L'UNRWA, c'est-à-dire « L'office de secours et de travaux des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient » est l'agence de l'ONU spécialement dédiée aux réfugiés palestiniens. Cette organisation gère les conséquences toujours actuelles des exactions - à ce jour non compensées - ayant accompagné l'expulsion de près de 800.000 Palestiniens lors de la création de l'État d'Israël.
Chassés de chez eux par la terreur - y compris les viols et la destruction des villages et des puits - ceux-ci n'ont toujours pas droit au retour, ni à de légitimes réparations. Les expulsions, au contraire, continuent de façon larvée en Cisjordanie occupée et à Jérusalem-Est. De nombreux Israéliens occupent à ce jour nombre de maisons volées aux Palestiniens, tout comme nombre de Polonais vivent encore dans nombre de maisons volées aux Juifs polonais.
Sur la toile de fond sans état d'âme du colonialisme de l'époque, et dans le sillage délétère de la destruction des Juifs d'Europe dans les pogroms puis dans le génocide nazi, l'accouchement de l'État d'Israël s'est fait dans la violence et la douleur pour les habitants de la Palestine. Mais, de leur côté, l'identité juive et l'éthique du judaïsme - à ne pas confondre avec la nationalité israélienne - n'en sont pas sorties indemnes.

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Née en 1945, dans le chaos de l'après-guerre mondiale, pour garantir une paix durable entre les peuples sous les auspices du droit international et sous la houlette des «droits de l'homme», l'Organisation des Nations Unies - en prenant acte d'un état de fait considéré sous l'angle du moindre mal - a reconnu le futur État d'Israël le 29novembre 1947 (Plan de partage de la Palestine, résolution 181), dans les limites territoriales de 55% de la Palestine sous mandat britannique — avec un statut spécial pour Jérusalem. Il s'agit d’un peu moins de ce que l'on nomme aujourd'hui les « frontières de 1967 » fixées par les accords régionaux consécutifs à la « Guerre des six jours », qui ont permis à Israël de s'accroître notamment de la partie-ouest de Jérusalem.
Mais il est clair que, dès Ben Gourion, cela n’a pas suffi à la plupart des dirigeants israéliens. La crainte d’une solution « à deux états » - synonyme du renoncement au territoire de l’«Israël biblique» - rend compte à la fois de l’assassinat d’Yitzhak Rabin (1995) - dépeint comme un nazi par le parti de Netanyahou - et du traitement du massacre du 7 octobre2023, par le même Netanyahou, comme une opportunité d’ancrer la politique territoriale du fait accompli en Cisjordanie (colonisation accrue), tout en espérant récupérer Gaza. D’où le peu d’empressement à négocier la libération des otages.
La reconnaissance d'Israël par l'ONU a provoqué une énorme liesse parmi les Juifs émigrés en Palestine sous mandat britannique (mandat expiré le 14 mai 1948). Car il est clair que, si les facettes de l'idéal sioniste sont multiples, Israël - en tant qu'État - ne possède d'autre légitimité que celle accordée par le vote de l'ONU de 1947. Il est totalement étranger, en effet, à une nation se voulant démocratique de fonder des revendications territoriales – qui plus est des expulsions massives - sur des mythes et légendes religieux. Une chose est la légitimité, instituée par le droit international, de résider en un territoire donné, autre chose la légitimité du rêve de «revenir» dans une terre octroyée par «Dieu» à mes ancêtres.
Une des figures intellectuelles et morales les plus importantes d’Israël, Yeshayahou Leibowitz (1903-1994), priait Dieu « de nous libérer des territoires occupés ». Ce sioniste religieux, ne transigeant jamais sur les valeurs du judaïsme, considérait que le sionisme avait atteint ses objectifs en 1948, et que l’occupation corrompait désormais l’occupant autant qu’elle opprimait l’occupé. Il s’indignait de ce que le juge Moshe Landau (1912-2011), qui avait présidé le procès Eichmann (1961), n’ait trouvé aucune objection – devenu président de la Cour Suprême – à la pratique de la torture par des organismes de l’État (1987). On se rappellera que c’est en assistant au procès Eichmann que Hannah Arendt (1906-1975) avait pris conscience de la «banalité du mal» — une notion tragiquement banale pour les praticiens de la santé mentale, illustrée par Landau lui-même.
