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Billet de blog 22 avril 2015

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La religion de l'Amérique

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La publication par Régis Debray de son article "Après Charlie, le risque d’un maccarthysme démocratique" (20 avril 2015) m'incite à ressortir un vieux texte sur "la religion de l'Amérique", telle qu'elle s'était manifestée à la veille de l'invasion américaine en Irak. La distance ne nuit pas à la réflexion sur l'actualité. Le sacré en effet, comme le rappelle Régis Debray, n'est pas toujours où l'on pense.

La religion de l’Amérique, février 2002

Une soixantaine d’intellectuels américains sont intervenus, solennellement, pour justifier la guerre entreprise par le président W. Bush*. Ils l’ont fait, comme vient de la rappeler Daniel Vernet**, non sans prendre leurs distances vis-à-vis d’un réalisme politique crûment intéressé, au nom de valeurs universelles dont ils partagent avec nombre de leurs compatriotes l’idée que l’Amérique est la porteuse, l’incarnation et la propagatrice.

Je ne veux pas ici discuter le bien-fondé de leur cause ni même paraître affaiblir la portée ni l’énergie de déclarations qui ont le mérite de prendre une juste mesure de la gravité des événements récents et en cours. L’Amérique a découvert que, dans un monde où son adversaire antérieur, et longtemps unique, de la Guerre froide n’existe plus comme tel, il existait non pas tant des Etats (même s’il en reste : les trois petits Satans dénoncés par Bush, dont deux au moins sont caractérisés d’ailleurs par une asphyxie déjà complète de leurs peuples) que des hommes peut-être infiniment nombreux qui ne les aimaient pas, qui rêvaient de leur nuire, et qui avaient les moyens de mettre ce rêve en acte. Le monde a découvert que les équipements civils et militaires les plus sophistiqués, les plus dangereux, les plus puissants, étaient vulnérables au premier individu venu animé de haine, de fanatisme, ou simplement d’une revendication désespérée de justice. Il existe bien une menace planétaire, mais celle qu’en retour fait peser l’énorme investissement budgétaire américain dans la guerre aux ombres qui se prépare en est une autre concrétisation, peut-être même la plus terrible, en tout cas la plus certaine, ne serait-ce que parce qu’elle a déjà rendu définitivement inhabitable par exemple ce berceau des civilisations qu’est l’Irak.

Mais voici ce qui m’a troublée : la déclaration des intellectuels, contrairement à ce qu’a cru pouvoir y lire Daniel Vernet, ne me semble pas du tout ouvrir une troisième voie, nuancée et autocritique, brisant le cercle infernal de l’idéalisme versus réalisme ; elle présente au contraire tous les caractères d’une profession de foi, et comporte un énoncé doctrinal à la base d’une véritable religion, à la fois très délibérément proclamée et ignorante d’elle-même, que Daniel Vernet paraît d’ailleurs ne taire qu’à demi quand il utilise des termes comme « dimension messianique ». On voit se succéder un rappel solennel de la loi universelle, en cinq articles fondamentaux ; un acte de contrition (contre cette loi nous-mêmes avons péché...) ; une proclamation des valeurs américaines présentées comme adhésion à la loi universelle, accompagnée d’une profession de foi dans ces valeurs ; un examen et une justification des choix politiques américains qui traduisent cette adhésion ; une théodicée, énonçant les conditions d’une guerre juste ; la revendication de la guerre contre Al Qaida comme une guerre juste ; et un engagement, qui s’adresse « en particulier à nos frères et sœurs des sociétés musulmanes », à veiller au triomphe effectif de la justice, au terme de cette guerre.

Voici maintenant les éléments constitutifs de cette religion, qui se laissent appréhender sans nul déguisement :

– Un Dieu : ce n’est plus le Dieu des Chrétiens, des Juifs et des Musulmans, mais la résultante des trois (avec un fort accent sur les deux premiers, le christianisme dans sa version protestante et puritaine, enracinée dans l’Ancien Testament, et le judaïsme), le Dieu de la devise américaine, In God we trust. C’est un Dieu inconnaissable (A. Lincoln : « Les voies du Seigneur sont impénétrables »), qui de ce fait commande l’ouverture et la tolérance de toutes les religions, où il reconnaît l’aveu de son propre culte. Aussi aime-t-il les Etats- Unis, modèles de tolérance, et tous ceux qui les aiment. Il châtie (« nombre d’entre nous croient que nous sommes soumis au jugement de Dieu») non les «fautes spécifiques » (erreurs de politique étrangère...) mais la vengeance délibérée, le mal pour le mal, bref, ceux qui n’aiment pas les Etats-Unis, eux dont toute l’histoire est tissée de « bonne volonté ».

– Un texte fondateur: la Déclarationuniverselle des droits de l’homme, à la fois évangile libérateur et loi, charte d’alliance entre tous les hommes, conservée, avec l’ONU, sur le sol américain, mais simultanément œcuménique, offerte à l’humanité tout entière. Cette loi, apparue en Europe (cette circonstance n’est pas rappelée), a trouvé aux Etats- Unis sa pleine application. Des démocraties imparfaites ont sans doute surgi çà et là, qui tâchent de leur ressembler. Mais à terme, la loi démocratique, avec en son cœur la Déclaration universelle des droits de l’homme, devra triompher partout. Elle paraît d’ailleurs pouvoir se passer d’Etat, les droits de l’homme se confondant avec le droit naturel. A côté de cette charte fondamentale, un corpus de textes canoniques est énuméré («notre Déclaration d’indépendance, le discours d’adieu de Georges Washington, le discours de Gettysburg, le second discours inaugural d’Abraham Lincoln et la lettre de la prison de Birmingham du Dr Martin Luther King »).

