La terreur en soi n'est pas la guerre. "La France est en guerre", oui, puisque nos avions bombardent Daesh ou Aqmi: c'est nous qui la faisons! Si dans une guerre l'adversaire répond à l'attaque, on ne peut pas l'accuser de ne pas jouer le jeu quand il trouve une faille chez son ennemi, ou alors, de la part de l'accusateur, c'est de l'infantilisme[1]. Sans compter que la violence, une fois lancée, tend à obéir au principe d'inertie: elle suit son trajet, obstinément, de part et d'autre (œil pour œil, dent pour dent, comme le voudraient les naïfs qui se croient "fermes" quand ils confondent la stratégie et la bagarre) jusqu'à l'épuisement des belligérants ou l'intervention d'un tiers qui tire les marrons du feu (voir l'Amérique et l'URSS à la fin de la guerre 39-45). C'est au moment où l'on parle de "bruits de bottes au cœur de l'Europe" et de réarmement tous azimuts contre... la Russie!, au moment où la mer de Chine est devenue "poudrière" et où la Corée du Nord multiplie les lancers de missiles, où l'on massacre de plus belle en Afrique, où le Proche-Orient n'est plus qu'un haillon sanglant..., c'est à ce moment-là que d'un peu partout le terrorisme, surtout dit "islamiste", et peut-être plus généralement le crime, se font plus pressants, plus odieux, plus meurtriers, et le public, se sentant cerné de dangers obscurs, y est simultanément plus sensible, prêt à sacrifier le droit à la répression, la liberté à la sécurité. Mais les guerres, langage martial et rhétorique du courage une fois ôtés, ne sont jamais qu'un vaste défouloir des instincts les plus vils au service de ce que les états-majors qualifient d'intérêts "supérieurs". Ce qui est particulier dans l'ignominie des actes de terreur perpétrés depuis "Charlie" c'est que justement les états-majors commanditaires de ces crimes sont invisibles, les victimes seules exhibées, les "soldats" exaltés dans des images de propagande romantique, mais réduits, dans la réalité, à des repris de justice au cerveau "comme un cendrier vide" (Salah Abdeslam selon son avocat belge) ou à des individus désespérément "normaux". Cela crée un porte-à-faux quand, sur l'autre bord, on mobilise les plus hauts personnages de l'État, la Police, la Justice, l'Armée, les Monuments nationaux (les Invalides), une rhétorique guerrière ou tragique... avec, en guise d'adversaire, juste un malfrat "neutralisé" dont on va remonter la carrière pour traquer deux ou trois complices dispersés dans le monde.
Sortons donc de cette rhétorique et voyons où nous en sommes. En vérité, nous ne faisons que courir après la bête immonde et l'initiative ne vient jamais que d'elle. Nous imaginons des réponses à l'échelle de l'État, là où l'État, dans le contexte de la mondialisation, se réduit à une police intérieure piégeant, faute de mieux, du menu fretin (les ZAD, Tarnac, les manifs), et n'a plus de prise ni sur l'économie ni sur la culture ni sur la communication. C'est un peu comme si, à l'époque de la physique quantique, nous ne connaissions encore que la physique newtonienne. On s'étonne que dans une église quasi déserte de faubourg provincial deux complices vivant à 700 km de distance aient pu se rejoindre du jour au lendemain pour perpétrer un crime en commun sous les ordres d'un gangster basé en Syrie ou en Irak. Autant s'étonner du comportement avéré des photons doués de plurilocalité ou devant la folie du Pokémon Go – d'une heure à l'autre ce sont des foules entières qui se précipitent ensemble vers un seul lieu. La réponse au cyberjihad c'est sans doute une cyberpolice, mais la mafia des hackers sera éventuellement plus prompte à décrypter les flux de messages cryptés sur Telegram... pour s'en servir selon les intérêts propres du capital dans l'univers dématérialisé duquel elle surfe allégrement! Et la liberté dans tout ça? N'est-ce pas cette liberté (de parler, de penser, de s'informer, de se réunir...) que l'on tue d'abord, que l'on tue déjà, faute de pouvoir mettre sous les verrous l'insaisissable ennemi, qui court toujours plus vite?
