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Billet de blog 20 novembre 2018

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Conquérir les droits pour les personnes LGBTI

A rebours du fantasme autour d'un lobby gay et lesbien, lequel pourrait notamment oeuvrer sur le plan judiciaire, Caroline Mecary nous relate pourquoi et comment conquérir des droits pour les personnes LGBTI est bien plutôt la somme de guerilla juridiques portées individuellement par des personnes concernées. Retour sur 20 ans d'expérience de combat judiciaire.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Ce texte écrit par Caroline Mecary, est paru dans la rubrique intitulée Guérilla juridique de la revue Délibérée numéro 5.

Avocate aux barreaux de Paris et du Québec, spécialiste des droits des familles et des discriminations, Caroline Mecary a été la première à défendre les familles homoparentales en France ; elle est notamment l'auteure de L'amour et la loi (Alma Editeur, 2012), ancienne coprésidente de la Fondation Copernic, et conseillère de Paris.

« Caminante, no hay camino, se hace camino al andar. »1 

Antonio Machado

Je ne vais pas raconter ici ce qui m’a amenée à assurer la défense des lesbiennes, gays, bi, trans et intersexes (LGBTI), au point d’être identifiée comme l’avocate de la « cause » homosexuelle2. Je voudrais en revanche montrer comment la conquête de l’égalité des droits pour les personnes LGBTI et leurs enfants n’est pas le fruit d’une stratégie portée par des associations ou des collectifs de citoyens, mais résulte essentiellement de l’accumulation des décisions rendues par les juridictions saisies individuellement par des justiciables depuis plus de vingt ans maintenant3.

 Une absence de stratégie judiciaire globale et concertée

 Contrairement à une idée reçue, il n’y a pas de « lobby » judiciaire gay et lesbien. Il n’est pas dans la culture française d’introduire une action judiciaire pensée pour faire bouger les lignes de la loi. À la différence de ce qui a cours dans les pays anglo-saxons, où des associations ont été créées – comme Lambda legal aux États-Unis ou Stonewall au Royaume-Uni – afin d’utiliser sciemment le droit comme une « arme », d’en passer par le prétoire et de faire ainsi avancer la « cause » de l’égalité des droits pour les personnes LGBTI, en France les citoyens-justiciables et les associations éprouvent une réelle méfiance à saisir les juridictions pour faire progresser tel ou tel droit, telle ou telle cause.

 Les associations françaises de défense des droits des LGBTI pratiquent bien sûr la revendication sous diverses formes : manifestations, colloques, interpellations des partis politiques et des pouvoirs publics, débats dans les médias, etc. Mais elles interviennent peu pour initier une action judiciaire, même s’il existe, comme pour toute règle, des exceptions. Au titre des exceptions, on rappellera le soutien en 2002 de l’Association des parents gays et lesbiens à Emmanuelle B. – lesbienne qui s’était vu refuser en raison de son homosexualité un agrément pour adopter un enfant et qui a obtenu la condamnation de la France en 2008 par la Cour européenne des droits de l’homme4–, la procédure judiciaire initiée en 2005 contre Christian Vanneste pour injures « homophobes » par Act-Up Paris, SOS homophobie et le Syndicat national des entreprises gays5 ou encore l’intervention volontaire de SOS homophobie dans la procédure de question prioritaire de constitutionnalité (QPC) dite « mariage » qui a fait l’objet d’une décision du Conseil constitutionnel en date du 28 janvier 2011 renvoyant la question au législateur6.

 Les actions judiciaires qui ont permis l’apparition en France d’une jurisprudence dessinant peu à peu et pour partie les contours des droits et des « non-droits » des LGBTI et de leur enfants ont été engagées, dans leur quasi-totalité, par des citoyens ordinaires confrontés à des difficultés particulières nécessitant d’interroger le juge. Ce sont donc ces citoyens qu’il faut d’abord saluer, car ils ont eu la volonté et le courage de saisir la justice. Ces citoyens, du reste, sont rarement membres d’une association LGBTI et, s’il leur arrive de l’être, ils viennent voir un avocat pour obtenir une solution juridique à leur problème concret. Jamais ils ne cherchent à agir pour leur association et encore moins pour l’ensemble de la « communauté » des lesbiennes et des gays. D’ailleurs, parler de « communauté » homosexuelle ne correspond à aucune réalité ou alors il faudrait également parler de « communauté » hétérosexuelle, ce qui n’aurait là encore aucun sens. Il y a autant de lesbiennes et de gays différents que d’hétérosexuels différents ; les homosexuels, tout comme les hétérosexuels, n’ont évidemment pas tous les mêmes intérêts et la sexualité n’est qu’un élément de l’identité qui ne dit rien de l’intelligence et de l’humanité de chacun. Ce qui est cependant certain, c’est que la manière dont les pouvoirs publics ont marginalisé les lesbiennes et les gays durant des siècles a constitué ces citoyens en communauté politique de fait7.