– Un peuple élu : le peuple Américain. Ce n’est pas la naissance qui décide de l’appartenance à ce peuple. Sa vocation, universelle, est de s’ouvrir à tous ceux qui souhaitent ardemment y entrer (et qui auront prouvé, par leur enthousiasme, leur ténacité et leur réussite matérielle, qu’ils méritent d’y être accueillis ?). On peut préciser qu’ayant reçu en son sein une partie très importante du peuple élu primitif, le peuple juif, et étendant sa protection sur Israël, il apparaît en même temps le destinataire authentique et le vrai bénéficiaire de l’héritage d’Abraham et de Moïse.

– Une terre promise : le sol américain (sur un registre différent, cela est magnifiquement dit par Martin Luther King, « I had a dream »... Arche de Noé, ce pays accueille sur ses rives tous les rescapés des dictatures de par le monde ; sa richesse, supposée à la fois vierge et indéfiniment exploitable, nourrit les affamés et dans les parachutages de vivres va jusqu’à se répandre en manne dans les déserts, depuis les hauteurs du ciel).

– Une épopée fondatrice : l’histoire du peuple américain, depuis la virginité des origines (un Niagara cosmique***, la spiritualité des Indiens... ?) et son héroïque redécouverte et conquête. La guerre d’Indépendance est soigneusement justifiée par nos soixante sages. La guerre à venir préfigure l’Apocalypse et les « fins dernières ». « Un jour, cette guerre finira... »

– Un ennemi subsistant, et un adversaire : les islamistes radicaux, qu’il faut détruire, et l’idéologie « laïque », qui laisse planer un doute sur la validité universelle des choix américains. Si le sens du premier terme est explicité par opposition aux «bons» musulmans, paisibles et tolérants, autrement dit inoffensifs, la définition du second terme est plus nuancée dans le manifeste. Ils ne sont pas du tout situés sur le même plan. On caricaturerait l’opposition entre les deux si l’on y reconnaissait le couple fanatisme/ athéisme. Les personnes « laïques » paraissent être celles qui croient pouvoir bâtir une société et une politique sans référence à Dieu, sans fondement religieux : on y reconnaîtrait donc simultanément le matérialisme athée par exemple, ou la laïcité à la française, celle qui intervient pour écarter la référence à un héritage religieux commun dans la législation européenne, et qui affiche une tolérance religieuse tacite, non distinguée des libertés d’opinion, d’expression et d’association en général. La vraie tolérance est au contraire posée comme un article de foi, au principe même de la religion américaine et de sa « laïcité » spécifique. Quant à savoir si et comment l’islam se distingue de l’islamisme, la question n’est pas posée, parce qu’il va de soi, pour nos intellectuels, qu’une saine religion va de pair avec la cohabitation pacifique avec toutes les autres religions : l’islam ne saurait donc déroger à la règle, non plus que la nouvelle religion américano-universaliste d’ailleurs, qui admet toutes les religions, à la condition qu’elles lui ressemblent sur le fond et ne se distinguent que par le folklore.

– Une eschatologie : on se référera à la « fin de l’histoire » telle qu’a cru la voir naître l’un des signataires, Fukuyama, après la disparition du Rideau de fer. Cette fin de l’histoire est, après la guerre ultime, la conquête des « valeurs ultimes » : celle de l’accès ouvert à tous à la démocratie, au libéralisme, aux droits de l’homme. A tous, ou du moins aux élus, à ceux qui dans la compétition généralisée s’en seront montrés dignes ? On pourrait sans doute répondre : aux Américains d’élection, où qu’ils soient de par le monde ; en Floride, en Californie ou dans les Rocheuses, une Jérusalem terrestre les attend.

Il va sans dire que cette dernière, malgré le sérieux et l’admirable dignité du manifeste, a aussi peu de chances que l’actuel Etat d’Israël d’être autre chose qu’une caricature de la Jérusalem céleste rêvée dans les Apocalypses bibliques. Certes, la « guerre sainte » ou la «croisade» sont rejetées et remplacées par une guerre «juste» : où est la différence, quand l’arme de la justice est placée au bras du plus grand débiteur mondial, du plus grand pollueur, du plus arrogant contempteur des lois universelles dès que celles-ci nuisent à cette loi fondamentale entre toutes, l’autorité naturelle et revendiquée de l’intérêt particulier ? Que la nouvelle religion américano-universaliste soit à la fois si ouvertement affirmée, si aveugle à ses propres œillères et si puissamment armée, voilà qui devrait inspirer simultanément le vertige, l’horreur, et la pitié. Car, s’il s’agit de vaincre les soldats d’une apocalypse terroriste, on ne peut attendre des apôtres de la nouvelle religion autre chose qu’une course de vitesse entre deux apocalypses antagonistes, l’une et l’autre, mais l’une plus sûrement que l’autre collaborant à la même conflagration.

* Le Monde, 15 février 2002, p. 16-17
** Le Monde, 22 février 2002, p. 1 et 17.
*** On peut se référer aux œuvres du peintre Frederic Edwin Church (1826-1900), où le paysage américain volontiers irisé par l’arc-en-ciel apparaît simultanément comme Eden et comme Terre promise, dans une Alliance nouvelle. L’huile sur toile intitulée « Les chutes du Niagara » date de 1867. 

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