Or, avec l'attentat de St-Étienne du Rouvray, on assiste plus nettement que jamais à la combinaison du registre religieux ou symbolique, tenu pour archaïque, et du dernier cri de la world connection. À y regarder d'un peu près, les deux fonctionnent au fond de la même manière: communion immédiate avec et dans l'Oumma tout entière en guise de réseau mondialisé (dont la connectivité est déjà existante à la même échelle, et qu'il suffit d'investir, mais on pourrait dire la même chose du catholicisme, etc.). Quel effort d'institutionnalisation nationale du cadre religieux (c'est la ligne Sarkozy-Valls) pourrait résister à cette cyber-toile installée et opérante? Autant imaginer pouvoir interférer dans le dialogue immatériel, imaginaire si l'on veut mais quelle importance? entre un "croyant" et son Dieu... Ni les barreaux ni les caméras des prisons n'auront jamais de prise sur ce dialogue! Car le registre religieux introduit cette autre dimension: il saisit l'individu humain non pas seulement sur le terrain du ludique ou de l'utile, mais dans son identité la plus profonde, avec toute sa dimension historique (ou crue telle), mémorielle et affective, non sans des distorsions et des relectures de la tradition à l'appel des modes, et peut à tout moment l'investir tout entier, pour le meilleur ou pour le pire, jusqu'à la mort. Il n'y a pas de limite à l'investissement religieux, même si la plupart du temps on vit comme si on n'y était pas, même si la mise en sommeil du symbolique est la condition la plus ordinaire de l'homme du commun, en-dehors de quelques rites transitionnels. Mais il suffit d'une étincelle: la religion embrase alors tout l'homme, jusqu'au bout, parce qu'elle seule comprend la mort (que nient les "neutralisateurs"), y compris sous sa forme de jouissance nihiliste.
Répondre en miroir, par un fanatisme opposé que dessinent déjà la droitisation du politique, l'islamophobie et le racisme, c'est la guerre civile assurée, sans compter qu'il sera toujours impossible de se fier à la loyauté de ses propres partisans: une conversion – voyez autrefois Constantin (in hoc signo vinces), naguère Claudel à St-Étienne-du-Mont –, cela se manifeste dans l'instantané. Et cela échappera toujours à la justice ou à la vengeance des hommes.
Ici, à l'ordre des quantas, il faut joindre celui du langage et de la psyché. A-t-on remarqué que le dénommé Abdel Malik Petitjean se prénomme "Maur" sur sa carte d'identité? Ce prénom assignait d'emblée un destin à ce fils adoptif d'un Français nommé Petitjean: il l'assignait à une origine biologique ("Maure", Arabe...) et, par homophonie, à la mort. Le jeune homme a réalisé mot pour mot cette identité assignée, où l'inoffensif Petitjean, si naïvement "céfran", ne lui est sans doute apparu, dès son adolescence, que comme un masque, une identité d'emprunt, une souillure aussi dont il fallait se purifier en rejoignant ses "frères" naturels. Combien d'autres aujourd'hui (on a remarqué l'attirance homosexuelle partagée par les tueurs d'Orlando et de Nice, vécue comme une contamination du milieu occidental) croient devoir revenir à une identité propre, et "propre" dans les deux sens du terme, devant les vices trop évidents de nos sociétés et le rejet dont ils se sentent victimes, à commencer par les vexations policières?
Je vois ainsi quatre dangers à éviter coûte que coûte: 1) la rhétorique guerrière, qui est un contresens dangereux parce qu'auto-réalisatrice; 2) le retard technologique et la sous-estimation des moyens que la révolution informatique a mis à la portée de tous, et par lesquels d'une part nos médias eux-mêmes font trop souvent le jeu de l'adversaire, et d'autre part nos instances répressives, faute de pouvoir assez cibler l'ennemi, sont tentées de cibler la liberté, amplifiant ainsi les dégâts du terrorisme ; 3) la méconnaissance du religieux; 4) le mépris de la dimension psychologique.
Bref: il est temps, n'est-il pas vrai? de mettre nos politiques à l'heure, de ne plus rêver le monde selon nos ornières et nos œillères, et de nous enrichir de la compréhension non seulement de l'ennemi, mais aussi et surtout de ce que nous sommes nous-mêmes, car l'ennemi est dans nos rangs.
[1]Comme l'armée US s'entraînait grandeur nature à la guerre du Golfe, le général chargé de simuler le commandement de l'armée ennemie, censé privé de communications par satellite, aurait eu recours aux minarets pour transmettre ses ordres – et du coup prenait l'avantage sur l'adversaire! L'état-major aurait fait recommencer l'exercice sous prétexte que ce n'était pas du jeu.