Leibowitz n’a rien d’un illuminé. Juif orthodoxe, biochimiste, philosophe et théologien, professeur à l’Université Hébraïque de Jérusalem et à celle de Haïfa, commentateur de la Torah sur la radio de l’armée, il fut aussi le maître d’œuvre de la rédaction de l’Encyclopædia Hebraïca, et le lauréat du prestigieux «Prix Israël» (1992). Il y renonça néanmoins pour ne pas créer de polémique — le chef du gouvernement, Yitzahk Rabin, ayant refusé d’assister à la cérémonie car Leibowitz pressait les soldats de ne pas obéir à des ordres iniques, pour éviter de devenir des « judéo-nazis ».
Cette formule provocante a trouvé sa concrétisation quand le rabbin-député Meir Kahane (1932-1990), maître à penser du terroriste Baruch Goldstein[1] et de l’actuel Ministre de la Sécurité Nationale, Itamar Ben-Gvir, a déposé, le 3 décembre 1984à la Knesset, deux propositions de loi (refusées) concernant le statut des «non-Juifs» en Israël. Tant dans la forme que par le contenu, ces textes ressemblent comme deux gouttes d’eau aux lois du Troisième Reich réglementant le statut des Juifs en Allemagne nazie (voir Yoav Kotler, Heil Kahana, Tel-Aviv, Modan, 412-420, cité par Charles Enderlin dans Au nom du Temple, Seuil, 2023). Rappelons qu’Itamar Ben-Gvir a été lui-même condamné, en 2007, pour « haine raciale ».

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En adoptant, le 28 octobre 2024, une loi interdisant les activités de l'UNRWA (dès 2025) et en attaquant tout aussitôt au bulldozer un bâtiment de l'ONU qui centralisait des services vitaux pour les 14.000 réfugiés du camp Nur Shams en Cisjordanie occupée, il apparaît que l'État d'Israël s'obstine à détruire les fondements de sa propre légitimité. C'était déjà le cas, en 2021, lorsque son ambassadeur permanent à l'ONU - Guilad Erdan - se permettait de déchirer publiquement, en séance plénière, un rapport de l'Organisation des Nations Unies pointant 95 violations des droits humains perpétrées par Israël, tout en accusant l'ONU d'antisémitisme.
C'est ce même Guilad Erdan - fidèle compagnon de Benyamin Netanyahou - qui allait se permettre, en 2023 et devant la même assemblée, d'instrumentaliser et de profaner la mémoire des victimes de la Shoah, en arborant une étoile de David à des fins et dans un contexte qui auraient horrifié la plupart d'entre elles. Depuis lors, le secrétaire général de l’ONU, Antonio Gutteres, est devenu “persona non grata” en Israël.
Si les événements du 7 octobre sont en soi monstrueux, pour qui en connaît le contexte et la genèse ces représailles sont - à échelle réduite - l’exact miroir de la violence sans recours et de la déshumanisation croissante dont sont l’objet les Gazaouis[2] — et plus largement les Palestiniens. On pense à l’implacable progression de La Métamorphose, décrite en 1912 par Franz Kafka — mais «nous devons nous défendre face à des bêtes sauvages», affirme Netanyahou (Haaretz, 9 février 2016).Porte-parole de l’Union Juive Française pour la Paix (UJFP), Michèle Sibony compare la violence palestinienne aux «coups de pieds d’une femme violée». Leibowitz avait déjà souligné qu’il s’agit de terrorisme en réponse au terrorisme.
Plus radicalement, en attaquant en octobre 2024, les troupes onusiennes du maintien de la paix au Liban (FINUL), et après avoir fait voter en juillet 2018 la loi « Israël État-Nation du peuple juif » qui - en officialisant l’apartheid-bafoue la « Déclaration d’Indépendance » et ruine les fondements démocratiques de l’État, le gouvernement Netanyahou a suscité une véritable «réaction auto-immune». Les Juifs du monde entier y sont désormais exposés — qu’ils soient d’accord ou non avec cette politique. Le fragile équilibre de l’ONU est lui-même fortement compromis.
