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Revue de réflexion critique sur la justice, le(s) droit(s) et les libertés, animée par le Syndicat de la magistrature et coéditée par La Découverte. https://revue-deliberee.org

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Billet de blog 18 juillet 2024

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Procureur·es, l'urgence d'une indépendance statutaire

L'indépendance des procureur·es à l'égard du gouvernement serait une plus grande garantie pour une justice équitable et impartiale, pour la démocratie. Aujourd'hui dépendant·es du pouvoir exécutif pour leurs nominations notamment ils et elles demeurent soumis·es à ses pressions. L'actualité politique montre que la réforme de leur statut, promise depuis longtemps, doit être réalisée au plus vite.

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© Thibaut Gosset

Nous l'avions mentionné dans un précédent billet, le choix du thème -sensible- du ministère public retenu pour le numéro 21 de la revue Délibérée sorti en librairie le 21 mars 2024 - "Parquet: gratter le vernis" - était mu par le souhait de réfléchir aux enjeux charriés par cette institution malmenée alors que son rôle est essentiel dans les équilibres démocratiques. Désormais le contexte de la dissolution de l'Assemblée nationale, de nouvelles élections législatives et la crainte de l'arrivée imminente de l'extrême droite au pouvoir, font de ce sujet une question de premier ordre puisque le gouvernement dispose du pouvoir de nommer, déplacer et poursuivre les procureur·es. Cette situation est aujourd'hui déjà problématique (voir notre édito), alors qu'en serait-il si le pays venait à être gouverné par un parti qui a notamment pour programme de « remettre la France en ordre » et considère que la justice est trop laxiste, en dépit des records de surpopulation carcérale ? Tant qu'il est encore temps, il est donc urgent a minima de réaliser les réformes promises de longue date pour que les procureur·es ne soient plus dans la main de l'exécutif.

Dans le texte que nous vous proposons ci-dessous, paru dans le numéro 21, sous le titre "Culture parquetière, de l'indépendance d'esprit à « l'esprit d'équipe »" Délibérée a interrogé deux magistrats ayant une connaissance approfondie du fonctionnement du ministère public. Ceux-ci ont accepté de partager leurs vues sur un métier qu’ils défendent tout en pointant des écueils et en appelant, déjà, de leurs vœux une réforme statutaire pour plus d’indépendance, « garantie pour une justice équitable, impartiale et efficace »1.

Félix Delaporte est magistrat depuis 2013, membre du SM, ancien membre du comité de rédaction de la revue Délibérée. Il a exercé ses fonctions en qualité de substitut du procureur au parquet de Béthune jusqu’en 2017 et est actuellement mis à la disposition du greffe de la Cour européenne des droits de l’homme par le ministère de la Justice.

Denis Chausserie-Laprée est magistrat et membre du SM. Procureur général depuis 2015 (à Agen, Saint-Denis de la réunion puis à Orléans), il a auparavant exercé plusieurs postes de substitut, de vice-procureur et de procureur adjoint mais aussi de sous-préfet et de secrétaire général de l’École nationale de la magistrature. Il a par ailleurs été délégué régional du SM, membre du bureau entre 1991 et 1993 et élu du SM au Conseil supérieur de la magistrature entre 2006 et 2011.

* * * *

Délibérée : En tant que parquetiers expérimentés aux parcours diversifiés, quel regard portez-vous sur l’organisation et le fonctionnement interne du ministère public ?

Félix Delaporte : J’ai trouvé mes premières fonctions de parquetier à Béthune extrêmement vivantes et riches. La relation avec les enquêteurs, les avocats, les justiciables était très directe, ce qui est peut-être propre aux juridictions de taille modeste. Je suis de la génération des magistrats qui n’a connu que le TTR2, le droit pénal de l’urgence. Bien sûr, tout ne fonctionnait pas parfaitement : pour faire face à la masse, la réponse pénale est désormais essentiellement apportée par téléphone ou de manière dématérialisée, et le temps manque pour un examen approfondi des procédures. Mais il est remarquable que la mentalité du ministère public ait réussi à se rénover, parfois sans innovation législative. En première instance, les parquets fonctionnent souvent en mode « portes ouvertes », avec un chef assez accessible et un vrai esprit d’équipe. C’est très stimulant.

