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Billet de blog 17 mai 2021

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Pour une pratique émancipatrice de l’école du dehors

[Archive] Une matinée par semaine, Isabelle Cambourakis se rend avec sa classe de grande section sur une ancienne ligne de chemin de fer en friche. Pour le dernier numéro de la revue Z (en vente en librairie depuis le 14 mai ou sur zite.fr), l’éditrice et enseignante revient sur cette expérience transformatrice, pour elle comme pour les enfants.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Cette histoire commence pour moi dans les Cévennes il y a quelques années. Une amie animatrice discute alors avec des habitant·es de Lasalle de leur projet de monter une école des bois. Je ne me souviens plus exactement de la terminologie utilisée : école des bois, école du dehors, forest school… Ça ne me parle tellement pas à l’époque que je n’arrive pas du tout à me représenter ce qu’iels pourraient faire avec des enfants dans une forêt pendant des journées entières. J’oublie immédiatement cette étrange idée.

Octobre 2020

J’arrive trempée à l’école après un trajet à vélo sous la pluie. À peine entrée dans la salle des adultes, je prépare le sac en essayant de penser à ce qui pourrait nous être utile avec cette météo. C’est sous une pluie fine et lancinante que pour la deuxième fois déjà nous allons sur la Petite Ceinture, ancienne ligne de chemin de fer qui entoure Paris et dont certains tronçons ont été rouverts au public ces dernières années. Contrairement à la dernière fois, je suis sans crainte, je sais que les élèves seront presque tous·tes bien équipé·es : bottes, pantalon de pluie, anorak. Les enfants ne s’inquiètent pas non plus du temps qu’il fait, s’iels ne sont pas déjà habillé·es, iels le font dans la classe avec une grande autonomie. L’école se transforme petit à petit avec son coin sacs à dos et l’étagère consacrée à l’école du dehors, celle des bottes en plastique.

On emprunte le chemin déjà balisé : ici l’olivier du restaurant turc, là le magnolia de la petite place derrière l’église, plus loin les grands abutilons d’Avicenne qui poussent dans les brèches de la rue. On arrive devant l’entrée, en face de l’endroit où se dresse la peinture murale de Mesnager, C’est nous les gars d’Ménilmontant, bientôt rebaptisée par les élèves C’est nous les enfants d’Ménilmontant, parce qu’« on n’est pas que des gars».

Fleurs et lombric

Le sol est détrempé, mais il ne pleut finalement plus. Faïza1 l’AESH2, Saïda l’Asem3 (voir p. 42) de la classe et moi-même installons en hauteur les deux bâches bleues qui nous servent de protection, avec un peu plus de difficulté que la fois précédente. Sans que l’on comprenne quoi exactement, quelque chose a changé et rend la tâche plus compliquée, peut-être simplement une branche qui s’est cassée. Un parcours a été délimité – par qui ? – sur le sol du « sous-bois » qui fait la joie des enfants. Livia ne reste plus seule sous la bâche, le « camp de base ». Je lui donne un petit pot dans lequel elle fait une soupe à partir des plantes qu’on croise sur notre chemin. Elle n’arrive toujours pas à jouer avec les autres enfants et ne s’éloigne pas trop de moi, mais c’est déjà beaucoup mieux. Elle se familiarise tout doucement avec le lieu. Pour les autres en revanche, la relation avec l’espace est déjà établie. Axel reprend le fil de ses batailles contre les Anglais. Les enfants découvrent des endroits moins accessibles : une trouée dans les orties, un arbre entouré de buddleias qui devient un nouveau territoire pour celleux qui grimpent. Je commence à trier les silex au milieu des autres cailloux du ballast et je les pose en rond sur la surface en bois de la Petite Ceinture. Certain·es enfants suivent mon exemple et réalisent une fleur. La plupart sont absolument sales de la tête aux pieds : Isaac, à force de jouer dans les arbres mouillés, est recouvert d’eau et de boue jusque sur le visage. Sa mère qui passe nous voir n’en croit pas ses yeux. C’est aussi le cas d’Amir, pour qui tout est si compliqué en classe : ici, il passe son temps à prendre des risques, même s’il n’arrive pas encore à grimper sur la première branche de l’arbre. D’autres enfants ne se salissent jamais, au point que ça relève presque du miracle : c’est le cas de Duong, Axel, Rayan, Livia, qui n’arrivent pas vraiment à entrer en interaction physique avec l’environnement. Chacun·e expérimente cet espace avec sa propre histoire : tel enfant part régulièrement à la campagne où il est initié à tout un tas de gestes et de savoirs naturalistes, telle autre sort peu de la maison et tout lui procure émerveillement ou frayeur, celui-ci a intégré des règles concernant la propreté qui l’empêchent de suivre ses camarades dans les endroits qui salissent… Isaac a trouvé un très grand ver de terre pour le souterrarium de la classe qu’il prend dans ses mains sans aucun dégoût, Livia le conserve ensuite dans sa boîte à soupe au milieu des fleurs et des feuilles récoltées.

