Cet article a été écrit par Alexis Spire et Katia Weidenfeld pour le dossier (in)égalités, que fait la Justice ? du numéro 7.

Alexis Spire est directeur de recherche au CNRS et codirecteur du master Pratiques de l'interdisciplinarité. Ses publications portent sur les inégalités sociales, le rapport à l'impôt des contribuables et les formes d'adhésion et de résistance à l'État.
Katia Weidenfeld est historienne du droit. Elle est vice-présidente de tribunal administratif et directrice d'études à l'École nationale des chartes. Ses publications portent notamment sur l'histoire et la sociologie du contentieux administratif.
La réforme de la justice promulguée le 23 mars 2019 a remis au centre de l’attention la question de l’accès au juge et au droit. De nombreuses et nombreux professionnel·les du droit –avocat·es et magistrat·es- ont en effet relevé que la refonte de la carte judiciaire, la déjudiciarisation de certains conflits, l’obligation de conciliation préalable prévue pour les litiges à faible enjeu financier et la généralisation des procédures dématérialisées pouvaient limiter, en pratique, l’accès au droit et à la justice. La généralisation des procédures dématérialisées risque, par exemple, d’accroître les difficultés de celles et ceux qui sont le plus éloigné·es des grands tribunaux et le moins doté·es pour se confronter aux démarches numériques. L’inégalité face aux nouvelles technologies n’est cependant qu’une dimension supplémentaire des obstacles que rencontrent les justiciables pour obtenir satisfaction devant les tribunaux.
Dans une recherche collective centrée sur l’évolution des recours adressés à la justice administrative, nous avons forgé la notion de « capital procédural » pour rendre compte de la capacité à transformer un litige en un contentieux formulé dans des termes juridiques susceptibles d’emporter la conviction des juges1. Cette notion permet de rompre, d’une part, avec une analyse des conflits juridiques consistant à ramener la probabilité d’un procès à l’anticipation raisonnée des gains qu’un·e justiciable peut en retirer, et, d’autre part, avec une lecture juridico-centrée consistant à considérer le recours au droit comme l’expression d’une « culture juridique » accumulée au fil du temps. Les entretiens réalisés avec des justiciables rencontré·es dans les audiences des tribunaux montrent en effet que la volonté de s’en remettre à la décision d’un·e juge revêt souvent une dimension symbolique qui dépasse largement le calcul des coûts et des avantages pouvant découler de l'action engagée. La démarche peut même être rattachée à des attentes collectives, notamment lorsqu'elle intervient dans un cadre professionnel : lorsqu’un·e fonctionnaire dépose un recours pour ne pas avoir pu prendre ses congés ou lorsqu’un policier se plaint d’un outrage à agent, l’enjeu de la procédure engage bien plus que les profits matériels escomptés. En outre, l’étude statistique des caractéristiques sociales des requérant·es révèle que la possession d’un savoir juridique est loin d’être une condition nécessaire au dépôt d’un recours, ou même un facteur déterminant dans la probabilité de l’emporter.
Une combinaison de capitaux mobilisés dans des contextes institutionnels
L’enjeu du recours à cette notion de « capital procédural » n’est pas d’identifier une nouvelle forme de capital qui serait spécifique aux justiciables mais de désigner une combinatoire des ressources mobilisées dans différentes sphères du monde social2. La propension à obtenir gain de cause devant les juges, et plus généralement à faire valoir ses droits, résulte en effet d’un cumul des différentes formes de capital mises au jour par Pierre Bourdieu3. Le capital économique, agrégation de plusieurs types de richesses, permet de supporter le coût des démarches qui précèdent le procès (avocat·e, constats, photocopies etc.), surtout lorsqu’il s’agit d’attendre plusieurs années une solution ou une indemnisation. Le capital culturel permet de répondre aux attentes des professionnel·les du droit (adopter la posture attendue devant les juges) et, par sa composante scolaire, de savoir se repérer dans les méandres d’une procédure écrite et technique (être en mesure de fournir les bons justificatifs, de produire ou de retrouver certaines preuves ou attestations…). Le capital social recouvrant l’ensemble des contacts et réseaux d’amitié qu’un individu peut mobiliser, permet de mieux choisir les professionnel·les du droit dont on peut s’entourer et d’accumuler des conseils tout au long de la procédure.
