cours de récréation. La solidarité avec le peuple martyr a trouvé ainsi, dans l’ensemble du monde arabe, et bientôt peut-être au-delà, par contagion identitaire, on peut le craindre, dans l’ensemble du monde musulman quelles que soient ses divisions anciennes, un geste de victoire infaillible : que l’on meure simplement, ou que l’on meure en tuant, en provoquant le plus grand nombre de victimes possibles.
Septièmement enfin, la fidélité aveugle à l’autorité religieuse affranchit de toute introspection et de toute crise de conscience. La crise de conscience se situe nécessairement en amont de l’engagement, et l’éducation ou la persuasion religieuses ont précisément pour objet de faire taire les doutes. Dans la Bible juive et chrétienne, le message nous paraît atténué par l’autocritique et le rappel des errements du destinataire. S’agissant de l’Islam, s’il se définit lui-même comme l’enseignement de la soumission à une autorité absolue, à jamais invisible et impensable, le processus est encore facilité par la simplicité des observances fondamentales, censées mettre en pratique l’engagement et suffire à justifier le fidèle. Il n’y a de Dieu qu’Allah et Mahomet est son prophète. Les cinq piliers. Le Coran et ses fulminations contre les Infidèles, lu désormais hors de sa langue et sans médiation, dans des traductions accessibles à tous, qui paraissent si nettement anticiper les commandements d’Omar. Le Jihad est au bout, tout uniment, sans outil herméneutique, sans filtre culturel. Et pour ceux qui seraient encore soucieux d’histoire et d’érudition, la recherche de la pureté des origines, de l’ « intégralisme », de la refondation, suffit à autoriser la jouissance infinie : la mort sans phrases.
Un retour au réel
Il nous semble donc que le martyre et l’ascèse se sont mis de bonne foi au service d’un grand banditisme international, qui ne sévira que tant qu’il n’aura pas complètement détruit par son activité propre les réseaux qui le font prospérer. Ils n’ont pas besoin des Etats-Unis pour faire revenir l’Afghanistan (ou Mogadiscio) à l’âge de la pierre : sans être les seuls responsables de ce gâchis, ils l’ont déjà fait, et ils y conduiraient volontiers le monde entier.
L’islam n’est pas à combattre, mais cette issue-là est évidemment à éviter coûte que coûte, et d’abord pour l’islam lui-même, dont les fondamentalismes récents gomment les richesses, la diversité humaine et les possibilités d’avenir. En cherchant seulement à le diviser et à le stabiliser tout en étendant ses implantations propres, la puissance américaine ne parviendra à trouver qu’un équilibre précaire, dilapidera dans l’effort ses moyens formidables, anéantira dans les mailles policières la liberté qui la justifie, et rendra ses armes d’autant plus vulnérables que la guerre l’oblige à établir ses bastions en territoire potentiellement ennemi. Le rétablissement d’un ordre mondial passe, pour les nations démocratiques et pour leurs alliés actuels que nous qualifierons de nationalistes (Chine, Inde), par la reconnaissance du monde musulman comme un partenaire à part entière, par la protection des formes minoritaires de l’islam et de la diversité des populations qui participent à sa tradition, et par de continuelles renégociations de la paix civile. Il passe sans doute aussi par une révision drastique des principes qui guident l’action des riches et qui dominent le capitalisme mondial : l’alternative des combats dits « anti-mondialisation », des régulations internationales qu’ils revendiquent et du respect des diversités s’est quand même signalée par une contestation moins coûteuse, moins destructrice et plus inventive. L’âge de la pierre, ce serait évidemment meilleur pour nos climats que la surproduction américaine, mais il y a peut-être autre chose à construire, qui ne sacrifierait pas les acquis de la science. Il n’est pas sans intérêt que ce soit une religion qui même dans sa pire perversion nous ramène à ce que peut l’homme simplement homme. Finies les lumières, les illusions et les paillettes d’Hollywood (même si certains s’empressent de recommander le retour au rêve, avec la reconstitution nocturne de l’image des Twin Towers par des faisceaux laser). L’ « opium du peuple », au-delà des sidérations, des techniques du spectacle et des crispations infantiles sur la gâchette ou la loi du talion, devrait cette fois avoir permis un retour au réel.