Denis Chausserie-Laprée : Le travail du parquet – qui est le seul que j’ai connu – est, pour moi, un lieu d’épanouissement professionnel, qui offre de réelles capacités d’intervention et d’inflexion des trajectoires des personnes en cause. L’organisation globale actuelle est assez pertinente et efficace, en tout cas elle n’est structurellement pas mauvaise par rapport au nombre que nous sommes. Les magistrats du parquet n’ont pas à rougir de ce qu’ils produisent en général. Par contre, aujourd’hui, le nombre de magistrats du ministère public est notoirement insuffisant3, alors même que le parquet français est celui, à l’échelle européenne, dont les prérogatives sont les plus nombreuses et les plus larges : nous sommes des urgentistes du droit. C’est selon moi un peu par notre faute car on s’est adaptés de manière collective – procureurs, ministère de la Justice, direction des affaires criminelles et des grâces (DACG) – aux attentes de nos interlocuteurs, notamment du ministère de l’Intérieur, sans jamais savoir imposer nos exigences.

Délibérée : On observe parfois, à l’échelle de certaines sections ou de certains parquets, la mise en oeuvre de positions de principe qui conduisent le ou la parquetier·ère chargé·e du dossier à – par exemple – faire appel d’une décision de libération, parfois sans même prendre la peine de vérifier si et comment les éléments du dossier peuvent justifier cette décision. Dans ces situations, quel est le poids de la verticalité du ministère public ?

Denis Chausserie-Laprée : Il s’agit plutôt là, selon moi, d’une question d’adhésion, pour les magistrats du ministère public, à une sorte de philosophie. Je ne suis pas certain qu’on puisse réduire le problème à une question d’« instructions » qui auraient été reçues. Les fonctions exercées par les juges et les procureurs sont différentes : le juge est dans une position d’analyse individuelle d’une situation particulière, là où le magistrat du ministère public, intellectuellement parlant, s’inscrit toujours dans une analyse globalisante, c’est-à-dire dans laquelle l’acte individuel est interprété aussi par rapport à ce qu’il signifie pour la collectivité. C’est un cliché de dire que les magistrats du parquet sont plus répressifs que les magistrats du siège car ce n’est pas forcément vrai. Disons que l’orientation professionnelle fait que, parfois, la lecture d’une situation est différente de celle du siège. Les deux démarches sont légitimes et peuvent conduire à des décisions différentes.

Félix Delaporte : L’application bête et méchante de directives générales n’est pas le quotidien des parquetiers. Cette critique se retrouve souvent dans deux cadres : celui des moments de crise, où des directives extrêmement fermes interviennent, comme ça a été le cas au moment des Gilets jaunes ; celui, parfois, des juridictions de grande taille, où le suivi des dossiers est morcelé et où le temps judiciaire est comprimé. Là où j’ai travaillé, j’ai toujours pu exprimer ce que je considérais comme étant ma responsabilité individuelle. Cela ne veut pas dire que ma marge de manoeuvre était totale. Mais, au sein du parquet, mes supérieurs hiérarchiques ne m’ont jamais reproché de faire savoir que la ligne proposée me posait difficulté. En revanche, une fois que ce débat interne a eu lieu, j’estime être tenu à une certaine loyauté à l’égard de mon chef de parquet. C’est le prix de l’action collective.

Denis Chausserie-Laprée : Quand par exemple la DACG diffuse une circulaire demandant « une extrême fermeté » dans le cadre des mouvements urbains intervenus à la suite de la mort du jeune Nahel, le procureur général que je suis n’a pas eu à relayer une demande d’augmentation des déferrements car les magistrats du ministère public savent que, face à ce type de situation, il est nécessaire d’apporter une réponse aux dégradations commises pour éviter des surenchères pouvant conduire à d’importantes violences. La grille reste la même que celle qui prévaut tous les jours : des choses violentes ou sérieuses appellent une réponse ferme.

Félix Delaporte : Il arrive, dans certains tribunaux, que des instructions extrêmement fermes soient données. Certains chefs de parquet sont plus sourcilleux que d’autres dans l’application des consignes de politique pénale. Pour moi, ces parquets dans lesquels on traite un substitut plus comme un fonctionnaire que comme un magistrat, en lui retirant la possibilité de requérir avec mesure ou de veiller à la proportionnalité des actes d’investigation et à la qualité des enquêtes4, ne sont ni les plus attractifs ni ceux qui fonctionnent le mieux.