Le terme de « capital procédural » rend compte à la fois des dispositions des justiciables –au sens large- et des contextes institutionnels dans lesquels celles-ci peuvent se déployer. La demande de justice est en effet indissociable des contextes pratiques dans lesquels naissent les litiges. Par exemple, la mise en œuvre de la loi sur le droit au logement opposable (DALO) a créé un mécanisme d’injonction subordonné à la saisine du tribunal, administratif, ce qui n’a pas manqué d’avoir une incidence sur le nombre des requêtes4.
Le capital procédural peut aussi être le produit d’échanges et de savoirs partagés dans le cadre de contestations de l’État, comme cela a pu être le cas avec les mobilisations du personnel enseignant et des parents contre le fichier « base élèves »5. Mais les transformations du contexte et du paysage institutionnel n’ont pas les mêmes incidences selon les dispositions des acteurs et actrices concerné·es. L’effet des changements de règles de procédures –par exemple, délais de recours, ministère d’avocat·e ou recours préalable obligatoire- est plus ou moins marqué selon la capacité des justiciables à réorienter leur stratégie. La réforme de la justice prud’homale, engagée par la loi Macron du 6 août 2015, a engendré une forte diminution des affaires portées devant cette justice, laquelle ne se répercute pas de manière identique sur toutes les sections : ainsi de 2014 à 2017, le nombre d’affaires nouvelles a diminué de 30% (passant de 154 340 à 106 537 en trois ans), mais les cadres –qui cumulent davantage de capitaux- ont bien moins pâti de cette baisse (de 26 515 à 21 824) que les ouvrier·es (de 36 389 à 21 706) ou que les employé·es (de 57 151 à 38 430)6. De la même manière, l’usage des termes et des dispositifs juridiques pour publiciser une cause, pallier l’essoufflement d’une mobilisation sur le terrain ou engager un dialogue avec les instances administratives et politiques, est aussi conditionné aux ressources des contestataires qui sont loin d’être également armé·es pour convertir un litige en menace de procès. Ainsi, au début des années 1990, l’association Vivre dans la Presqu’île de Saint-Tropez s’est singularisée en déposant un recours devant le tribunal administratif, tandis que les autres comités de défense du site de Pardigon n’ont pas utilisé, faute de ressources, ce possible règlement du conflit par la mobilisation contentieuse7.
Du mécontentement au procès : comprendre le non-recours à la justice
Les études empiriques consacrées aux conditions dans lesquelles certain·es justiciables parviennent, plus souvent que d’autres, à accéder au juge restent encore peu nombreuses. Tout comme le non recours, l’absence de contentieux est toujours plus difficile à appréhender. Néanmoins, à rebours de l’affirmation d’une judiciarisation des rapports sociaux, certains contentieux apparaissent extrêmement stables voire en régression. C’est le cas des litiges du travail, aussi bien devant les prud’hommes (en nette régression ces dernières années) que devant les juridictions administratives (stabilisées entre 15 000 et 20 000 requêtes, en dehors des demandes en séries). La notion de « capital procédural » permet d’éclairer les obstacles auxquels peut se heurter la transformation d’un mécontentement en litige.
À partir d'une enquête dans un département populaire de banlieue parisienne, Camille François montre les conditions qui conduisent des propriétaires-bailleurs à porter un litige devant la justice en vue d’une expulsion locative : les usages différentiels du droit et du protocole judiciaire peuvent fortement varier et se traduisent en termes de présence à l'audience ou de probabilité de recours à un·e avocat·e8.