Lors d’une réaction auto-immune, on le sait, le corps - désemparé - ne reconnaissant plus sa propre identité, commence à s’attaquer lui-même. Parfois jusqu’à la mort. S’abstenir activement face à cette autodestruction - tels la présidente von der Leyen et le président Macron - ou y inciter massivement via des appuis militaires colossaux - tel le président Biden[3] - en cela consiste aujourd’hui le véritable antisémitisme : une collaboration de fait à l’autodestruction de l’identité juive et des valeurs du judaïsme, ainsi qu’à l’accumulation d'une haine nouvelle contre les Juifs. N'oublions pas que c'est au nom de l'État-nation «du peuple juif», selon le standard des «deux poids, deux mesures», que Netanyahou bafoue en toute impunité le droit international. Le soutien apporté aux dérives d’Israël par des organisations au profil typiquement antisémite, comme le Rassemblement National en France ou les Évangélistes aux États-Unis, devrait donner à penser.
Apostille
Il est utile de préciser qu'il y a un relatif consensus pour ancrer la notion de «légitimité» plutôt du côté de l’éthique, et la notion de «légalité» plutôt du côté du juridique.[3] Le «plutôt» indiquant la non-étanchéité.
Dans cette perspective, il est clair que –du côté de la « légalité » - ce sont les « États » qui reconnaissent les entités demandeuses que leur histoire a placées en position d’être reconnues comme des États, à partir de la genèse de leur «nationalité». Leur «moralité» - avant, pendant, ou après cette reconnaissance - n'est pas ici un élément pertinent.

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Par contre, être admis à l’ONU, via le vote des États déjà membres de l’organisation, implique une reconnaissance d’un tout autre ordre : celle accordée à un État qui, en souhaitant siéger aux côtés de ses futurs pairs, s'engage à respecter les valeurs et les prescriptions d’une «Charte»qui fait lien entre eux — et qui s’avère fondée en premier sur le respect des «droits humains».
C’est ici que nous basculons de côté de l’éthique et du surcroît de «légitimité» accordé - en principe - à un État membre de l’ONU. En foulant aux pieds, de manière répétitive et provocante, les valeurs et les prescrits de la Charte des Nations Unies, l’État d’Israël s’attaque en fait au cœur éthique de sa propre «légitimité» — sans pour autant sortir de la «légalité». Métaphoriquement, il est fondé de parler ici de réaction «auto-immune».
https://www.un.org/fr/about-us/un-charter/full-text
Francis Martens, 1er novembre 2024 (version réduite in La Libre Belgique, 9-10 novembre 2024)
Un autre billet du même auteur est à lire ici.
[1] Le 24 février 1994, à Hébron, le colon Baruch Goldstein – disciple de Kahane - a mitraillé des fidèles musulmans réunis pour la prière à la mosquée d’Abraham (Caveau des Patriarches). Il en a tué 29 et blessé 125. Finalement abattu, il est considéré comme un «saint» par les religieux d’extrême droite. Sa tombe est devenue un lieu de pèlerinage et de cérémonies.