Délibérée : Certain·es s’interrogent parfois sur l’existence de formes tacites de contrôle social inhérentes à la structure hiérarchisée, qui viendraient nourrir l’idée d’une « caporalisation » des procureurs français. Qu’en est-il en réalité, selon vous ?

Denis Chausserie-Laprée : Je ne sais pas si le mot « caporaliser » est le bon mais c’est peut-être ce que l’on met sous le vocable de « loyauté » à l’égard des échanges intervenus au sein du collectif. Il faut garder en tête que le magistrat du ministère public a un double objectif : celui de traiter la situation individuelle et celui de l’analyse globale. Comment le traitement de cette situation individuelle s’inscrit-il dans un cadre qu’on appelle une politique publique ? Les magistrats du parquet sont prêts à nouer des relations professionnelles pour atteindre certains objectifs plus macro. Par exemple, le parquet des mineurs pourra travailler à un partenariat sur les signalements de maltraitance par les services hospitaliers. À l’inverse, les juges, du moins à une certaine époque, refusaient catégoriquement de s’engager dans de quelconques contractualisations.

Félix Delaporte : Quand le magistrat du ministère public prend la parole, il ne parle pas en son nom propre. Mais il peut se départir d’une décision prise par un autre membre du parquet, en s’en expliquant. En comparution immédiate, il m’est arrivé d’abandonner l’accusation en expliquant qu’après une lecture complète de la procédure ma position était différente de celle qui avait justifié la décision de poursuites sur compte rendu téléphonique. De même, certaines audiences peuvent faire vaciller la conviction qu’un collègue s’était forgée sur procès-verbal. On nous renvoie régulièrement l’esprit de corps ou de meute parce que le parquet sait se serrer les coudes pour défendre une position commune, mais ses membres ne sont pas pour autant pieds et poings liés par ce que pense leur voisin.

Délibérée : Plusieurs commissions ont œuvré à des pistes de réforme pour garantir l’indépendance du parquet5. Leurs propositions vont de la réforme constitutionnelle des modalités de nomination de ses membres par le Conseil Supérieur de la Magistrature (CSM), au renfort de leur autorité fonctionnelle sur la police judiciaire, ou encore à l’accroissement de leurs moyens à hauteur de leur rôle. Peu de ces recommandations ont été adoptées6. Quelles modifications vous paraîtraient souhaitables ?

Denis Chausserie-Laprée : La situation demeure structurellement problématique. Le CSM a conquis au fil des ans et des mandats un espace de pouvoir, et va continuer, je l’espère, jusqu’à prendre la partie actuellement dévolue au ministère de la Justice, via la Direction des services judiciaires (DSJ). La réforme à mettre en place, c’est l’alignement des conditions de nomination des magistrats du ministère public – procureurs, procureurs généraux et avocats généraux – sur celles du siège. Le CSM doit pouvoir donner des avis conformes pour la nomination des magistrats du parquet, et pas seulement consultatifs comme c’est le cas aujourd’hui. Je tiens cependant à préciser que je n’ai pas non plus une confiance absolue dans la façon dont le CSM a pu fonctionner côté siège, avant la réforme de 2008 compte tenu de l’influence qu’une organisation professionnelle majoritaire revendiquait d’avoir dans les propositions de nomination. J’ai pu constater, lorsque j’étais membre du CSM que ce n’était pas toujours les meilleurs qui étaient proposés et nommés. La présence de membres laïcs nommés selon les modalités actuelles est, je l’espère, de nature à éviter la cooptation et le jeu des réseaux que j’ai connus.

