La jouissance et la haine
Houria Abdelouahed est professeur des Universités (Université Sorbonne Paris Nord), psychanalyste et traductrice. Elle s'intéresse en particulier à la clinique des extrêmes. Elle est auteure de plusieurs livres dont : Figures du féminin en islam (PUF, 2012), Les femmes du prophète (Seuil, 2016), Face à la destruction. Psychanalyse en temps de guerre (Éditions Des femmes. Antoinette Fouque, 2022)
Ce qui suit est un chapitre, choisi par l'auteure, d'un article qui paraîtra prochainement dans une revue de psychanalyse.
Netanyahu fait référence à la Bible pour justifier l’agression israélienne contre les Palestiniens dans la bande de Gaza et cite l’injonction biblique de se souvenir de ce que les Amalécites (tribu mentionnée dans la Torah) ont fait aux Israélites, pour justifier les bombardements dans l'enclave palestinienne soumise à un siège total, « Avec des forces partagées, avec une foi profonde dans la justice de notre cause et dans l'éternité d'Israël, nous réaliserons la prophétie d'Isaïe », lance-t-il sans se soucier d'embarrasser la laïcité. Quant au ministre de la défense israélien Yoav Gallant, il dit : "Nous combattons des animaux et nous agissons en conséquences[1]. L'autre n'est plus un semblable, mais un animal.
Du point de vue métapsychologique, il y a à distinguer entre l'agressivité qui appartient au processus de maturation de l'enfant et la haine qui vise la destruction de l'autre. Il existe, en effet, une violence primordiale et une continuité psychique entre l'agressivité et la sexualité psychique. « la seconde étant un stade d'organisation de la première »[2]. C'est pendant cette période que l'enfant montre une cruauté caractérisée par des attaques imaginaires du corps de la mère. Seulement, il ne se rend pas compte qu'il attaque ce qu'il aime. Sa cruauté « appartient à un registre en-deçà de la culpabilité ». L'objet résiste et survit aux attaques et aux pulsions cruelles. Et cette survivance de l'objet (qui reste stable et permanent malgré les attaques) est rassurante car elle place ce dernier en dehors de l'omnipotence infantile. Aussi la cruauté revêt-elle une valeur conservatrice et révèle l'intrication des pulsions de vie avec les pulsions de mort. La tendresse maternelle et un environnement « suffisamment bon » travaillent justement à l'intrications de ces deux pulsions.
Évoquant la pulsion de cruauté qui fait partie des pulsions partielles, Freud explique que l'enfant n'est pas arrêté par la douleur car « la compassion » et « la barrière de pitié » ne font leur apparition que plus trad[3]. L'enfant n'est pas en mesure d'évaluer, de jauger et juger des effets de ses désirs sur autrui. Par conséquent, cette cruauté infantile n'est pas à confondre avec le sadisme de l'adulte qui vise la jouissance via la douleur infligée à l'autre.
La cruauté primaire autoconservatrice - qui n'a pas encore une vectorisation objectale – est donc à distinguer de la cruauté mortifère et désorganisatrice en lien avec la haine.
Cette haine qui, comme l'écrit P.-L. Assoun « a beau se définir comme le contraire de l'amour, elle a le pouvoir, quand elle se déchaine, de faire oublier jusqu'à la notion même de l'amour, voire de la sinistrer »[4]. La haine préexiste à l'amour, nous dit Freud dans « Pulsions et destins des pulsions » car cela va de pair avec la genèse du moi-sujet. Sa force psychique est plus grande qu'on le pense et ses figures cliniques nombreuses : du sentiment de castration à la pointe la « plus etrême de jouissance », passant par l'érotique anale ou sa légitimation dans le délire de persécution ou la dé-liaison la plus démoniaque, la haine est obscure et constitue un défi à la théorie psychanalytique et une « épine plantée dans la théorie de la libido », comme l'écrit P.-L. Assoun. En effet, devant l'image des hommes enlevés, mis nus et filmés, avec froideur, devant une fosse commune[5], devant des morts privés des rituels funéraires, lorsque les cadavres se comptent par milliers, lorsque la promesse de vie (les enfants) est étouffée devant « l'isolement écrasant et l'indifférence »[6], on ne peut que se poser cette question : Quelle est l'érotique de Thanatos ? Quelle est cette passion obscure qui conduit à la déliaison jusqu'à ne plus savoir nommer ses effets : Désubjectivation ? Désobjectalisation ? Fades, insipides, les mots semblent privés d'enracinement. Ils perdent la verticalité du sol et leur autochtonie lorsque nous sommes devant un théâtre de l'obscénité. L'extermination massive des civils désarmés (dans tous les sens du mot) fait penser à la cruauté meurtrière productrice d'une jouissance pour celui qui a la capacité d'ôter la vie à un être humain. Nous ne sommes plus devant le symptôme de l'amour refoulé, mais de la haine qui fait symptôme[7] car déliée dans sa forme la plus radicale. Ôtant la vie, l'homme devient Dieu et écrase sous sa puissance impitoyable l'humain démuni. Jouissant de sa force, il profère des paroles au nom du Bien tout en donnant libre cours à la satisfaction pulsionnelle meurtrière. L'idéal du moi - qui s'affranchit de tous les interdits – devient grandiose. La cruauté perverse va amener la cruauté primaire à s'affranchir de la modalité organisatrice. Elle va trouer et désorganiser la cruauté primaire. La phrase de Yoav Gallant ("Nous combattons des animaux et nous agissons en conséquences) est une annulation de la « structure autrui » (Deleuze). Le meurtre se fait au nom de l'annulation de cette structure autrui. En fait, les discours de ceux qui appellent au meurtre des masses oscille entre deux logiques :
1- Celle qui fait le mal au nom du Bien et qui consiste à considérer le semblable comme un animal à abattre. Ainsi, le semblable est exclu de la communauté parlante, il est éjecté de son appartenance à l'espèce humaine. Il devient l'Homo Sacer d'aujourd'hui puisqu'il est exclu du droit divin et du droit profane[8].