[2] Il faut savoir que 70% des habitants de Gaza sont déjà des réfugiés de la Nakba de 1948, en attente de réparations ; et que 47% sont des enfants. À ce jour, un(e) adolescent(e) de 17 ans n’a connu, durant sa vie, que les violences, les deuils et les humiliations entraînés par le blocus – terrestre, maritime, aérien - imposé depuis 2007, sous prétexte de l’accès au pouvoir du Hamas — officiellement diabolisé, mais en réalité favorisé dans son essor pour affaiblir le Fatah de Yasser Arafat, diviser les Palestiniens, et empêcher une «solution à deux états». En 2008, une attaque israélienne contre Gaza cause la mort de 1.385 Palestiniens dont 318 enfants ; en 2012, 165 personnes dont 33 enfants ; en 2014, 2.251 habitants dont 556 enfants ; en 2018, alors que les Gazaouis manifestent près des grillages de leur prison lors des “Marches du Retour”, 214 manifestants sont tués dont 46 enfants, outre les 8.800 mineurs blessés ; en 2021, 230 Gazaouis sont à nouveau tués dont 67 enfants, parmi lesquels 12 participaient à un programme de thérapie des traumatismes ; en 2022, 24 adultes et 9 enfants trouvent la mort («Infographie», in Bulletin de l’Association Belgo-Palestinienne, N°98, 2023). Le 8 novembre 2024, un rapport de l’ONU estime qu’entre novembre 2023 et avril 2024, 70% des victimes sont des femmes et des enfants. Au 3 novembre 2024, le nombre de Gazaouis tués s’élève à 43.341 (Ministère de la Santé du Hamas cité par RFI) — sans compter les corps inaccessibles sous les décombres, et les décès indirects causés par la situation médicale et sanitaire : hôpitaux détruits, malnutrition proche de la famine, infections diverses, impossibilité de faire traiter ses maladies et ses blessures. Plus d’écoles non plus pour les enfants. Au fil des exactions croissantes d’un État méprisant la loi et qui perd toute mesure, l’Union Européenne, qui est son principal partenaire commercial, n’a cessé - par mauvaise conscience ? - de rehausser avec lui les relations économiques, scientifiques et culturelles, y compris la compétition de variétés de l’Eurovision et le championnat de l’Europa League de football. Dernier match en lice : Ajax Amsterdam–Maccabi Tel Aviv, Amsterdam, le 7 novembre 2024. Tout ceci contraste fort avec les sanctions internationales infligées à la Russie de Poutine, alors même que l’historien israélien Amos Goldberg – spécialiste de la Shoah – estime que «ce qui se passe à Gaza est un génocide» (Le Monde, 20 octobre 2024). Sur le terrain des opérations, 130 réservistes israéliens viennent de faire part de leur «refus de servir» dans les conditions actuelles, et après que certains de leurs camarades leur aient expliqué que «tuer les enfants est un devoir religieux, parce qu’une fois grands, ils deviendront des terroristes» (propos répercuté par Max Kresh, réserviste israélien d’origine américaine, Le Monde, 24 octobre 2024). Divers rabbins partagent cet avis. Le président Israël Herzog quant à lui a déclaré que «C’est toute une nation [Gaza] qui est responsable» (conférence de presse du 12 octobre 2023). Il a apposé sa signature sur une bombe destinée à Gaza. Le Ministre des Finances, Bezalel Smotrich, estime pour sa part qu’«Il y a «deux millions de nazis» en Judée-Samarie [Cisjordanie]» (Times of Israël, 14 octobre 2023). Avant de devenir membre du «cabinet de guerre» de Netanyahou (2023), le général Benny Gantz, ancien Ministre de la Défense, s’était enorgueilli sur son site Facebook, en 2019, d’avoir ramené certaines parties de Gaza «à l’âge de la pierre», lors des bombardements de 2014 (cité par Sylvain Cypel, in L’État d’Israël contre les Juifs, La Découverte, 2020). En fait, l’ex-Ministre-adjoint de la Défense, Matan Vilnaï, avait déjà menacé Gaza d’une «Shoah croissante» (sic) sur la radio de l’armée en février 2008 (The Gardian, 29 février 2008). Depuis ce moment, le crescendo s’est vérifié. Dès le 17 novembre 1948, le Ministre de l’Agriculture, Aharon Zislin, avait interpellé le Conseil des Ministres : «Ce qui est en cours blesse mon âme, celle de ma famille et celle de nous tous (…). Maintenant les Juifs aussi se conduisent comme des nazis». La différence entre le génocide des Gazaouis et celui des Rohingya (Birmanie), c’est que ces derniers ont la possibilité de fuir.
[3] Bien que ce fut illégal, certains officiers allemands ont jugé légitime de tenter d’assassiner Hitler.