Félix Delaporte : Ce qui ne doit pas changer, d’abord, selon moi, c’est la subordination au ministre de la Justice. Si l’on imagine une autorité de tutelle différente du garde des Sceaux, il faut dans ce cas qu’elle ait une très forte légitimité démocratique, donc qu’elle soit politisée, ce qui n’est pas sans risque. Qu’on le veuille ou non, nous sommes dans un État très centralisé, jacobin, qui articule son action sur plusieurs leviers, dont la politique pénale du ministère de la Justice. Si l’on veut pouvoir dialoguer institutionnellement, il faut pouvoir s’inscrire dans cette action. C’était le sens des réformes de 2013 et 2016 : le gouvernement détermine la politique pénale, le ministre la conduit et les procureurs la déclinent. Elle est pourvue d’assez peu de moyens propres et dépend d’autres acteurs institutionnels (éducation nationale, santé, etc.), ce qui nécessite un dialogue interministériel. En termes d’efficacité des politiques publiques, ce qui nous manque, c’est une évaluation approfondie de ce qu’on a réalisé, des efforts déployés, pour lutter contre l’alcool au volant, contre les violences faites aux femmes, etc. Il faudrait renforcer notre capacité à évaluer nos politiques pénales de façon rigoureuse, tant au plan local qu’au plan national, en intégrant l’avis de nos partenaires.

Denis Chausserie-Laprée : L’élément d’équilibre c’est le CSM. Il faut qu’il puisse dire non à un pouvoir exécutif qui voudrait imposer untel ou unetelle. Aujourd’hui, pour les postes les plus importants, le CSM décide d’entendre d’autres candidats que ceux proposés par la Chancellerie. Il est capable de dire que telle personne est mieux qualifiée que telle autre et de refuser d’émettre un avis favorable, ce qui n’était pas le cas avant, notamment lorsque j’y ai siégé. Aussi surprenant que ça puisse paraître, la réforme du CSM de Sarkozy7 a été un progrès considérable. D’abord, le mode de nomination des personnes extérieures a changé : avant la nomination des personnalités extérieures était le « fait du Prince », sans possibilité de contestation, ce qui n’est plus le cas. Ensuite, le collège de magistrats n’est plus majoritaire, ce qui permet de faire prévaloir la qualité des candidats sur l’appartenance syndicale. Pourtant, on le voit encore aujourd’hui : tant que l’on pensera qu’un magistrat du SM est un magistrat dont il faut se méfier, voire se défier, il n’y aura pas d’évolution suffisante et donc satisfaisante. En résumé, il faut que le CSM puisse donner un avis conforme et que le pouvoir de proposition soit partagé entre le ministère de la Justice et le CSM. Le ministère de la Justice doit pouvoir proposer quelqu’un qui lui apparaît en capacité de mener les politiques qu’il a la responsabilité de conduire. Mais si le CSM n’est pas convaincu par la proposition, il doit pouvoir en faire une autre.

Félix Delaporte : La Cour européenne des droits de l’homme juge que le ministère public français n’est pas une autorité judiciaire indépendante au sens de l’article 5 de la Convention européenne des droits de l’homme, et qu’il ne peut, à ce titre, être chargé du contrôle de la détention provisoire. Pour deux raisons : parce qu’il est partie au procès, d’une part, et qu’il est lié statutairement à l’exécutif, d’autre part. Certes, il peut apparaître paradoxal que le magistrat du ministère public ait engrangé de plus en plus de prérogatives « pré-judiciaires » – lorsqu’il statue en urgence, dans l’attente de la décision du juge du siège –, mais aussi « quasi judiciaire » – dans le cadre de la « troisième voie ». Mais ce n’est pas parce qu’il n’est pas juge indépendant qu’il n’est pas magistrat quand même et qu’il ne fait pas partie de l’autorité judiciaire. Il doit cependant pouvoir exercer sereinement ses prérogatives, précisément pour avoir une indépendance vis-à-vis des enquêteurs et du pouvoir exécutif.

Denis Chausserie-Laprée : S’il n’est pas considéré comme une autorité indépendante, c’est certes pour des raisons statutaires, mais s’agissant de la privation de liberté, c’est surtout parce qu’il est une autorité poursuivante qui met en oeuvre l’action publique. Si le gouvernement n’est pas capable d’entendre qu’il faut donner un peu plus de garanties sur les conditions de nominations et le rôle du CSM – notamment sur l’avis conforme – la Cour européenne des droits de l’homme risque demain de dire, « vous ne faites pas d’effort, donc on vous retire non seulement la compétence sur la détention mais aussi sur le fait d’ordonner des mesures alternatives, etc. ». Tout ce qui aujourd’hui dépend du ministère public disparaîtrait.

Délibérée : Ne pourrait-on pas voir là une inversion du raisonnement ? La question n’est-elle pas plutôt : était-il pertinent de lui attribuer tant de prérogatives compte tenu de sa faible indépendance ?