Répondre aux catastrophes en cours

Cela fait plus d’un an que je me suis mise à pratiquer ce que j’appelle après d’autres l’« école du dehors » ou l’« école dehors ». Une matinée par semaine, je me rends avec ma classe de grande section à proximité de l’école, généralement sur la Petite Ceinture, ou encore sur la TEP (Terre d’écologie populaire), un terrain vacant en face du cimetière du Père-Lachaise, à l’emplacement d’un projet immobilier contre lequel les riverain·es se sont mobilisé·es. Comme pour beaucoup d’autres, c’est un article publié en 2018 dans Le Monde par une enseignante en maternelle4 qui m’a fait prendre connaissance de cette pratique, de sa terminologie et de ses acteurs·rices.

À cette époque, engagée par ailleurs sur d’autres terrains militants, je cherchais à changer ma pratique pédagogique. Nous avions déjà transformé avec mes collègues une bonne partie de notre enseignement, de plus en plus inspiré des pédagogies alternatives, mais je restais insatisfaite. Nous avions accompagné les mouvements des jeunes pour le climat en nous mettant en grève à notre tour et nous rêvions à la mise en place d’une pédagogie qui puisse tenter de répondre, dès le plus jeune âge, à l’enjeu des catastrophes en cours, en nous demandant notamment de quels savoirs et savoir-faire les élèves que nous avons en classe auraient-iels besoin dans l’avenir. L’école du dehors telle que décrite dans l’article semblait, si ce n’est répondre à cette épineuse question, tout du moins proposer des gestes, un cadre, une pratique que nous avions envie d’adapter à la ville. Après avoir vérifié qu’il n’était nul besoin de faire des démarches administratives auprès de nos supérieur·es hiérarchiques5, nous avons choisi des lieux où il était facile d’inventer des jeux et qui offraient de nombreuses possibilités d’apprentissage aux enfants.

À la fin du premier confinement, la médiatisation soudaine de l’école du dehors et surtout de ses aspects les plus hygiénistes6 m’a cependant prise de court en m’obligeant à réfléchir et à politiser ce que nous venions tout juste d’entamer et vivions comme une petite révolution pédagogique à l’échelle de notre établissement.

Médiatiser l’école du dehors à l’heure de la pandémie

L’école du dehors et plus généralement la pédagogie par la nature ne sont pas une complète nouveauté en France, même si elles restaient – et restent à ce jour – extrêmement minoritaires. Depuis de nombreuses années, des acteurs·rices de terrain se sont mobilisé·es en faveur d’une éducation à l’environnement, portée par des associations comme Réseau École et Nature, les Graine, le Réseau de pédagogie par la nature, et toute une nébuleuse de militant·es au croisement de l’animation nature, de l’éducation populaire, de l’Éducation nationale, des associations et des revues nature (ah ! La Hulotte, « le journal le plus lu dans les terriers »). Émergeant dans les années 1960, ce maillage n’a eu de cesse de promouvoir une éducation pour et dans la nature, jusqu’au tournant du développement durable des années 1990 (voir p. 158). Ce n’est pourtant pas cette riche histoire qui est évoquée par la presse dans ses articles récents, mais bien plutôt la tradition des forest schools des pays protestants (pays du Nord, Allemagne, Suisse, pays anglo-saxons), elle-même issue d’une généalogie foisonnante qu’il serait trop long d’évoquer ici. Encore l’évocation de cette filiation des bois n’est-elle utilisée que pour camper un arrière-plan forestier. Depuis le premier confinement au printemps 2020, un nombre important de tribunes et d’articles ont été écrits qui vantent les mérites d’un enseignement vécu à l’extérieur, de préférence dans un espace « naturel » et aéré.