 Des représentations qui ont la vie dure

 Dans ce champ à la croisée de la famille et de l’homosexualité, les assertions prétendument juridiques sont le plus souvent imprégnées de considérations idéologiques8. Il suffit de lire le texte d’une décision de justice pour les repérer. Il ne faut pas non plus être grand clerc pour déceler, à l’origine de certaines réticences, les craintes propres aux sujets sensibles. Les demandes que je porte, au nom de celles et ceux que je défends, concernent le plus souvent la famille, donc aussi les enfants (filiation et autorité parentale) et, indirectement, la sexualité. Celle de l’ouverture du mariage civil ou celles relatives à l’homoparentalité ont évidemment remis en question la définition traditionnelle de la famille, tout comme la fin du régime dotal en 1965, l’apparition de la contraception en 1967, la fin de la puissance paternelle en 1970, l’émergence des procréations médicalement assistées au même moment ou encore l’élargissement du divorce en 1975. Héritée de la bourgeoisie du XIXͤ siècle, la famille « traditionnelle » avec père, mère et enfant ne peut que changer sous l’impulsion de ces nouvelles réalités, au point qu’aujourd’hui il convient de parler des familles car il en existe d’hétéroparentales, d’homoparentales, de monoparentales voire de pluriparentales9. Quant à l’homosexualité, il ne faut pas croire que la loi de 1982 dépénalisant les pratiques sexuelles homosexuelles a fait des miracles. Pour un nombre de personnes encore trop important, l’homosexualité relève toujours, au mieux d’une maladie, au pire d’une forme de déviance, même si tous ne le reconnaîtront pas en ces termes. J’ai entendu, depuis plus de vingt ans aujourd’hui, suffisamment de propos pour le moins désobligeants pour ne pas dire injurieux, pour affirmer que l’opprobre pesant sur les lesbiennes et les gays est loin d’avoir totalement disparue – les agressions homophobes sont là pour en témoigner10.

 Heureusement, le droit est une construction intellectuelle, une fiction permanente, qui évolue, change, est modifiée selon l’époque, le lieu et les rapports de force qui traversent la société11. C’est ce qui rend le droit si riche et passionnant : c’est un repère qui ne cesse de bouger. Le droit est donc possiblement un outil de « combat » pour la quête/conquête de l’égalité contre les discriminations, pour la justice contre l’arbitraire12.

 Les conditions de la victoire

 Pour faire bouger le droit et, par ricochet, la société elle-même, quatre conditions doivent être schématiquement réunies : un bon justiciable, une bonne question, un bon avocat et un bon juge.

 Le justiciable est le premier acteur du système judiciaire national et européen. Sans lui, aucune procédure n’est possible et, sans procédure, aucune avancée des droits n’est même envisageable sur le plan judiciaire. Le bon justiciable est celui qui, confronté à une vraie difficulté, demande la protection du droit grâce à son application par le juge. Il a conscience de ce qu’il va devoir affronter (arguments retors, durée de la procédure, etc.) en posant une question qu’il a besoin de voir résoudre d’abord pour lui mais dont il sait qu’elle le dépasse.

 Cette question doit être sérieuse et juridiquement argumentée. Sans bonne question, on ne saurait ouvrir de brèches dans le droit positif ; sans bonne question, il n’y a pas d’avancée du droit appliqué par le juge. En voici quelques exemples : 

  • Comment puis-je adopter les enfants de ma concubine alors même que le mariage civil n’a pas encore été ouvert ?13

  • Comment puis-je partager l’autorité parentale sur l’enfant conçu par PMA ?14

  • Comment puis-je faire reconnaître l’adoption qui a été prononcée par un juge étranger alors que nous ne sommes pas mariées ?15

  • Comment obtenir l’adoption de l’enfant du conjoint alors que l’enfant a été conçu par PMA ?16

  • Comment puis-je obtenir la transcription de l’acte de naissance de mon enfant conçu par GPA ?17

 Pour porter la bonne question, le bon justiciable a besoin d’un bon avocat, c’est-à-dire d’un avocat compétent, qui connaît le droit positif et sait faire preuve d’inventivité dans l’utilisation des règles, en ne craignant pas d’avoir une lecture nouvelle des textes et de la jurisprudence conçus comme des outils et non comme des données figées. Le bon avocat voit au-delà de la lettre de la règle ; il est pugnace et accepte de remettre cent fois l’ouvrage sur le métier.

 Encore faut-il rencontrer le bon juge. Qu’est-ce qu’un bon juge ? C’est d’abord un juge compétent, qui maîtrise le droit dans son champ d’intervention. C’est aussi un juge qui sait appréhender les évolutions de la société et en tenir compte dans sa décision. Un bon juge sait jusqu’où il peut aller en tenant compte de manière implicite des rapports de force à l’oeuvre dans la société.