Félix Delaporte : Les prérogatives du ministère public s’étendent partout dans les États du Conseil de l’Europe. La demande des opinions publiques d’augmenter la réponse pénale est générale et impose de développer la troisième voie.

Délibérée : Le rapport Nadal avait en son temps préconisé que l’unité du corps soit inscrite dans la Constitution, proposition ensuite écartée par les conclusions des États généraux de la justice – qui ont conjointement rejeté l’idée d’une scission du corps. Sur ce point pourtant, la situation française semble assez unique. Dans beaucoup de pays, les fonctions et les carrières siège/parquet sont séparées au point qu’ils ne travaillent pas dans les mêmes bâtiments et qu’il est inconcevable de passer d’une magistrature à l’autre. En parallèle, une majorité de parquetier·ères français·es semble attachée à l’unité du corps. Quelle est votre position sur la question ?

Denis Chausserie-Laprée : Je suis assez sensible à la question de l’apparence, aussi je suis partisan de la proposition de Pierre Truche, consistant dans le fait que l’unité du corps soit acquise les premières années de fonction des magistrats mais qu’à terme ces derniers soient obligés de se fixer dans une filière. Cela permettrait de signifier, non que les procureurs ne sont pas des magistrats, mais qu’il ne faut pas qu’il y ait de confusion. Les fonctions de parquetier sont très formatrices pour comprendre la construction des procédures mais il serait raisonnable de choisir une voie après 10 à 15 ans de fonction.

Félix Delaporte : Je suis, pour ma part, un ardent défenseur de l’unité du corps. L’essentiel de ce qui crée l’esprit d’indépendance des magistrats du ministère public est lié au tronc commun de la formation dispensée par l’École nationale de la magistrature (ENM). Cette unité donne aussi certaines garanties : au parquet, on peut prendre plus de risques, être en désaccord, critique, s’exposer dans ses prises de décisions si on sait qu’on peut aller au siège. Savoir que je dois rester au ministère public toute ma vie limiterait ma liberté de parole. De façon plus pragmatique, une séparation du corps demain comporte un vrai risque d’effondrement des effectifs, car aujourd’hui ce sont surtout de jeunes magistrat·es, de très grande qualité et avec un haut degré d’exigence personnelle qui viennent exercer dans les parquets de première instance, dans leurs premières fonctions. On se priverait de ces vocations si choisir le parquet impliquait de renoncer à un passage ultérieur au siège.

Délibérée : Le traitement en temps réel (TTR) a conduit, d’une part, à ce que certains appellent désormais une « taylorisation », voire une « débilisation » de la fonction et, d’autre part, à un accroissement des réponses rapides ainsi qu’à une répression accrue, notamment par le biais du recours à la comparution immédiate. Quel est votre regard sur cet outil, qui structure aujourd’hui l’organisation de l’action du ministère public ?

Denis Chausserie-Laprée : Quand j’ai pris mes fonctions, le mode de réponse était assez binaire : soit déferrement pour ouverture d’information ou comparution immédiate, soit classement ou poursuite via une citation directe. Les COPJ8n’existaient pas ni d’ailleurs les alternatives aux poursuites. Une situation ne relevant pas de l’urgence partait dans les limbes et il n’y avait pas d’obligation de motivation des décisions de classement sans suite pour le ministère public. On faisait des classements sans suite à la chaîne, on n’informait pas les victimes, ça pouvait heurter les esprits. Les délais de citation directe étaient très longs, bref ça ne fonctionnait pas. La mise en place du TTR venait répondre notamment à une volonté de mieux maîtriser le travail des enquêteurs. Cela s’est bien passé les premières années. Puis, la systématisation pour tous les types d’affaires, y compris de faible gravité, a tout submergé. La capacité des collègues affectés au TTR à discriminer ce qui est important de ce qui ne l’est pas est très amoindrie. Cela a conduit les services d’enquête à privilégier la résolution des investigations dans des domaines simples et circonscrits, comme les vols, les cambriolages. Tout ce qui est plus complexe, comme la délinquance économique et financière ou les infractions à la législation sur le droit du travail, ne peut pas recevoir la même réactivité. Par souci d’économie et d’efficacité apparente, on a décidé de mettre les moyens sur les cambriolages et les violences de rue et on a réduit considérablement les effectifs des services en capacité de traiter le reste.

