Ce lundi 24 octobre, règne au TA de Melun l'atmosphère un peu particulière d'une étrange crèche. La salle d'audience, refaite à neuf, est bien remplie : dix retenus venus du Mesnil-Amelot, une douzaine de policiers en uniforme et en civil, quelques soutiens militants ou familiaux, une poignée d'avocats. Et deux nourrissons.
Le plus jeune a trois semaines tout juste. Il dort sagement dans son couffin, couvé du regard par sa maman et son papa qui ne l'a pas vu depuis qu'il a été arrêté lors d'un contrôle de police à la gare de Chaville, quelques jours auparavant. Peu importe qu'Olivier, camerounais en France depuis 2005 travaille, déclare des impôts, ait un bail commun avec sa compagne française et soit d'un père d'un enfant français. Le préfet des Hauts-de-Seine a des chiffres à faire, une carrière à mener et du zèle à démontrer au sinistre Guéant. Interpellation, garde à vue, rétention, peut-être expulsion. Et à chacune des étapes de ce qui est un calvaire pour celles et ceux qui en sont victimes, les félicitations des supérieurs fleurissent, des primes sont promises. Et voilà pourquoi Olivier s'est retrouvé sur les bancs d'un tribunal, son tout petit enfant dans les bras sous le regard faussement indifférent et gêné des policiers chargés de le surveiller.
L'autre enfant est une fille, Tuana, elle a 14 mois, l'œil qui pétille et le sourire facile. Elle aussi est entre ses parents, kosovars, demandeurs d'asile déboutés, expulsés de leur hébergement à Belfort, le 17 octobre (un anniversaire ?) comme 35 demandeurs d'asile. C'est comme ça le régime irréprochable de Sarkozy : on bricole pour offrir 300 millions à Monsieur Tapie et on jette les hommes, les femmes et les enfants à la rue. Ils ont été provisoirement relogés, pas par humanité, mais par peur du scandale provoqué par les associations.
Lentida, la maman de Tuana qui parle français, a commis une faute lourde : interrogée par France 3, elle a raconté, face à la caméra ce qui s'était passé. Pour le préfet, c'en a visiblement été trop : dès le lendemain il envoyait la police interpeler la famille de l'insolente dans l'hôtel où elle avait été provisoirement placée. Le père Dashnor, sa femme et sa fille étaient arrêtés. Mais pas les deux enfants ainés du couple, Myrteza, et Muala, 13 et 11 ans, et leur grand-mère qui, faute de place, avaient été hébergés ailleurs.
Les membres de la famille Latifi capturés étaient immédiatement menés au nouveau camp pour famille du Mesnil-Amelot. C'est ainsi que Tuana s'est elle aussi retrouvée sur les bancs du tribunal entre ses deux parents mais sans son frère et sa sœur.
Comme bien souvent dans ces audiences, les choses traînent. Tuana s'énerve, se tortille, crie. Sa mère lui donne le sein, pratique peu usuelle devant la justice administrative. Ça ne suffit pas. Je sors pour acheter des biscuits. Lundi matin dans ce quartier de Melun, tout est fermé, sauf la pharmacie. J'y entre dans l'espoir d'y trouver de quoi calmer l'enfant. Sous mes yeux des tétines, celles qui font hurler les parents à principe. De retour au TA, je demande aux policiers l'autorisation de remettre cet objet (potentiellement dangereux ?) à la prisonnière de 14 mois qu'ils ont sous leur garde. J'en profite pour leur faire la leçon à ces garçons et filles, jeunes pour la plupart, qui tuent les heures perdues en bavassant ou le nez plongé dans leur Smartphones. Ils sont cinq ou six devant moi. Je leur rappelle que les syndicats de policiers viennent de protester publiquement contre le fait que l'un des avions privés qui sert aux expulsions ne comporte pas de toilettes, situation dégradante pour le personnel comme pour les familles expulsées. Ils sont en service, je n'attends aucune réponse, mais je sais qu'ils sont conscients et honteux du travail qu'on leur fait faire. Personne ne s'engage dans la police pour emprisonner et convoyer des enfants et des nourrissons. Qu'ils s'adressent à leurs syndicats pour demander que ça cesse. Ils baissent la tête, certains opinent discrètement du bonnet.
