Degré zéro de la défense des Droits de l'Homme et de l'Enfant
Nous avons tous déjà entendu quelqu'un donner à la question des sans-papiers cette réponse simple et lapidaire : « La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde ». Une affirmation qui semble balayer d'un revers de main toute discussion. Celui qui se révolte contre elle cherche ses mots mais c'est trop tard, la conclusion est lancée en même temps que le postulat et les oreilles se ferment. Pourtant, les histoires singulières de certains hommes, de certaines femmes, de certains enfants, valent le coup d'être écoutées car elles font émerger une autre façon de voir les choses.
L'étrange métaphore d'une vague de misère qui déferlerait sur notre chère plage de bonheur n'est peut-être qu'un fantasme. Il faudrait lui substituer une vision beaucoup plus réaliste : celle d'âmes fortes, tellement fortes qu'indépendamment de toute opinion politique, ilest bel etbien absurde de dire qu'elles sont la misère du monde.
Mais malheureusement, quand on soutient certaines familles sans papiers, on n'a même pas le temps d'engager de belles réflexions philosophiques sur la solidarité internationale. Il faut déjà tellement de temps et d'énergie pour, tout simplement, assurer ici en France le degré zéro de la défense des Droits de l'Homme et de l'Enfant. Quand ce n'est pas le degré moins un.
Courir vingt ans : chronologie d'un exil
Nane est née dans une famille kurde en Azerbaïdjan. En 1992, elle fuit l'Azerbaïdjan avec sa grand-mère sous les bombardements. Elle a douze ans et n'a aucun papier. Depuis, aucune nouvelle de sa famille. Les recherches du CICR n'ont pas abouti et aujourd'hui, la conclusion la plus probable est que les membres de sa famille aient tous disparu.
Amo, lui aussi Kurde d'Azerbaïdjan, est né en 1974. Le 2 mai 1992, des militaires viennent le chercher chez lui pour l'envoyer au service militaire. En tant que Kurde il est victime de nombreuses humiliations et passages à tabac. Il fuit. Il a 18 ans.
Dans leur exil en Ukraine, Nane et Amo se rencontrent. Ils se marient en 2000.
En 2001, Amo reçoit un ordre de quitter le territoire. Il fuit avec Nane en Russie, à Yaroslav puis à Volgograd. Mariam naît en 2003 et Atar en 2005.
En Russie, Amo est pris pour un Tchétchène et, à ce titre, enfermé et tabassé. Il ne sort qu'en signant une obligation de quitter le territoire.
Le 1er septembre 2010, la famille arrive en France, à Lyon. Elle dépose une demande d'asile, qui est rejetée, puis fait une demande de titre de séjour. Celle-ci est également rejetée et une obligation de quitter le territoire est délivrée en février 2012. Quitter le territoire. Pour aller où ?
Amo n'a, lui non plus, aucune trace de sa famille.
La vie en France de Nane, Amo, Mariam et Atar
Après avoir été hébergés en CADA, les Mamoï connaissent l'épreuve de la rue par grand froid, puis logent dans un bungalow à Vénissieux, jusqu'à la fin de l'hiver 2012.
Nés en Russie, Mariam et Atar n'ont jamais vécu sur un territoire acceptant leur présence. Aujourd'hui ils ont 9 ans et 7 ans. Ils n'ont jamais eu le droit d'être nulle part. Ils ont dormi dans la rue. Ils ont connu le froid. Mais ils sont allés à l'école, tous les jours. Depuis leur arrivé en France en 2010, ils sont scolarisés à l’école Jean Giono dans le huitième arrondissement de Lyon. L'école organise un parrainage républicain pour soutenir la famille. Ils parlent Français. C'est évident, c'est ici que Mariam et Atar peuvent planter des racines. C'est ici qu'ils ont un entourage bienveillant et familial, au sens large. C'est ici qu'il peuvent grandir.
En un an, Nane a appris le Français et Amo fait d'énormes progrès. Ils suivent tous les deux plusieurs cours. Ils connaissent Lyon sur le bout des doigts. Nane travaille bénévolement comme traductrice à la Croix-Rouge. Elle a passé avec succès l'examen blanc du DELF. Sans papiers, on lui refuse l'accès à l'examen officiel. Elle en pleure pendant plusieurs jours.
Leur famille, c'est l'ensemble des personnes, adultes et enfants, qui les entourent ici.
Un jeudi noir et honteux
A la fin de l'hiver 2012, la famille Mamoï est à la rue. Mais avec leurs avocates Maître Amar et Maître Vernet, elle est l'une des premières familles à gagner un référé liberté hébergement.