Le quotidien de nos collègues à la permanence est devenu assez effroyable, surtout si l’on ajoute les permanences électroniques par mail à gérer après la journée de travail avec 40, 50, 60 mails d’enquêteurs pour « suites à donner » dans des dossiers qui ne justifiaient pas un appel téléphonique. Et le « contrôle qualité » des procédures se fait beaucoup plus difficilement par téléphone – on constate souvent, lorsque les procédures arrivent, que le contenu du dossier ne correspond pas à ce qui nous a été rapporté –, d’autant plus qu’il y a un désinvestissement de l’encadrement au niveau des services d’enquête : la première personne qu’un enquêteur a au téléphone, c’est le magistrat du parquet et non plus l’officier de police (lieutenant ou capitaine de police qui ont succédé aux anciens inspecteurs) qui, disposant d’une connaissance de la procédure pénale, étaient en capacité de faire des propositions d’enquête. Aujourd’hui, quand le magistrat du parquet fait plus de trois demandes d’acte (confrontation, perquisition, audition de témoin par exemple), la hiérarchie policière est assez prompte à considérer que c’est excessif car chronophage. Certains parlent même de « liste de course ». Le TTR a été victime de son succès : le ministère de la Justice n’a pas su dire que ses priorités pouvaient être autres que celles du ministère de l’Intérieur. Or il est clair qu’un certain mode de poursuites génère un certain type de réponse.

Félix Delaporte : Le TTR est une création de terrain. Il n’est pas né d’une idée fantastique d’organisation du travail mais de la nécessité de gérer des flux et de faire face à un besoin spécial, celui des grosses juridictions franciliennes. Cela s’est progressivement modélisé. Les premières circulaires préconisaient d’ailleurs de n’y affecter que des magistrats expérimentés alors qu’aujourd’hui, dans la majorité des cas, ce sont de très jeunes collègues qui y sont affectés. Dans les juridictions qui ne sont pas en surtension, le TTR permet une immersion dans le travail de police et de gendarmerie et de développer une connaissance extrêmement fine. Il est vrai qu’il y a ce transfert de contrôle : le magistrat de permanence forme l’OPJ sur le tas. Mais c’est aussi lui qui fait le service après-vente. S’y construit très vite une expérience pénale, c’est assez précieux. Les permanences téléphoniques et courriels fonctionnent sur le même mode. En revanche, cela a entraîné une dématérialisation inquiétante du contrôle de la qualité des procédures. Le traitement sur transmission des dossiers est devenu l’exception et concerne, je pense, 5 % des procès-verbaux adressés aux parquets. La culture de l’écrit se perd. Requérir à l’oral et rédiger une décision sont deux exercices très différents. Or il faut pouvoir faire les deux – un autre argument pour l’unité du corps.

Denis Chausserie-Laprée : Ce qui montre que quelque chose dysfonctionne, c’est la place nouvelle des juristes assistants et des contractuels. On pourrait penser que les magistrats sont les juristes seniors et que les autres sont des juristes juniors ; or, aujourd’hui, on confie les analyses juridiques complexes aux juristes assistants. Le travail de raisonnement et de rédaction est essentiel, et il y a une perte de savoir et une sorte d’inversion des logiques sidérante : le travail de rédaction est mis en concurrence avec la masse, on rédigera des réquisitoires définitifs quand on aura fait le reste. Or est-il plus important de renvoyer des dossiers en comparution immédiate pour cambriolage que de régler un dossier d’instruction ?

Délibérée : Vous avez évoqué les procès en sévérité faits au Parquet, notamment par le Syndicat de la magistrature, qui pointerait systématiquement la prévalence d’une culture répressive au sein du ministère public. Quel regard portez-vous sur ces critiques ?

Denis Chausserie-Laprée : Je me suis souvent fait dépasser par mes collègues du siège ; j’ai vu des magistrats du siège dans l’inquiétude de ce qu’allait penser leur supérieur hiérarchique, mais aussi de ce qu’allait penser la Cour de cassation, et ce exactement de la même manière qu’au ministère public.

Félix Delaporte : Pour moi, l’office du magistrat est interstitiel, au siège comme au parquet. On a une marge de travail institutionnel qui se trouve dans l’application et dans le respect de la loi. Cela étant, il faut absolument être critiques sur ce qu’on est en train de faire et de produire, ne jamais renoncer à poser le diagnostic.