Faisant retour sur une tradition hygiéniste déjà ancienne – on pense par exemple aux écoles de plein air des années 1930 –, militant·es historiques et nouveaux·lles converti·es ont stratégiquement utilisé la pandémie et le besoin d’air d’une population en partie confinée pour mettre cette pratique à l’agenda du débat public et de l’Éducation nationale. Alors que depuis de nombreuses années les partisan·es de l’éducation à l’environnement peinaient à faire exister pareille revendication – celle d’une relation nécessaire avec le vivant et la biodiversité – et avaient dû intégrer la logique du développement durable à leur discours et à leurs projets afin de continuer à exister, la crise sanitaire semble avoir accéléré une prise de conscience conjointe des catastrophes climatiques, de l’extinction des espèces et de la métropolisation croissante des espaces non urbains, permettant de s’affranchir un peu plus d’une pédagogie des petits gestes dorénavant critiqués pour leur manque d’efficacité.

Une critique du capitalisme absente

Cependant, on peut voir à la lecture des articles que le cadrage de l’école du dehors et de ses variantes dans des termes sanitaires et quasi hygiénistes ne semble pas ouvrir la voie à une politisation des pratiques ou à une rupture avec le capitalisme et le productivisme. L’immense majorité des textes publiés prennent le ton positiviste7 des best-sellers anglo-saxons sur la question de l’éducation à la nature, comme les ouvrages de Richard Louv ou Scott D. Sampson, traduits en français. Se basant sur une multitude d’études randomisées produites en psychologie sociale ou dans le domaine des neurosciences, ces textes tentent de mesurer scientifiquement l’étendue du

« syndrome de manque de nature » et ses conséquences sur le cerveau, les émotions, les apprentissages pour les nouvelles générations. Invisibilisant généralement les pratiques sociales du dehors, leur épaisseur historique et leurs multiples variables de classe, de race et de genre, ces études s’accordent sur une stratégie positiviste pour démontrer au public la nécessité de renouer avec l’environnement naturel. Ce faisant, il ne s’agit pas de penser une éducation qui serait à même de répondre aux catastrophes, mais de promouvoir un accès à la nature afin de réparer à l’échelle de l’individu des connexions abîmées – l’intérêt pour ces réparations ne s’accompagnant pas d’une mise en critique du capitalisme, responsable aussi bien de la perte des relations et des savoirs avec et sur la nature que de l’exploitation de cette dernière et des systèmes de domination existants.

Aussi ce nouvel appel du dehors semble pouvoir se satisfaire, tout comme les pédagogies bienveillantes promues par Céline Alvarez et de nombreux·ses autres pédagogues capitalisme-friendly, de la marchandisation et de la numérisation de l’éducation en cours. En juin 2020, la rectrice de l’académie de Poitiers – celle-là même qui avait sanctionné lourdement quatre enseignant·es de Melle pour participation à la grève des épreuves du bac en janvier et février 2020 – s’est déplacée pour assister à un cours en extérieur. Sur le compte Twitter de l’académie – foyer de l’école du dehors depuis quelques années –, on peut lire le 5 juin : « Séquence #Classedehors avec les maternelles de l’école L. Canis à #Pompaire @DSDEN79. #Lire, #écrire, #compter, #respecter autrui avec la nature. Démarche #innovante en faveur du bien-être et de l’épanouissement des élèves. Une base solide pour le dispositif #2S2C. » Le 2S2C est un dispositif mis en place par Jean-Michel Blanquer s’appuyant sur le secteur associatif pour prétendument remédier aux conséquences du confinement. On voit bien à travers cet exemple à quel point une pratique du dehors non articulée à des objectifs clairs en matière d’émancipation et de critique du capitalisme peut être immédiatement recyclée par l’institution.

Novembre 2020

Il fait froid ce matin, mais le ciel est bleu. J’ai envoyé un courrier aux parents pour annoncer que, pendant quelques semaines, nous allions continuer à passer la matinée du vendredi dehors, mais dans le jardin de l’école. C’est la première fois que nous passons une matinée entière dans cet espace, utilisé généralement à partir du printemps pour faire pousser quelques rares radis, et maintenant transformé en espace d’expériences toute l’année, notamment pour les élèves les plus jeunes de l’école.

Il faut que je me motive pour me dire qu’on va rester toute la matinée dans un jardin d’une centaine de mètres carrés. Je me demande si les enfants vont s’ennuyer et moi avec. On commence par s’occuper du compost avec les élèves qui ont rapporté leur seau pendant que les autres partent déjà vers la cuisine de boue fabriquée de bric et de broc et qui n’est pas encore terminée.