Un aperçu plus général des effets de sélection qui parsèment l’accès au tribunal a pu être fourni grâce à une enquête statistique conduite auprès d’un échantillon de 2700 personnes, représentatif de la population française : en demandant aux personnes enquêtées si elles avaient déjà eu l’expérience d’un conflit dans les domaines du travail, du voisinage, du logement, du litige commercial ou des affaires familiales, on a pu montrer que les raisons de renoncer à saisir la justice ne sont pas les mêmes pour tous les types de conflits. Il apparaît également qu’il y a une forme de socialisation à la procédure contentieuse : un premier contact avec la justice amorce l’apprentissage du fonctionnement de cette institution et accroît la probabilité d’y porter d’autres litiges9.
Du procès au jugement : les moyens d’obtenir satisfaction
La notion de capital procédural permet encore de rendre compte des chances d’obtenir satisfaction ou des risques d’être poursuivi·e ou condamné·e par la justice. En effet, la question de l’accès au droit ne saurait se limiter à la possibilité d’être entendu·e par un·e juge. Se présentant comme la combinaison de différentes dispositions, le « capital procédural » qui permet de défendre efficacement sa cause devant la justice ne se décline pas de la même façon selon les différents contentieux. Devant les conseils de prud’hommes, la capacité à produire des preuves à l’appui de son argumentation apparaît ainsi comme une ressource essentielle pour emporter la conviction. Si cette faculté de rechercher et de trier les informations pertinentes n’éclipse pas l’importance des dispositions économiques et du capital social, elle semble jouer un rôle déterminant dans les conflits du travail10.
Dans les affaires relatives à la reconnaissance de la qualité de réfugié·e, il apparaît que la décision favorable repose moins sur la vérité d’un parcours que sur la capacité de la demandeuse ou du demandeur à transformer le traumatisme de l’exil en un récit de vie crédible et donnant prise à une qualification juridique. Or, cette capacité est intimement liée à une aptitude à produire une présentation cohérente, à la fois en soi et au regard des représentations collectives, et à la possibilité d’administrer des preuves utiles. Les chances d’aboutir d’une demande d’asile dépendent ainsi d’un capital procédural qui unit étroitement un savoir-être, un savoir s’entourer et une capacité de subsister11.
L’issue des litiges portés devant les affaires familiales est également largement dépendante des ressources dont disposent les couples pour faire face aux professionnel·les de la justice et répondre à leurs attentes. Ainsi, à la différence des justiciables de milieux socialement moins favorisés, les classes moyennes et supérieures se démarquent par leur capacité à éviter une interférence dans leurs affaires personnelles de l’institution judiciaire, réduite à un rôle d’homologation12.
La notion de « capital procédural » permet de dépasser une analyse tenant compte seulement des propriétés individuelles des justiciables pour penser leurs chances de succès devant une juridiction en termes d’interaction sociale. Ainsi, lorsqu’un·e requérant·e profane est confronté·e à un repeat player13 (justiciable habituel·le) comme une administration, la suppression des barrières limitant l’accès au tribunal –à l’instar de la gratuité ou de la dispense du ministère d’avocat·e- et la garantie de l’impartialité des juges, ne suffisent pas à placer les parties en présence sur un pied d’égalité14. Une analyse en termes de capital présente l’intérêt de suggérer une grille de lecture des décisions juridictionnelles permettant de penser les facteurs sociaux en termes relationnels, sans isoler telle ou telle variable (genre, diplôme, profession, âge…). La moindre capacité de certain·es justiciables à répondre aux attentes des juges ne doit en effet pas être substantialisée mais doit se comprendre comme étant également le produit de politiques pénales. Si les personnes SDF, étrangères ou sans emploi sont davantage exposées aux risques d’une peine d’emprisonnement ferme que les autres justiciables à marqueurs pénaux identiques, cette inégalité objective résulte en partie de la difficulté des juges à prononcer des peines alternatives à l’égard de ce public (en raison de leurs coûts, ou de la nécessité de trouver une structure d’accueil). À l’inverse, l’impunité dont bénéficie souvent la délinquance en col blanc trouve une part de son explication dans la volonté d'épargner la prison à des justiciables parfaitement inséré·es, sans pour autant mobiliser l’éventail des autres sanctions possibles, comme le montre la gestion différentielle des illégalismes en matière de fraude fiscale15.