Délibérée : Lors d’une interview réalisée pour Délibérée en 2021, Vanessa Codaccioni demandait si « "la préfectoralisation de la justice" était de nature à expliquer le nombre très élevé de classements sans suite des procédures pénales mettant en cause des policiers »9. Compte-tenu des rapports de force défavorables déjà évoqués entre l’institution judiciaire et le ministère de l’Intérieur, une réforme de l’indépendance statutaire est-elle, selon vous, réellement susceptible de faire évoluer les pratiques des parquets en cette matière, comme en d’autres, tel que le traitement judiciaire des mouvements sociaux ?10

Felix Delaporte : En filigrane de la question de Mme Codaccioni se trouve l’idée que les parquets classent des affaires concernant les forces de l’ordre par connivence ou par complaisance : cette proposition me semble tout à fait erronée. Les cas de recours excessif à la force donnent régulièrement lieu à ouverture d’informations judiciaires et à des poursuites par voie de citation : les magistrats du siège en connaissent et savent que ces affaires sont délicates à appréhender, tant sur le plan de la preuve que de la conduite des investigations. Dans les faits, les dossiers examinés à la suite de la contestation par la victime d’un classement décidé par le parquet donnent lieu à peu de condamnations. Cela dit, le ministère public se doit d’exercer de façon impartiale, et une réforme statutaire ne peut être qu’un gage supplémentaire d’impartialité objective à l’égard des justiciables.

La question de l’action des parquets lors des crises sociales se pose différemment. Le rôle du ministère public n’est pas de traiter les mouvements sociaux mais les actes de délinquance constatés en marge des mouvements sociaux. A cet égard, l’explosion du recours à la garde à vue lors des grands rassemblements relevée par le CGLPL est très préoccupante : la garde à vue ne doit pas être une retenue administrative qui s’ignore, mais une mesure proportionnée au service d’investigations.

Denis Chausserie-Laprée : Je ne sais pas à quoi correspond cette notion de « préfectoralisation de la justice ». Je crois que c’est une commodité intellectuelle que d’y recourir pour expliquer telle ou telle décision. Les magistrats, y compris ceux du parquet, sont les garants de la liberté individuelle et du droit des individus et donc attachés à la reconnaissance des atteintes portées à l’intégrité physique de tous les citoyens quels qu’ils soient ou quelle que soit la personne en cause dans ces atteintes. Je n’ai jamais rencontré de magistrat du ministère public qui ait affirmé de manière péremptoire que les faits de violences susceptibles d’avoir été commis par les policiers ou les gendarmes ne devaient pas être traitées comme les autres violences. Sont saisies très régulièrement pour ce type de procédures l’IGPN ou l’IGGN et quand cela n’est pas possible en raison de leur charge, sont saisis des services de police judiciaire éloignés des personnels susceptibles d’être mis en cause (ex DTPJ ou SR). Ces procédures sont suivies avec une attention toute particulière par les procureurs de la République, car elles sont par définition délicates et sensibles. Lorsque de tels faits sont susceptibles d’avoir été commis sur le ressort d’un des parquets de ma cour d’appel et qu’ils mettent en cause des enquêteurs en lien habituel avec les magistrats du parquet, je veille, en ma qualité de procureur général, à décider d’un dépaysement au profit du parquet le plus proche conformément à l’article 43 alinéa 2 du Code de procédure pénale. Pour ce type de procédures la difficulté tient à l’établissement de la preuve. Les images de vidéo surveillance ainsi que celles enregistrées par les caméras piétons des enquêteurs doivent être systématiquement recherchées.

Sur les mouvements sociaux, je suis d’accord avec Félix Delaporte et je partage aussi l’inquiétude exprimée sur l’instrumentalisation de la garde à vue qui ne doit pas être dévoyées et détournées de ses objectifs.

Entretien mené le 15 novembre 2023 à Paris par Judith Allenbach et Lara Danguy des Déserts, magis­trates et co-coordinatrices de la rédaction.