Dans un coin du jardin est entreposé tout un tas de palettes et de planches pleines de clous. J’aimerais pouvoir donner les planches aux enfants pour vraiment mettre en œuvre un projet de cabane. Je commence à enlever des clous avec un marteau et une pince. Je demande aux enfants s’iels veulent m’aider. Amir me répond : « Mais n’importe quoi, les enfants ne font pas du bricolage, ce sont les parents qui font du bricolage. » Livia, qui ne sait jamais trop quoi faire quand on est sur la Petite Ceinture, est là très intéressée par les clous. Je lui donne le marteau et on bricole ensemble. Du coup, d’autres enfants viennent et, à plusieurs, on arrive à retirer les clous de quatre planches qui vont immédiatement servir à construire un toit de cabane sauvage derrière l’abri de jardinage. La matinée passe très vite, les enfants sont joyeux·ses tout comme moi, des coups de marteau incongrus résonnent dans le jardin…

Revivifier les récits contestataires

La mise en place de l’école du dehors s’est faite rapidement dans notre école en bouleversant les habitudes, les frontières subtiles entre types d’activités. Nous avons prévenu les parents qui nous ont tous fait confiance, nous nous sommes jetées à l’eau, avons embarqué notre troupe dehors autour du jeu libre en essayant d’endosser un nouveau rôle de « passeuse de nature ». Nous nous sommes autoformées et partageons entre nous depuis plus d’un an un engouement qui ne cesse de transformer nos journées et nos postures enseignantes. La médiatisation d’une pratique qui métamorphose l’école ne peut a priori que nous enthousiasmer. Mais c’est sans compter les mécanismes bien connus de renouvellement du capitalisme. On sait au moins depuis le livre de Boltanski et Chiapello8 comment le capitalisme par projets a récupéré la pédagogie autogestionnaire, la pédagogie par projets, pour en faire un des moteurs du néomanagement. Alors que la pratique de l’école du dehors est balbutiante, l’intérêt soudain des médias et de l’institution scolaire peut faire craindre une formidable opportunité de greenwashing. Aussi je me retrouve dans la situation inconfortable de mettre en critique d’un côté ce que je défends de l’autre ; je m’inquiète pêle-mêle que l’école du dehors soit pour les institutions scolaires une nouvelle usine à labellisation, une case à cocher dans le référentiel du bon enseignant innovant ou encore un moyen supplémentaire de mise en concurrence de l’école publique et de l’école privée – avec l’augmentation des structures privées qui proposent de faire l’école dans la forêt –, un outil de gentrification des villes.

Comment donc rendre la pratique de l’école du dehors impropre au recyclage capitaliste ? Comment rendre nécessaire l’articulation de cette pratique avec les traditions de pédagogies sociales, nouvelles, émancipatrices9 ? Comment s’assurer qu’une telle pratique ne participe pas à un processus de distinction des enseignant·es entre elleux, des écoles entre elles, dans une période d’aggravation de la mise en concurrence et de la marchandisation de l’école ?

Une première réponse pourrait être d’arrimer l’école du dehors à un tissu d’histoires vivifiantes dont la réactualisation pourrait être fort utile. Pas question de renoncer à la généalogie des forest schools et à l’histoire de la Danoise Ella Flatau qui dans les années 1950 emmena ses enfants puis celleux des voisin·es faire l’école en forêt, mais il semble nécessaire de multiplier et faire se croiser d’autres histoires pour éviter une forme de récit officiel et uniforme s’ossifiant petit à petit et perdant en route sa capacité à mobiliser. Il paraît aussi important d’évoquer des récits plus contestataires, mais ce travail généalogique est encore à faire. On peut d’ores et déjà citer les traditions de l’éducation libertaires telle, celle de l’orphelinat de Cempuis dirigé à la fin du xixe siècle par Paul Robin qui emmène les enfants en randonnée et en excursion, la classe-promenade de Freinet, l’éducation nouvelle en général et son rapport au dehors, au plein air, la riche tradition évoquée plus haut d’éducation à l’environnement, celle des animateurs·rices nature et des pionniers·ères de la formation du BTS de Neuvic créée en 1970, l’éducation populaire, de l’Ajisme aux colonies de vacances, de l’histoire des Ceméa aux détours de Deligny dans les Cévennes. Autant d’histoires, de pratiques à revivifier et à articuler ensemble. Parmi ces expériences, je voudrais en détailler deux en particulier qui m’aident dans notre pratique d’école du dehors en milieu urbain.

