Il faut dire d’abord l’immensité de la douleur. On ne peut pas comprendre le point de vue des victimes si on ne mesure pas ce que représente ce traumatisme dans toute son ampleur. S’y mêlent tout à la fois le deuil, le sentiment d’absurdité, la soudaineté de l’événement, les effets de ricochet sur la famille et les proches, la confrontation brutale et directe avec des cercles qui existaient jusque-là seulement à la périphérie de nos vies : le pouvoir politique, les médias, les associations, et bien sûr la justice, puisque c’est d’elle qu’il s’agit ici.
Suis-je une victime comme il faut ?
D'emblée, la justice se mêle de la souffrance pour reconnaître ou dénier la qualité de victime. Et l'on se prend à chercher son nom sur des listes – avant de devoir, parfois, batailler pour gagner le droit d'y figurer. De son côté, le parquet de Paris est chargé d'établir la « liste unique des victimes » (LUV), dont la dénomination est trompeuse car il y en a d'autres. Le Fonds de garantie des victimes de terrorisme et autres infractions (FGTI) établit en effet son propre inventaire, indemnisant ainsi des personnes qui ne figurent pas sur la LUV ; le magistrat instructeur devra, quant à lui, vérifier la recevabilité de chaque constitution de partie civile1.
Les périmètres d'inclusion des victimes sont variables et incertains. Même des notions d'une apparente évidence s'avèrent floues. Il en va ainsi des « victimes directes » : si les morts et les blessés physiques en font incontestablement partie, la reconnaissance relativement récente du psycho-traumatisme pose problème. À tel point que les critères retenus par le FGTI pour circonscrire les victimes de l'attentat du 14 juillet 2016 à Nice ont été beaucoup plus restrictifs qu'au lendemain du 13 novembre 2015 à Paris. Avoir été un témoin direct de la fusillade du Carillon ou de La Belle Équipe a suffi en novembre. Ceux du 14 juillet ne peuvent quant à eux se contenter d'avoir foulé la Promenade des Anglais : il fallait être sur le trajet du camion... Pour les « victimes indirectes », c'est-à-dire les proches des précédentes, d'autres questions surgissent : dans nos vies, l'onde de choc s'étend bien au-delà des parents, grands-parents, frères, sœurs et enfants des défunts, qui sont pourtant les seuls dont les droits ne sont pas discutés.
Être reconnu comme une victime est donc pour beaucoup une première bataille difficile. Elle l'est d'autant plus qu'il n'est pas simple d'avoir une réponse, même négative : la LUV est gardée secrète, y compris pour ceux qui y figurent, de crainte – c'est le motif qui a été donné en réunion du « comité de suivi des victimes » – d'avoir à expliquer à ceux qui en ont été retirés les raisons de cette radiation.
Droit d'accès et accès au droit
Ma fille Lola a été fauchée par une balle de fusil d'assaut alors qu'elle dansait au Bataclan, le 13 novembre 2015. Père d’une jeune femme décédée, j’ai donc été immédiatement reconnu comme une victime indirecte. Comme beaucoup d’autres, je me suis rapidement constitué partie civile. J’ai fait cette démarche avec en tête une priorité absolue : avoir accès au dossier pour connaître, autant qu’elles puissent l’être, les circonstances précises du décès de ma fille. Cette quête a été plus difficile que je ne le pensais : plusieurs mois ont été nécessaires pour obtenir le versement au dossier des rapports des médecins légistes. Et aux protestations d’impatience des parents, il a été répondu que ce délai, qui nous paraissait interminable, représentait un effort exceptionnel – les juges doivent parfois patienter plus d'un an avant de recevoir certains rapports d'expertise. La communication du résultat de cet examen est une autre épreuve. Certains parents ont réalisé à ce moment que le corps de leur enfant avait été transporté de l’institut médico-légal à l’hôpital sans qu’ils en aient été informés. Les avocats, dont le truchement apparaît rapidement incontournable, hésitent parfois à communiquer aux familles des éléments dont ils savent la brutalité. Les photographies des constatations des enquêteurs et des opérations d'autopsie peuvent en particulier s'avérer bouleversantes. La technicité des termes médicaux constitue une autre entrave à la compréhension des conclusions médico-légales. Certains parents préfèreraient que le médecin qui a pratiqué l’examen puisse expliquer les termes de son rapport.
Faut-il prendre un avocat ? Ou bien plusieurs ? Et si oui, lesquels ? Ce sont sans doute les questions les plus fréquemment posées par les victimes. J’ai beau avoir un fils avocat, j’étais au départ bien démuni pour y répondre. Et j’ai beau me considérer aussi peu procédurier qu’il soit possible de l’être, je me suis trouvé finalement pourvu de trois conseils : un pénaliste m'aide à suivre l'information judiciaire, un spécialiste du droit de la réparation me représente dans le dialogue inévitable avec le FGTI et, de manière plus inattendue, un avocat spécialiste du droit des médias m'assiste dans une affaire indirectement liée à ma qualité de victime2. D’autres ont dû solliciter des avocats car ils souhaitaient engager des procédures mettant en cause l’action des pouvoirs publics ou pour se défendre vis-à-vis de médias ne respectant pas toujours la dignité des victimes. J’ai depuis acquis la ferme conviction que les futurs progrès du droit des victimes résident en grande partie dans une amélioration de l’accès au « bon » avocat. Il faut donner aux victimes les informations nécessaires pour effectuer ce choix. Il faut aussi lever les obstacles financiers, qui malheureusement subsistent, l’aide juridictionnelle n’étant pas du tout adaptée à la complexité des dossiers en matière de terrorisme.
