Ce texte est paru dans la rubrique "souverain poncif" du numéro 7 de Délibérée.
Marie Crétenot est juriste, responsable du pôle Recherche et plaidoyer à l'Observatoire international des prisons-section française (OIP-SF). Elle a co-animé, en partenariat avec l'EHESS, un séminaire sciences sociales et prison (2015-2017) et contribué à la rédaction du Guide du prisonnier (Ed. La Découverte, 2012).

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C’est pratiquement une légende urbaine. Depuis dix ans, l’antienne des 100 000 peines inexécutées (80 000 en variante) trouve de nombreux répétiteurs. Dans le monde politique, singulièrement à droite et à l’extrême-droite1, du côté de représentants des forces de l’ordre2 ou de lobbies tel l’Institut pour la Justice3. Le « scandale » est brandi à l’envi ; tantôt pour dénoncer le laxisme des juges, tantôt l’insuffisance du parc carcéral, tantôt le sentiment d’impunité des délinquants qui en découlerait. Souvent tout à la fois. À l’origine de ce poncif ? Un rapport de l’inspection générale des services judiciaires de 20094 à qui l’on a fait dire d’autres choses que son contenu – et qui continue d’être instrumentalisé.
Le rapport n’a jamais parlé de « peines inexécutées » - et donc de condamnés qui échapperaient à la sanction mais de « peines en attente d’exécution ». La nuance est de taille. Car, dans un cas, il s’agit de dysfonctionnements ; dans l’autre, du fonctionnement normal de la justice. L’omniprésence de la référence prison dans les esprits tend à l’occulter. Mais, en droit, l’emprisonnement est censé être le dernier recours5. En matière correctionnelle toute autre solution doit être recherchée. Avant le jugement, pendant le jugement et même après le jugement. Dès lors, les magistrats sont non seulement invités à privilégier les alternatives à l’incarcération dès l’audience, mais des mécanismes ont aussi été mis en place pour favoriser l’exécution des peines d’emprisonnement sous une autre forme, quand la durée est inférieure à deux ans (un an si récidive légale) et que le tribunal estime qu’une incarcération immédiate n’est pas nécessaire. Ce qui est le cas, en pratique, au moins sept fois sur dix6. Il peut ainsi être décidé, pour éviter les effets délétères de l’emprisonnement, que la peine sera subie sous le régime de la semi-liberté, de la surveillance électronique ou d’un placement à l’extérieur avec accompagnement socio-éducatif (décision d’aménagement de peine)7, voire convertie en sursis-travail d’intérêt général ou jour-amende si la peine est de moins de six mois (décision de conversion de peine)8.
La quasi-totalité des peines en attente d’exécution a trait à ce processus - principalement pour de courtes (voire de très courtes) durées : six mois ou moins (86 %)9. Des blocages dans la mise à exécution peuvent parfois se présenter en raison de difficultés à localiser la personne, celle-ci étant sans adresse connue ou introuvable. Mais, in fine, l’inexécution d’une peine pour expiration du délai de prescription (cinq ans en matière correctionnelle) est exceptionnelle. Le chiffre de 80 000 ou 100 000 peines « non exécutées », qui varie en réalité selon les années, ne constitue donc pas une jauge de l’impunité, mais reflète un stock en renouvellement permanent de peines appelées à être mises à exécution. A plus ou moins brève échéance. Et c’est là que le bât blesse.
En principe, les juridictions de l’application des peines disposent de six mois tout au plus10 pour décider d’une conversion ou d’un aménagement de peine, après examen de la situation par le service pénitentiaire d’insertion et de probation. Passé ce délai, le ministère public peut ramener la peine à exécution. La procédure n’est donc pas censée s’éterniser. Néanmoins, en pratique, il en va autrement. D’abord, parce que la signification du jugement, point de départ du délai, peut prendre du temps, parfois jusqu’à huit mois. Ensuite, parce que la juridiction d’application des peines peut déborder, ne pas respecter le délai imparti. Enfin, parce que le parquet, souhaitant ramener la peine à exécution, peut avoir perdu la trace de la personne. Ainsi, au terme d’un an, 47 % seulement des peines de six mois ou moins sont mises à exécution sous la forme d’un aménagement, d’une conversion – ou le cas échéant d’un placement sous écrou si les autres mesures ont été écartées11. Le délai peut s’étaler sur deux, trois, et même quatre ans. Ce qui altère le sens de la peine, décrédibilise la sanction et peut conduire à des situations absurdes et désastreuses, tel mettre en péril une sortie de délinquance amorcée ou durablement engagée entre temps. En cause ? La « clochardisation » de la Justice12.
Postes vacants, greffes engorgés, juges d’application des peines croulant sous les dossiers, conseillers d’insertion et de probation à l’asphyxie. Les missions s’étendent sans que les effectifs suivent, ni viennent combler les vides. Dans les juridictions, tout manque. Même le papier et les cartouches d’encre pour imprimer. La France consacre 65,90 € par an et par habitant à la justice, quand l’Allemagne dépense 122 €, les Pays-Bas 119,20 €, la Suède 118,20 €, la Belgique 82,30 €, l’Espagne 79,10 €13... Le pays compte moins de trois procureurs pour 100 000 habitants, quand outre-Rhin ou en Belgique ils sont plus du double avec moins d’affaires à traiter et un périmètre d’actions plus réduit. Le système frôle l’embolie tandis que les magistrats sont pris dans une machine folle, soumis à des injonctions contradictoires : d’une part, l’attente d’une réponse pénale qualitative, tenant compte des individus et de la singularité de leur parcours dans le respect de l’esprit des textes ; et de l’autre, des incitations régulières à la fermeté - évaluée au volume de peines de prison prononcées et à leur durée. Et, de fait, avec la pénurie de moyens, la multiplication des procédures de jugement rapide, des audiences qui s’étendent tard dans la nuit, l’absence ou la pauvreté du temps consacré à l’analyse de la situation des prévenus, la perméabilité au climat répressif ambiant, etc. les peines de prison augmentent, sans corrélation directe avec la délinquance, et particulièrement celles de courte durée. Depuis quinze ans, le nombre de peines d’emprisonnement prononcées (en tout ou partie) a augmenté de plus de 20 %. Dans près de sept cas sur dix, la durée est inférieure ou égale à six mois. Le plus souvent pour des vols et des délits routiers14.