S’inspirer des terrains d’aventures

Ayant habité longtemps le 20e arrondissement et notamment à l’époque où mes propres enfants étaient en bas âge, j’ai eu la chance de pouvoir fréquenter l’ancien jardin partagé de la rue des Haies et le terrain d’aventures des Petits Pierrots, le dernier de Paris. J’ai conservé depuis un fort intérêt pour cette pratique sociale particulièrement inspirante. Si les expériences de pleine nature ne sont pas centrales dans les terrains d’aventures (ou ailleurs : junk playground, jardin Robinson, terrain bric-à-brac, terrain de bricolage…), cette pédagogie de la cabane, élaborée le plus souvent par des travailleurs·ses sociaux·les dans les quartiers populaires autour du faire et du maniement des outils, ne peut qu’enrichir les pratiques de jeux libres du dehors. Aussi, alors même qu’en France, contrairement à bon nombre d’autres pays occidentaux, les terrains d’aventures n’ont pas perduré au-delà des années 198010, il me semble que la réactivation de cette mémoire peut permettre tout à la fois de repenser le rapport des enfants à la ville, dans et hors l’école, de regarder la friche urbaine, la dent creuse tout à la fois comme lieu possible de pratique jardinière, zone d’expérimentation et d’apprentissage de gestes techniques, espace de jeux libres et d’aventures où la prise de risque n’est pas absente. À l’école, nous avons ainsi tenté de mettre en place une forme de continuité – encore inachevée – entre la classe, où acquérir certains gestes de bricolage, le jardin, transformé en lieu de construction de cabanes, et la Petite Ceinture et la TEP, où les constructions peuvent être plus volumineuses, quoique encore très sommaires.

Une autre expérience me guide dans cette nouvelle pratique, celle menée par le Groupe de pédagogie et d’animation sociale (GPAS) en Bretagne11. Apparemment antinomiques (la pratique de ce dernier privilégiant la déambulation, la rencontre fortuite, la rencontre de milieux professionnels là où l’école du dehors crée une relation presque intime avec un lieu « naturel »), le GPAS et l’école du dehors prise comme expérience sociale et pas seulement naturaliste valorisent les rencontres « improbables » et inexistantes dans l’enceinte de l’école, comme celles avec les migrants qui « habitent » dans les tunnels de la Petite Ceinture, celles et ceux qui l’utilisent pour des pratiques de loisir plus ou moins en marge, ou les habitant·es du quartier.

Boucheries halal et pratiques pirates

À la fin de l’année dernière et malgré le confinement, des parents d’élèves me disent ainsi à quel point cette année « dehors » a modifié le rapport de leur enfant au quartier. Et c’est effectivement ce que nous espérons : que les élèves développent une connaissance partagée et collective du quartier, une capacité d’observation, une intimité, une manière de vivre en ville des modes d’émerveillement que l’on vit généralement en « pleine nature ». Parce que nous sommes avec mes collègues justement en train de l’expérimenter, nous nous demandons ce que signifie vivre et travailler dans un quartier quand on sent la présence des chauves-souris qui vivent dans le tunnel de la Petite Ceinture, celle des renards qui peuvent l’utiliser comme couloir pour se déplacer entre les bois et les grands parcs. Bien sûr, aller sur la Petite Ceinture n’a rien d’une plongée dans la wilderness. Ici, nul petit chemin à travers champs pour arriver dans un espace boisé : on monte la rue de Ménilmontant, on traverse aux feux en passant devant le primeur chinois, on sent les odeurs de poulets rôtis des boucheries halal. Mais nous préférons de beaucoup ce type d’expérience aux opérations « quartier propre » de tri sélectif sponsorisées avec chasuble verte de chez Auchan où l’on jette deux fois plus d’objets siglés – gants, chasubles, sacs plastiques – que de papiers ramassés. À ce type d’activité estampillé « éducation au développement durable » (EDD), sur le modèle de la bonne action, nous préférons sans équivoque la fabrication de bombes à graines pour intervenir dans l’espace public. Aux processus de labellisation tant recherchés par nos supérieur·es hiérarchiques (inspecteurs·rices), auxquel·les nous sommes constamment invitées à répondre, à la mise en concurrence et à la sélection des écoles pour mettre en place les cours de récréation « oasis » de la mairie de Paris (voir p. 152), nous préférons une pratique qui ne se fait pas tambour battant, mais privilégie les relations avec les associations ou les usages plus pirates du territoire12.