Combat commun, attentes multiples
Échanger des conseils, se soutenir mutuellement, lutter ensemble… : autant de raisons de se regrouper. Avec d’autres, j’ai créé l’association « 13 novembre : Fraternité et Vérité » en janvier 20163. L'un de nos premiers combats a été d’obtenir le droit de nous constituer partie civile en tant qu’association. Ce droit nous a été promis quelques jours à peine après notre création, dès notre première rencontre avec la ministre de la justice d’alors, Christiane Taubira. Cette promesse a été renouvelée bien des fois depuis… Pourtant, j’écris ces lignes un an après et nous ne sommes toujours pas partie civile. C’est sans doute imminent, mais les cheminements législatifs et règlementaires et les procédures qui en découlent sont bien lents au regard de nos impatiences4.
En attendant que notre association puisse être partie civile, je me fais un devoir de suivre autant que possible l’avancée de l’instruction. Partie civile à titre personnel, j’ai eu plusieurs fois l’occasion de rencontrer le juge Christophe Teissier dans son bureau encombré de dossiers, dont la peinture écaillée reflète bien la misère matérielle de la justice. Je l’ai encore vu en compagnie de ses collègues co-saisis du dossier lors des réunions organisées à la fin du mois de mai 2016 pour rencontrer l’ensemble des parties civiles dans un amphithéâtre de L’École militaire. J’y ai mesuré la difficulté pour les magistrats de répondre aux attentes parfois contradictoires des victimes concernant le procès pénal : elles veulent que les coupables soient identifiés et châtiés (quand ils ne sont pas déjà morts…), mais elles souhaitent aussi d'emblée élargir le cercle des responsables. Il y a, chez nombre d'entre elles, un énorme besoin d’avoir quelqu’un ou quelque chose à blâmer pour la perte subie. Les coupables ultimes étant invisibles et hors d’atteinte, certains se donnent des haines de substitution : la hiérarchie policière, les hommes politiques, les pouvoirs publics en général. Ceux-là ne sont d’ailleurs sans doute pas au-dessus de tout soupçon ou de tout reproche. Mais la recherche des responsabilités de cet ordre n’est pas l’objectif premier de l’information judiciaire, elle peut même la gêner en altérant la coopération des pouvoirs publics et de la police avec la justice. Les magistrats ont eu bien du mal, lors de ces séances tendues, à se dissocier de l’opprobre qui s'élevait d’une partie de la foule des victimes à l’encontre des pouvoirs, quels qu’ils soient.
La dignité en partage
L’existence d’une association est une aubaine pour la presse, dont le carnet d’adresse s'enrichit d'interlocuteurs toujours prêts à être interrogés. C’est ainsi que j’ai dû souvent m’exprimer sur les péripéties de la procédure judiciaire, en particulier sur le sort de Salah Abdeslam, puisqu’il est le principal membre du commando détenu en France : « Que pensez-vous du fait que Salah Abdeslam refuse de répondre aux questions du juge ? Que pensez-vous du fait qu’il bénéficie de l’aide juridictionnelle ? Que pensez-vous du fait qu’il s’exprime par courrier ? Êtes-vous pour ou contre les caméras de surveillance 24h/24h ? Trouvez-vous ses conditions de détention excessivement luxueuses ? ». Mes réponses ont sans doute été plus marquées par le respect du droit et de la dignité humaine que par la haine et l’esprit de vengeance. Cela a parfois dérouté mes questionneurs, parfois suscité des critiques. Dans l’ensemble, j’ai plutôt été soutenu, notamment par les victimes et les membres de mon association – ce qui est rassurant sur la nature humaine et la maturité de nos concitoyens.
Pour ma part, même si je conserve une distance critique et vigilante vis-à-vis de la justice, je suis certain d’une chose : l’État de droit est la seule réponse efficace à la barbarie.
1 Voir les articles 85 à 87 du code de procédure pénale. [N.D.L.R]
2 J’ai été mis en cause dans une pétition sur internet, au titre de mon activité professionnelle, en des termes qui faisaient allusion, de manière oblique mais extrêmement désagréable, à mon « expérience » de victime du terrorisme.
3 http://13onze15.org [N.D.L.R]
4 Par arrêté du 18 janvier 2017, l'association a finalement obtenu l'agrément prévu à l'article 2-9 du code de procédure pénale, lui ouvrant le droit de se constituer partie civile. [N.D.L.R]