Nous sommes aux confins de la désubjectivation car celui qui appelle son armée à nettoyer la terre des « animaux » s'emploie à éliminer toute capacité de discernement et de jugement chez le nettoyeur. Le surmoi de ce dernier est confisqué.
2- La seconde qui consiste à dire : « si nous voulons rester en vie, il nous faut tuer, tuer et tuer. Tout le temps, chaque jour »[9]. L'interdit de meurtre - qui structure la vie psychique – n'est plus un interdit puisque l'autre est tuable.
Dans les deux cas, les motions pulsionnelles ne connaissent pas la limite. Les soldats, en l'absence d'un surmoi régulateur, ne s'arrêtent pas devant les atrocités. « Ce qui compte c'est l'expansion narcissique au profit de l'idéal grandiose. »[10] Nous touchons là à cette « pointe extrême de la jouissance »[11] chez celui qui a le pouvoir d'humilier, de transformer l'individu en un être terrorisé, affamé, assoiffé, sale... avant de lui ôter la vie. Et une fois éliminé, dans le massacre collectif, sans sépulture et sans rites symboliques, il devient un chiffre qui s'ajoute à d'autres chiffres dans l'indistinction déshumanisante. Et la destruction des lieux participe à un effacement jusqu'aux traces des lieux. Les survivants ou les témoins sont mis ainsi devant le défi de transmettre la mémoire des lieux.
L'assaillant, dans sa toute puissance narcissique et mégalomaniaque, condamne l'autre à subir les ravages de la cruauté mortifère et déshumanisante. Les civiles de Gaza - qui survivent aux bombardements incessants qui écrasent les humains et les lieux -, vivent la honte de sentir la faim déchirer leurs entrailles à cause du blocus (ni eau, ni nourriture). Triomphe double car l'autre est détruit physiquement et psychiquement. La résistance de l'humain est mise à rude épreuve. Comment survivre à un tel enfer ?
Face à l'ivresse d'une excitation ravageante ou la jouissance de celui dont le moi est exalté, l'enfant peut dire à l'instar de Erich Maria Remarque : « Les forces délicates et secrètes (…) ne peuvent plus renaître ». Mais l'adulte, dans sa résistance, peut écrire : « Je n'ai plus que ma plume pour condamner la haine, dénoncer l'injustice, déjouer le mensonge. Je n'ai plus que ma plume pour désavouer l'arrogance des armes, l'ivresse de la puissance, la violence des conquêtes. Le monde ne peut laisser le sang des innocents sur les pierres de prière, le monde ne peut se cacher la face au nom de la culpabilité »[12].
[1] https://www.aa.com.tr/fr/monde/human-rights-watch-les-d%C3%A9clarations-de-galant-sur-les-palestiniens-sontun-
appel-%C3%A0-commettre-des-crimes-de-guerre/3013941
[2] D. Cupa, Tendresse et cruauté, Dunod, 2007, p. 35
[3] Cf. S. Freud, « Pulsions et destins des pulsions », Métapsychologie, 1940 ; O.C.F., XIII, PUF, 163-187.
[4] Assoun (1995), « Portrait métapsychologique de la haine : du symptôme au lien social », La haine, la jouissance et la loi (sous la Direction de P.-L. Assoun et M. Zafiropoulos), Psychanalyse et pratiques sociales, Anthropos, p. 129.
[5] L'avilissement désigne une attaque des assises narcissiques des individus.
[6] E. Said, Réflexions sur l'exil, Actes Sud, 2008, p. 249.
[7] Assoun, p. 129.
[8] Cf. l'excellent article de N. Zaltzamn, « Homo Sacer : l'homme tuable », in La résistance de l'humain (sous la Dir . De N. Zaltzman », PUF, Petite Bibliothèque de Psychanalyse, 1999, pp. 5-24.
[9] Arnon Soffer, professeur de géographie à l’université d’Haïfa, Israël, The Jerusalem Post, 10 mai 2004 Cité par Ilian Pappé I. Pappé, Op. cit.
[10] D. Cupa, Tendresse et cruauté, p. 150.
[11] Cf. R. Dorey, « Cette pointe extrême de la jouissance », L’écrit du temps, 1988, n° 19, p. 99-117.
[12] Tahar Bekri, Salam Gaza, éd. Elysad, 2010, p. 67.
Je rends hommage à tous ceux qui ont pu témoigner contre le massacre des humains : Mahmoud Darwich, Ghassan Kanafani, Primo Levi, Robert Antelme, Etty Hillesum, Jamila Bouhrid, Fadwa Touqan ...