L'audience débute. La voix de stentor de la greffière demande le silence « sauf pour la petite jeune fille qui, elle, aura le droit de parler quand elle veut ». Ça donne l'ambiance du tribunal. Le président, une femme souriante et qu'on sent bien disposée (mais on est parfois bien déçu), n'est manifestement pas à la fête. Elle perd ses mots et se trouble quand l'un ou l'autre des petits pleure.
Morne défilé des retenus « pour lesquels il n'y a rien à faire » selon le droit et parfois un peu trop facilement à mon goût, ce matin là, selon l'avocat de permanence : quelques mois de présence en France, en transit vers la Grande-Bretagne, aucune attache familiale dans le pays. Sur les dix situations présentées ce jour-là, quatre libérations, six rejets. On a, hélas, connu pire.
En fin de matinée, examen de la situation d'Olivier Y. Il confie son enfant à sa mère avant de s'avancer, bien droit, à la barre. Son avocat aligne les pièces qui témoignent de la vie commune et en montre la preuve irréfutable : l'enfant qui dort dans les bras de sa maman.
Résultat, et d'un. Libération du retenu, injonction au préfet du 92 de réexaminer la situation, délivrance d'une APS de 3 mois et 1000 € de dommage et intérêts pour le retenu injustement. La famille est aux anges. RV pris pour la suite.
Après des heures d'attente, la famille Latifi est appelée à la barre, petit groupe compact, Dashnor et Lentida au centre, Tuana dans les bras de sa mère distribue les sourires les signes de la main à la cantonade, l'interprète albanais à gauche. A droite Chantal, conseillère municipale d' d'Etueffont, un village proche de Belfort, s'est mise debout aussi. Elle se charge de distraire la petite quand elle s'agite et que sa mère se concentre sur ce qui se dit.
Bruno Vinay, l'avocat, parle. Efficace et un peu plus, comme d'habitude. Il rappelle les circonstances de l'arrestation, la mise à la rue des demandeurs d'asile, le relogement provisoire en hôtel, Lendita interviewé par France 3. Et le lendemain, comme par hasard, l'intervention de la police pour l'arrêter ainsi que sa famille. Aucun lien entre les deux événements ? Comme si les Latifi étaient les seuls demandeurs d'asile à avoir épuisé leurs recours ! Mais la police manque les deux enfants aînés hébergés ailleurs avec leur grand-mère, elle-même sous le coup d'une OQTF. Cela aboutirait, si les parents étaient expulsés à faire des enfants des mineurs isolés, inexpulsables et devant être pris en charge par l'ASE ! En fin d'audience, Chantal, qui a rempli une attestation d'hébergement, prend la parole d'autorité, au nom de tous ceux qui connaissent et estiment les Latifi.
Le président rend sa décision : libération, injonction au préfet de réétudier la situation de cette famille.
C'est une vraie victoire, due au talent de l'avocat qui ne lâche rien mais aussi au courage et à la dignité des parents qui ont forcé le respect des policiers et du magistrat. Mais c'est aussi le produit de l'action des belfortins, trop peu médiatisée hors du territoire, qui se sont rassemblés à plusieurs dizaines devant la préfecture, ont su réconforter et protéger les enfants qui n'avaient pas été arrêtés et leur grand-mère. Chantal, la conseillère municipale d'Etueffont, s'est mise en route pour Melun à 3 heures du matin non sans avoir mis un siège de bébé dans sa voiture... « au cas où ».
Sarkozy et ses collaborateurs ne s'en sont pas encore rendu compte, mais ils ont perdu. Quand des pans entiers de la population agissent ainsi, n'hésitent pas à passer du temps, de l'énergie, de l'argent aussi en solidarité avec des étrangers, la démagogie xénophobe, les allusions franchouillards à la Guéant, les propos racistes d'Hortefeux, le discours de Grenoble et autres ne passent pas. Ne manque plus qu'à le traduire en termes politiques.
Richard Moyon - RESF 92