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1Voir l'avis commun des juges et procureurs dans une société démocratique du Comité consultatif des juges européens et du Comité consultatif de procureurs européens du 8 décembre 2009 à l’attention des ministres du Conseil de l’Europe, https://rm.coe.int/16807481c4

« § 27 L’indépendance du ministère public est indispensable pour lui permettre de remplir sa mission. Elle renforce le rôle de celui-ci dans l’État de droit et la société et est également une garantie pour que le système judiciaire fonctionne avec impartialité et efficacité et pour que tous les bénéfices attendus de l’indépendance des juges soient effectifs. À l’instar de l’indépendance accordée aux juges, l’indépendance du ministère public n’est pas une prérogative ou un privilège octroyé dans l’intérêt de ses membres, mais une garantie pour une justice équitable, impartiale et efficace et protège les intérêts publics et privés des personnes concernées.

§ 28 La mission du procureur, qui peut se caractériser par les principes de légalité ou d’opportunité des poursuites, diffère selon le système existant dans chaque État, en fonction de la place qu’occupe le ministère public dans le paysage institutionnel et dans la procédure pénale.

§ 29 Quel que soit son statut, le ministère public doit jouir d’une indépendance fonctionnelle totale dans l’exercice de ses missions légales, tant pénales que non pénales ».

2 Traitement en temps réel : les membres du ministère public traitent par téléphone avec les policiers ou gendarmes les enquêtes en cours, donnant des instructions sur les suites à donner en fonction des éléments commu­niqués oralement, sans avoir accès au dossier.

3 D’après la CEPEJ, qui évalue périodiquement les systèmes judiciaires des pays du Conseil de l’Europe, pour 2020, la France dispose d’environ 3 membres du ministère public pour 100 000 habitant·es quand la médiane des autres pays du Conseil de l’Europe est d’environ 11 parquetier·ères pour 100 000 habitant·es.

4 Article 39-3 du Code de procédure pénale : « Dans le cadre de ses attributions de direction de la police judiciaire, le procureur de la République peut adresser des instructions générales ou particulières aux enquêteurs. Il contrôle la légalité des moyens mis en œuvre par ces derniers, la proportionnalité des actes d’investigation au regard de la nature et de la gravité des faits, l’orientation donnée à l’enquête ainsi que la qualité de celle-ci. Il veille à ce que les investigations tendent à la manifestation de la vérité et qu’elles soient accomplies à charge et à décharge, dans le respect des droits de la victime, du plaignant et de la personne suspectée. »

5 Rapports de la commission de réflexion sur la Justice, présidée par Pierre Truche, premier président de la Cour de cassation en juillet 1997, de la commission présidée par Jean-Louis Nadal, procureur général honoraire près la Cour de cassation « Refonder le ministère public » en novembre 2013, rapport des États généraux de la justice rendu en avril 2022 notamment, mais aussi les différents rapports de la Commission européenne pour la démocratie par le droit connue sous le nom de « Commission de Venise », au sein du Conseil de l’Europe.

6 Principalement, la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 sur la modernisation des institutions ou la suppression des instructions dans les dossiers individuels par la loi du 25 juillet 2013.

7 La réforme constitutionnelle du 23 juillet 2008 a modifié la composition du CSM afin que les magistrat·es soient minoritaires, en augmentant le nombre de membres non-magistrat·es du collège de personnalités extérieures.

8 Convocation par officier de police judiciaire COPJ : à l’issue de la garde à vue, le ou la parquetier·ère qui décide que la personne devra être jugée par le tribunal correctionnel donne une date de procès à l’officier de police judiciaire qui remet une convocation au ou à la mis·e en cause.

9 Interview de Sarah Massoud et Katia Dubreuil par Raphaël Kempf et Vanessa Codaccioni « Police partout, justice nulle part », in Délibérée n°12, mars 2021 dont le contenu développe notamment un regard critique sur l’ambivalence des parquets en pointant de nombreux obstacles au traitement judiciaire des violences policières. Voir en ce sens également l’article « Victimes de la police, le chaos de la justice » par Lionel Perrin pour Flagrant Déni paru dans Délibérée n°18, mars 2023.

10 À propos de certaines réponses pénales apportées aux interpellations et placements en garde à vue de manifestant·es, la CGLPL a relevé «un dévoiement de l’autorité judiciaire dont le rôle n’est pas de garantir la sécurité juridique des mesures de police». Enquête sur les mesures de garde à vue prises dans le contexte des manifestations contre la réforme des retraites, 3 mai 2023.

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