La Préfecture est mise dans l'obligation de les loger. Excédée, c'est peut-être à ce moment-là qu'elle décide d'entamer un bras de fer, en guise de funeste exemple.
Le 10 avril 2012, la Préfecture indique à la famille l'adresse de l'hôtel où elle doit se rendre.
Le jeudi 12 avril, 7h du matin, Nane m'appelle pour me dire que la police est là, dans la chambre d'hôtel. J'entends au loin des injonctions, des ordres, il faut vider aussi la salle de bains. Nane me dit "Ils nous emmènent". Où ? Au centre de rétention, à Saint Exupéry. Une voix remplace la sienne : « Qui êtes-vous monsieur ? », je réponds, mon interlocuteur raccroche avant la fin de la réponse.
Ainsi, la préfecture relogerait des familles à l'hôtel seulement pour savoir où les trouver ? Il s'agit clairement d'une attitude déloyale.
La famille passe la nuit au centre de rétention. Y compris les enfants. Des enfants, en centre de rétention.
Le 13 avril, au terme d'un plaidoyer impressionnant de Maître Amar au Tribunal Administratif de Lyon, la famille est libérée et placée dans un autre hôtel. Plus de soixante personnes ont assisté à l'audience et l'affaire est évoquée dans plusieurs médias.
La famille est assignée à résidence pour 45 jours. Il faut pointer tous les lundis et tous les jeudis.
Changement ?
Avec les changements politiques du printemps 2012, la famille Mamoï espère des jours meilleurs.
Pourtant, le bras de fer de la Préfecture continue. L'assignation à résidence est renouvelée pour quarante-cinq jours supplémentaires. Courant juillet, la Préfecture dépose un recours pour contester à nouveau le droit à l'hébergement de la famille. Le recours est rejeté immédiatement par ordonnance par le Tribunal Administratif de Lyon.
Le 28 juillet, une nouvelle assignation à résidence est notifiée par la Préfecture. Du jamais vu, et pour cause, l'assignation à résidence ne peut être légalement renouvelée qu'une fois. Sans parler des méthodes de la police, qui n'hésite pas à descendre trois matins de suite à l'hôtel pour faire signer à Amo cette notification en l'absence d'interprète.
Maître Vernet parvient à lever cette assignation à résidence lors d'une audience le 2 août (et nous avons appris depuis que la Préfecture a fait appel de ce jugement). Le même jour, coïncidence, la famille apprend qu'elle est convoquée le 9 août au service consulaire de l'ambassade d'Azerbaïdjan à Paris pour examiner la possibilité de délivrer des laissez-passer et organiser le départ. Depuis cet entretien, la famille vit encore et toujours dans la peur en attendant la réponse des autorités azerbaïdjanaises quant à la délivrance des laissez-passer.
Au-delà de l'épuisant combat administratif, Nane, Amo et leurs enfants ont pris des coups. En plus des traumatismes du passé, ils ont connu la souffrance physique en dormant dans la rue et en luttant pour se nourrir correctement. Mais les mots aussi ont frappé. Les mots si durs entendus lors des audiences au tribunal. Des propos leur reprochant souvent de mettre eux-mêmes en danger leurs enfants et de se mettre volontairement dans cette situation difficile. Des propos leur faisant remarquer que puisqu’ils prétendent avoir progressé en Français, ils sont armés pour organiser leur départ...
On a entendu par exemple : « Il existe une précarité que l'on se crée soi-même, par une espèce d'entêtement ». Ou encore : « Un centre de rétention (…) est adapté pour respecter la minorité de certains et l'individu dans son essence même ».
En plus de faire souffrir des enfants, on peut avec des mots faire souffrir encore un peu plus leurs parents.
Faut-il rappeler que la France, en mettant des enfants en rétention, a déjà été condamnée par la cour européenne de Droits de l'Homme pour traitement inhumain et dégradant ?
La famille Mamoï souhaite simplement trouver un endroit où elle ait le droit d'exister. Mariam et Atar souhaitent simplement ne pas être envoyés là où ils n'ont jamais vécu, en Azerbaïdjan, et continuer leur scolarité. Amo souhaite simplement ne pas aller là où il sera considéré comme déserteur et condamné. Nane souhaite simplement arrêter de courir et ne pas retourner à la case départ après vingt ans de course, une case départ où pour elle tout a volé en éclat, où son passé a brûlé. Un pays dont elle ne maîtrise même pas la langue.
L'honneur de la France et du nouveau gouvernement est d'accueillir la famille Mamoï dignement, en commençant par cesser un acharnement administratif qui impose à Mariam, Atar et leurs parents une vie infernale.
Martin Galmiche
RESF Lyon