 Prenons un exemple : l’affaire de Monsieur Fretté, célibataire, qui a sollicité un agrément pour pouvoir adopter un enfant, lequel lui a été refusé en raison de ce que l’administration a appelé « son choix de vie », en d’autres termes parce qu’il était gay. Monsieur Fretté était un bon requérant : il avait une vraie demande et avait conscience des implications de la question qu’il portait ; il voulait combattre l’injustice qui lui était faite et qui le dépassait. Sa question était bonne : refuser à un homme gay un agrément pour adopter, est-ce une discrimination fondée sur l’orientation sexuelle ? Il avait un bon avocat18. Mais il n’a pas rencontré le bon juge : le 26 février 2002, la Cour européenne des droits de l’homme n’a pas voulu considérer que le refus qui lui avait été opposé en raison de son homosexualité constituait une violation de la Convention19. Six ans plus tard, le 22 janvier 2008, Emmanuelle B.20 a rencontré le bon juge pour répondre à la même question : la CEDH a jugé que le refus d’agrément qui lui avait été opposé en raison de son homosexualité violait l’article 8 de la Convention21.

 Est-ce à dire que le bon juge est celui qui donne raison au requérant ? Évidemment non. Mais il ne saurait y avoir d’avancée pour les droits des personnes LGBTI sans juges pleinement conscients de l’importance de leur rôle politique et soucieux d’égalité.

 Caroline Mecary

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1 « Marcheur, il n’y a pas de chemin, le chemin se fait en marchant. » (traduction libre)

2 Je l’ai fait dans un livre : L’amour et la loi, Paris, Alma Éditeur, 2012.

3 Géraud de la Pradelle et Caroline Mecary, Les droits des homosexel/les, Paris, PUF, Coll. Que sais-je ?, 1997.

4 CEDH, E.B c. France, 22 janvier 2008, req. 43546/02.

5 Voir http://site-2003-2017.actupparis.org/spip.php?article2081 et https://www.lemonde.fr/societe/article/2008/11/12/propos-homophobes-christian-vanneste-blanchi-en-cassation_1117829_3224.html

6 http://www.conseil-constitutionnel.fr/decision/2011/2010-92-qpc/decision-n-2010-92-qpc-du-28-janvier-2011.52612.html

7 Louis-Georges Tin, L’invention de la culture hétérosexuelle, Paris, Éditions Autrement, 2008.

8 Daniel Borrillo, « Fantasmes des juristes vs Ratio juris : la doxa des privatistes sur l’union entre personnes de même sexe », in Daniel Borrillo et Éric Fassin, Au delà du PaCS, Paris, La Découverte, 1999, p. 161

9 Camille Robcis, La loi de la parenté. La famille, les experts et la République, Paris, Éditions Fahrenheit, 2016 ; Caroline Mecary, « Paris 2001 : naissance discrète de l’homofamille » in Marcela Iacub et Patrice Maniglier (dir.), Famille en scènes. Bousculée, réinventée, toujours inattendue, Paris, Autrement, 2003, p. 116 et s. ; voir aussi TGI Paris, 22 février 2013, RG n° 12/3509, https://blogavocat.fr/space/caroline.mecary/content/tgi-paris-22-fÉvrier-2013---une-dÉlÉgation-partage-de-l-autoritÉ-parentale-entre-un-couple-de-femmes-et-un-homme_1f4d88d5-0b82-4599-9b7a-be3f0a7c8c2e

10 https://www.sos-homophobie.org/rapport-annuel-2018

11 Pierre Bourdieu, « La force du droit. Éléments pour une sociologie du champ juridique », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 64, septembre 1986.

12 Liora Israël, L’arme du droit, Paris, Presses de Sciences Po, 2009.

13 TGI Paris, 27 Juin 2001, inédit.

14 Cass, 24 février 2006, pourvoi n° 04-17090 et CA Paris, 1er décembre 2011, Revue juridique Personnes & famille, Lamy, mai 2012.

15 Cass, 8 juillet 2010, pourvoi n° 08-21740.

16 Cass, avis n° 15010, 22 septembre 2014 ; CA Versailles, 16 avril 2015 (RG n° 14/04245), 16 février 2016 (RG n°15/04038 et 15/04040) et 15 février 2018 (RG n° 17/05286 et 17/05285).

17 CEDH, Mennesson et Labassée c. France, 26 juin 2014, req. 65192/11 et 65941/11 ; CEDH, Foulon et Bouvet c. France, 21 juillet 2016, req. 9063/14 et 10410/14 ; CEDH, Laborie c. France, 19 janvier 2017, req. 44024/13.

18 Robert Wintemute, professeur au King’s college, spécialiste des droits humains.

19 CEDH, Fretté c. France, 26 février 2002, req. 36515/97.

20 Assistée par l’auteure du présent article.

21 Cf. supra.

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