Que ce soit pour analyser l’accès à la justice, ou l’obtention d’une décision favorable, la notion de capital procédural présente l’intérêt de proposer une lecture de la mobilisation du droit et des droits qui renvoie à des processus sociaux, et pas seulement à des caractéristiques individuelles. Tout comme dans les cas de non-recours aux prestations sociales, cette grille de lecture permet de renverser la vision managériale de l’action publique actuellement en vogue : l’enjeu n’est pas de focaliser l’attention sur l’augmentation des personnes qui font valoir leurs droits mais plutôt de s’interroger sur les déterminants sociaux de la non-demande de justice. La notion de capital procédural incite également à prendre le contre-pied d’une approche purement comportementale des recours, à laquelle devrait répondre le développement d’une « culture du compromis ». La source de la demande de justice ne réside pas avant tout dans le caractère velléitaire ou procédurier des requérant·es, mais plutôt dans leur capacité à mobiliser leurs compétences pour faire valoir leurs droits.
Alexis Spire et Katia Weidenfeld
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1Alexis Spire et Katia Weidenfeld, « Le Tribunal administratif, une affaire d’initiés ? Les inégalités d’accès à la justice et la distribution du capital procédural », Droit et Sociétés, 79/2011, pp. 689-713.
2En reprenant le vocabulaire suggéré par Érik Neveu, il s’agirait ainsi plutôt de « combinatoire procédurale de capitaux » que d’un capital d’un nouveau genre ; voir de cet auteur, « Les sciences sociales doivent-elles accumuler les capitaux ? A propos de Catherine Hakim, Erotic Capital, et de quelques marcottages intempestifs de la notion de capital », Revue française de science politique, 2013/2, vol. 63, pp. 337-358.
3Pierre Bourdieu, La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979.
4Pierre-Édouard Weill, Sans toit ni loi ? Genèse et conditions de mise en œuvre de la loi DALO, Rennes, 2017.
5Valérie Larrosa et Gildas Hilvert, Contester par le droit, contester par les droits. Les mobilisations contre le fichier « base élèves », L'Etat des droits. Politique des droits et pratiques des institutions, dir. Pierre-Yves Baudot et Anne Revillard, Paris, 2015, p. 103.
6Annuaire statistique de la justice. Activité des conseils de prud'hommes - Données détaillées - Cumul France entière, 2014-2017.
7Jean-Baptiste Chabert, « L’action foncière : une ressource pour des mobilisations riveraines. L’exemple de la requalification patrimoniale d’un lieu de conflits dans la presqu’île de Saint-Tropez », Norois, 2016/1-2, p. 43-58.
8Camille François, Déloger le peuple. L’État et l’administration des expulsions locatives, Thèse pour le doctorat de sociologie, Université de Paris 8, 2017.
9Lucie Prauthois, Paul-Marie Roth, Alexis Spire, « Une judiciarisation inégale. Comparaison des conditions d’accès aux tribunaux suite aux conflits au travail et familiaux », in E. Leudet, P. Mercklé, Elipss, à paraître, 2019.
10Frédéric Salin, Le travail du droit. Enquête sur les requérant.e.s aux prud’hommes, Mémoire de Master 2, sous la direction d’A. Spire, ENS-EHESS, juin 2018.
11Estelle d'Halluin-Mabillot, Les épreuves de l'asile. Associations et réfugiés face aux politiques du soupçon, Paris, EHESS, coll. « En temps & lieux », 2012.
12Le Collectif Onze, Au tribunal des couples. Enquête sur des affaires familiales, Odile Jacob, 2013, spéc. p. 51 et s. et p. 104 et s.
13Marc Galanter, «Why the haves come out ahead: Speculations on the limits of legal change», Law & Society Rev., 9, 95, 1974.
14Isabelle Sayn, « L’accès au juge et les spécificités de la procédure juridictionnelle », Regards, 2015/1, n°47, pp. 53-60.
15Alexis Spire et Katia Weidenfeld, L'impunité fiscale. Quand l'État brade sa souveraineté, Paris, La Découverte, 2015.