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Billet de blog 20 janvier 2015

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Réponse à Jacques André

La très intéressante interview  de Jacques André (Libération, 13 janvier 2015) intitulée « Dieu, c’est un autre nom pour le surmoi », mérite qu’on s’y arrête pour essayer d'y porter la critique qui convient.

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La très intéressante interview  de Jacques André (Libération, 13 janvier 2015) intitulée « Dieu, c’est un autre nom pour le surmoi », mérite qu’on s’y arrête pour essayer d'y porter la critique qui convient.

J’y repère une étonnante contradiction : d’une part, la reconnaissance de l’appartenance collective à un destin historique, telle qu’elle s’est exprimée sous la forme d’une fierté nationale lors des manifestations monstres du 11 janvier, et telle que le psychanalyste avoue l’avoir ressentie lui-même dans cet unanimisme auquel il a participé (tout en opérant une distinction subtile entre « nation d’idées » et nationalisme). Et d’autre part l’incapacité à reconnaître la légitimité d’un unanimisme transnational antagoniste chez l’autre, en l’occurrence le musulman.

L’Occidental héritier de la tradition démocratique serait, d’après Jacques André, débarrassé de son surmoi et par là capable de liberté et d’humour, capable d’élaboration par le langage (notons cependant que ce qu’il y avait de plus étonnant dans la manifestation du 11 janvier, c’était la rareté et la pauvreté des slogans, ainsi que le silence de la foule parfois entrecoupé d’applaudissements ou de « Marseillaises » éraillées et discordantes). Le musulman héritier d’une soumission séculaire à l’inconscient serait au contraire incapable de liberté, d’humour et d’un langage autre que celui de la force brute.

L’humour est bien sûr une force essentielle. Mais il est dérision de soi, pas de l’autre (au contraire de l’ironie). Et il est affirmation de distance, pas d’adhésion (aujourd’hui je l’ai trouvé chez Sacco ; on le trouvait hier chez Wolinski et Cabu, mais non dans le petit soldat Charb me semble-t-il). Les caricatures dont il est question sont, quant à elles, trop souvent provocation contre les valeurs d’autrui et adhésion affirmée à d’autres valeurs, elles entrent dans une logique d’affrontement où chacun choisit son camp. La différence est importante. Et c’est justement pour cette raison-là que ces caricatures ont pu donner lieu à de pareils émois collectifs, et continuent d’en susciter de part et d’autre tout en semant de nouveaux morts, pour l’instant à l’étranger.

Le second aspect de la même contradiction dans le discours du psychanalyste, c’est que la reconnaissance de la dimension collective et du destin historique qu’on porte en soi s’accompagne, dans son texte, du maintien d’une limitation de l’idée de Dieu à la psychologie individuelle et à l’inconscient individuel : Dieu, ce serait la loi du Père. Or, si Dieu devient l’expression aussi de l’identité et du surmoi collectifs dans toutes les cultures qui n’auraient pas eu la chance de participer au sublime destin français, qui ne voit que c’est le même surmoi, mais français en l’occurrence, qui s’exprimait dans la manifestation du 11 janvier et s’ignorait piteusement lui-même ? Nos valeurs républicaines sont devenues de droit divin.

Aussi n’ont-elles pas honte de la contradiction: si Fluide glacial n’est pas raciste antichinois, qu’était donc Siné lorsqu’il fut chassé de Charlie Hebdo ? La fresque obscène du CHU de Clermont-Ferrand est-elle une scène d’orgie ou de viol ? Selon la qualification, elle sera attentatoire au féminin ou n’aura usé que de la liberté d’expression et rappelé le droit absolu de jouir de son corps : du moins, dans le doute, l’aura-t-on effacée, mais tous les journaux continuent d’en diffuser l’image, liberté d’expression oblige. Et il y aurait d’autres exemples, plus gênants encore, à citer. Le premier fêtard qui proclamera la gloire d’Allah à la face d’un policier récoltera quinze mois de prison illico, laïcité oblige. Non, de ces contradictions nous n’avons pas honte !

Et c’est justement l’opposition de la honte et de la culpabilité qui introduit dans le texte de Jacques André une troisième contradiction [voir au sujet de cette opposition http://www.universalis.fr/encyclopedie/culpabilite/]. Si la honte (et la fierté) relèvent d’un « sentiment extrêmement social » alors que la culpabilité serait d’abord intérieure et relèverait d'un savoir dire je, qu’était donc ce « mécanisme d’identification » auquel nous sommes si nombreux, et Jacques André parmi nous, à avoir communié le 11 janvier ? Ne relevait-il pas lui aussi de la fierté républicaine – sinon nationale !? Qu’est-ce qui ferait de cette fierté-là l’exact et pacifique contraire de la fierté des Antillais révoltés naguère (ce sont eux qui avaient suggéré à Jacques André cette opposition) et de l’Oumma aujourd’hui supposée aveuglément belliqueuse et soumise à un surmoi qui serait collectif tout en ne relevant que de la sphère familiale et de l’individu écrasé par la loi du Père ?

Non : ce que nous avons rencontré dans les derniers événements, c’est bien l’image de nous-mêmes telle que nous voulons la projeter à la face du monde, par le discours comme par les armes ; c’est bien cette image que nous voulions restaurer par fierté ; et c’est bien la même restauration que cherchent à mettre en œuvre tantôt des individus paumés qui furent humiliés dans nos prisons, tantôt des foules musulmanes unanimes : l’évidence du lien de l’un à l’autre pouvait-elle trouver un meilleur théâtre qu’hier encore à Grozny ?

La France devient en ce moment une cible mondiale contre laquelle les dirigeants les plus véreux ou tyranniques pourront à loisir détourner la colère de leurs sujets. Plutôt que de susciter des polices parallèles et des provocations médiatiques, il est urgent, pour y répondre, non seulement de trouver le ton juste (reconnaissons que le Président au moins s’y essaye), mais aussi et surtout de prendre de la distance par rapport à soi, de retrouver un vrai sens de l’humour, de dialoguer et de réfléchir à toutes les erreurs commises depuis vingt ou trente ans dans l’appréciation de la liberté de conscience et de la liberté religieuse.

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