Ce lundi soir 16 février, Amnesty International avait programmé dans une salle de la Rive gauche ce film signé Ossama Mohammed et – habité et filmé en grande partie par elle – la Syrienne kurde Wiam Simav Bedirxan.
Merci pour cet événement. Mais bien dérisoire était l’offre d’action d’Amnesty, devant l’ampleur du mal dénoncé et la simplicité héroïque d’une résistance humaine.
Désarmante bonne volonté de l’une des intervenantes, et presque odieuse – en la circonstance – publicité en faveur d’Amnesty de la seconde, hélas, qui ne manquait pourtant pas de bonne volonté ni de dévouement, elle non plus, au service d'une association si méritante.
Dérisoire aussi parce que, dans l’axe Paris-Homs que traçait ce film, nous sentions que Paris était sœur de Homs par le désastre aussi, même si celui-ci n’est à Paris qu’annoncé au motif, selon les jours, d’une Nécessité économique aussi ubuesque que calamiteuse, ou d’une laïcité que ses thuriféraires sont les premiers à ignorer et à saborder. Et, veillant sur notre avenir de fantômes, nous guettent nos 58 réacteurs nucléaires surveillés par les drones russes, sans compter ceux que nos sociétés gèrent en Grande-Bretagne ou en Belgique, ou ailleurs.
Dérisoire enfin parce que dans la massivité des destructions de guerre nous voyions aussi la désertification provoquée et accélérée par l’exploitation globale des ressources terrestres aujourd’hui de plus en plus largement non reconstituables : les sables bitumineux de l’Alberta, l’Océan moribond, étouffé de plastiques, où continuent de se déverser les trop-pleins de Fukushima, les champs immenses brûlés de pesticides, en survie précaire à force d’OGM, les ciels parcourus de nuages oranges, l’air devenu toxique, partout dans le monde. Les hoquets d’agonie de la Méditerranée entière, ce berceau des civilisations, la surenchère de violence et la fausse sortie offerte par une forme montante de l’islam, apparaissent dans cette perspective comme un simple raccourci et une anticipation des destinées globales.
Les hommes vivent et se reproduisent encore sur la terre, non sans soustractions massives qui ne nourrissent plus que les statistiques et finiront par les lasser. Mais les animaux ? Ces chats sur qui la caméra clandestine s’attarde dans le film, images à peine plus soutenables que celles des victimes humaines : patte arrachée ou desséchée, yeux crevés, tête à demi mangée, maigreur effrayante, égarement total au milieu des gravats et des cadavres de chiens au ventre gonflé par la putréfaction. Or c’est à Paris qu’un corbeau s’attarde au sommet d’un pyramidion.
Eau argentée veut fuir Homs par les tunnels : et c’est le boyau du métro parisien qui apparaît sur l’image.
9 mai, anniversaire de la victoire (soviétique) sur le fascisme, une des seules dates qui sert de boussole au film, avec une (fausse ?) fenêtre ouverte, après une échappée dans les nuages, sur le festival de Cannes 2014 qui récompensa cette réalisation. Mais une boussole folle ou inversée: un train part, vers quelle destination de mort? Ailleurs, entre deux séquences, ce sont surtout les noms des jours de la semaine qui s’égrènent, en français et en arabe, sur un fondu noir intermédiaire, séparant les fragments de ce discours en miettes où la voix seule d’une femme s’affirme à mesure, entre deux dialogues intimes de Paris à Homs, jusqu’au poème et au chant. La bande-son soutient et maintient le courage que les images désintègrent.
Opposition poignante entre les foules indignées du printemps arabe, répondant à l’ignoble torture d’un adolescent que l’image montre en tremblé dans son calvaire, et le silence entrecoupé d’explosions qui s’installe à mesure, quand Simav, « Eau argentée » n’est pas dans ces gouttes filmées sur la vitre d’une mansarde parisienne, mais recroquevillée au fond d’un placard d’enfant, sentant la mort rôder partout et cependant transmettant sa voix chuchotée, au même moment, jusqu’en France.
Et cette dédicace « à Omar » qui vient nous inquiéter (vit-il encore?) au moment du générique, quand les plus fortes images étaient pourtant celles de cet enfant qui venait de perdre son père, mais savait encore trottiner librement dans la ville morte, repérer avec joie un coquelicot rouge sang, escalader une échelle pour cueillir, en haut d’un mûrier tout vert, quelques mûres encore vertes elles aussi – ou bien s’agit-il d’un mûrier blanc ? (Hugo : Avez-vous vu saigner la mûre dans les haies ?) –, courir au bon endroit pour éviter un sniper, et trouver son chemin jusqu’à un chez lui, à travers les maisons éventrées.
Il n’y a pas de déclaration plus désespérée, plus nihiliste que celle de Simav à Cannes : elle n’est plus rien, n’attend rien, mais elle est ce qu’est devenu son pays, et son amour, si d'elle il reste quelque chose, va à cette terre, à ceux qui sont partis et à ceux qui restent, pour le partage de cette mort. Quel humanisme de bonne volonté peut tenir devant ces paroles ? Mais aussi quel avenir possible pour qui en éviterait la leçon ? C’est là-dessus qu’Amnesty ne peut oser un vrai regard, encagée qu’est l’organisation dans des protocoles qui ne limitent pas seulement son action, mais également sa perception. Il n’y a plus de coupable à dénoncer. Nous sommes tous embarqués. Nous sommes tous des boot-people et simultanément leurs bourreaux.
À Omar, à Simav. À notre avenir de morts-vivants ces deux destins on l'espère non refermés sont offerts sinon comme espérance, du moins pour nous faire mesurer et aimer ce que nous sommes sur le point de perdre. De ce sans-fond, peut-être, autre chose a quelque chance de commencer.