En dépit de la nocivité établie de cette forme de pénalité, les prisons regorgent de condamnés à de telles peines. Ils s’entassent en maisons d’arrêt surpeuplées, pour un temps impropre à l’élaboration d’un projet et la mise en place d’un travail constructif sur les facteurs de passages à l’acte, mais suffisant pour les aggraver. Désocialisation inhérente à l’incarcération. Fragilisation des liens familiaux. Rupture parfois des relations conjugales. Perte des minima sociaux, de l’emploi éventuel, ou du logement. Immersion dans une sous-culture contrainte au rapport de force. Stigmates de la détention ... Ils sont actuellement 10 700 environ dans cette situation et représentent près d’un quart de l’ensemble des condamnés incarcérés15. En flux, chaque année, cela s’abat sur 69 000 personnes16. Car, dans bien des cas (40 %), la procédure d’examen des possibilités d’aménagement de peine ou de conversion avant l’incarcération se solde finalement par une incarcération. Faute de conseillers pénitentiaires d’insertion et de probation et partenaires suffisants pour crédibiliser le suivi en milieu ouvert, de structures et offres adaptées à la diversité des situations, notamment les plus précaires ?
S’il y a scandale à dénoncer, il est là. Dans le manque de moyens alloués à la justice, à l’application des peines et aux mesures alternatives à la prison. Dans l’ambiguïté de la politique pénale et les appels constants à la fermeté à des fins de communication politique, sans en interroger le sens ni les conséquences. Dans l’accroissement continu du parc carcéral, dépenses faramineuses à la clé, sans questionner le recours grandissant à l’emprisonnement et ses coûts sociaux. C’était le sens pour une large part du rapport de l’IGSJ en 2009. Quand on désigne la lune, il n’y a pas lieu de regarder le doigt ...
Maintes fois déconstruit, le mythe des 100 000 peines inexécutées s’est néanmoins installé jusqu’à recevoir une nouvelle déclinaison, plus pernicieuse encore, portée au sommet de l’État : une peine aménagée ne serait pas une peine réellement exécutée, l’aménagement dénaturant la décision de la juridiction de jugement17. Qu’importe que le prévenu se soit vu accorder moins d’une demi-heure d’audience – dont six minutes pour sa défense, comme en comparution immédiate18. Qu’importe que le tribunal n’ait pas d’information sur lui, autres que lapidaires. « Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage » dit l’adage. Les poncifs ont la vie dure.
Marie Crétenot
1 Par exemple, Jean-Marie Le Pen, Franceinfo, 5 février 2015 ; Éric Ciotti, RMC, 3 janvier 2018 ; Valérie Pécresse, RMC, 8 janvier 2018 ; Frédéric Péchenard, France Inter, 8 janvier 2019.
2 Par exemple, Jean-Claude Delage, secrétaire général du syndicat de police Alliance, in Le Républicain Lorrain, 8 août 2012 ; Patrice Ribeiro, représentant du syndicat de police Synergie, in Libération, 5 août 2013.
3 Xavier Bébin, L’inexécution des peines de prison, Pourquoi tant de peines inexécutées ? Quelles solutions ? Institut pour la Justice, Études et analyses, n°7, août 2009.
4 IGSJ, Évaluation du nombre de peines d’emprisonnement ferme en attente d’exécution, mars 2009.
5 Article 132-19 du code pénal
6 Ministère de la justice, références statistiques Justice, année 2017 ; Étude d’impact du projet de loi de programmation pour la justice 2018-2022, 28 avril 2018.
7 Article 723-15 du code de procédure pénale.
8 Article 132-57 du code pénal.
9 Cinq ans pour sauver la justice !, rapport d'information n°495 (2016-2017) fait au nom de la commission des lois du Sénat, 4 avril 2017.
10 Article 723-15-2 du code de procédure pénale.
11 Étude d’impact, op. cit., avril 2018.
12 Cette expression a été employée par Jean-Jacques Urvoas, alors garde des Sceaux, le 18 avril 2016 lors d’un déplacement à Lille.
13 Conseil de l’Europe, Systèmes judiciaires européens, efficacité et qualité de la justice, Études de la CEPEJ n°26, édition 2018.
14 Étude d’impact, op. cit., avril 2018.
15 Ibid.
16 Rodolphe Houllé ; Guillaume Vaney, La mise à exécution des peines d’emprisonnement ferme aménageables avant toute incarcération, Infostat Justice n°166, septembre 2018.
17 Emmanuel Macron, Discours à l’ENAP, Agen, 6 mars 2018.
18 Warren Azoulay, Sacha Raoult, « Les comparutions immédiates au Tribunal de Grande Instance de Marseille », Les Rapports de Recherche de l’ORDCS, n°8, juillet 2016.