Pour finir, comme pour toute nouvelle pratique qui connaît une brusque visibilité, il ne s’agit pas simplement de l’ajouter aux pratiques de classe, surtout si celles-ci restent traditionnelles ou fonctionnelles. Il ne s’agit pas non plus, comme l’a résumé Blanquer, de faire l’école sur l’agora, c’est-à-dire d’exporter des pratiques traditionnelles dans un cadre dit « naturel ». Bien plutôt, il faut faire en sorte que le dedans se laisse contaminer par les pratiques du dehors, se laisse gagner par le terrain d’aventures. Il ne s’agit pas bien sûr d’attendre de l’institution qu’elle nous permette et nous donne les moyens d’une telle pédagogie, qui va à l’encontre de ses objectifs et de la politique actuelle du gouvernement tout à la fois réactionnaire et néolibérale. Puisque l’Éducation nationale est le lieu où nous sommes nombreux·ses à œuvrer, ce qui nous permet au moins de nous adresser à tous·tes et pas seulement à un public sélectionné socialement, il s’agit d’utiliser des techniques d’esquive et de subversion chères à Fernand Deligny au sein même des institutions pour faire exister des formes modestes, des épopées minuscules, des radeaux bricolés13, des bateaux pirates si prisés par les enfants de ma classe, des manières collectives d’habiter l’école, le quartier et ses parcelles boisées et végétalisées.

Janvier 2021

Les élèves arrivent les un·es après les autres en classe. Depuis que les parents n’ont plus le droit d’entrer dans l’école à cause de la situation sanitaire, il faut reconnaître que l’accueil est plus tranquille. À 8h30 tapantes, la mésange charbonnière qui a pris l’habitude de chanter sur l’arbre en face des fenêtres se met à son poste. Les élèves présent·es éteignent les lumières pour ne pas l’effrayer, enlèvent leurs chaussures, grimpent sur les tables devant les fenêtres, observent et écoutent les oiseaux se répondre « tititu », « tititu ». Les élèves de la classe de grande section d’à côté font de même, la porte est ouverte entre nos deux salles et iels échangent : « Tu la vois ? Elle est où ? » Ce nouveau rituel a commencé en décembre lorsque j’ai vu deux mésanges dans les branches des arbres. J’imagine que, depuis des années que je travaille ici, il y a toujours eu des mésanges se posant sur les arbres et chantant, mais je n’étais pas en capacité de les voir ni de les entendre. En ce mois de janvier, la vision des mésanges est un événement pour la classe. Une forme de relation quotidienne s’instaure. Dorénavant, à chaque fois que nous sortons dans le quartier, tous·tes les enfants savent reconnaître leur chant. Nous fabriquons des mangeoires que les enfants rapportent chez elleux, et nous sommes en train de construire plusieurs nichoirs pour le printemps : un pour les mésanges et un autre pour les rouges-gorges, des oiseaux insectivores dont nous aurons peut-être besoin quand nous planterons les semis dans les carrés du jardin. En apparence, rien d’extraordinaire : des enfants glissent en chaussettes dans une salle de classe toute lumière éteinte en plein hiver en parlant de mésanges. Des enfants montent sur des tables pour regarder à travers des vitres qui ne sont pas à leur hauteur ce que l’on voit hors de la classe. En apparence, tout est normal. Sauf que cette saynète révèle à quel point nous ne vivions pas pleinement dans cette classe, comme si les tables ne pouvaient servir à rien d’autre qu’à écrire, comme s’il n’était pas possible d’éteindre la lumière et de chuchoter dans le noir, comme si les fenêtres avaient été jusque-là complètement opaques, comme si nous étions tous·tes complètement sourd·es et aveugles à ce qui se passait juste en face de nous.

Isabelle Cambourakis

Texte publié dans le numéro 14 de la revue Z, "Et l'école elle est à qui ?", en librairie depuis le 14 mai.

Z n°14 - Et l'école elle est à qui ?

208 pages – 21 x 30,9 cm – 15 €
ISBN 9782491109035

En vente en librairie ou ici

1. Les prénoms des adultes et des enfants ont été changés.

2. Accompagnant·e des élèves en situation de handicap.

3. Agent·e spécialisé·e des écoles maternelles à Paris (équivalent d’Atsem dans les autres départements).

4. « Faire classe dehors en maternelle ? “C’est possible et fondamental” », Moina Fauchier-Delavigne, Le Monde, 16 juin 2018 (lemonde.fr).

5. Certains espaces peuvent requérir des demandes d’autorisation, mais pas ceux où nous nous rendons qui sont publics. Par ailleurs, le plan Vigipirate ne modifie rien : « Les sorties scolaires occasionnelles […] ne nécessitent pas d’autorisations préalables auprès des autorités académiques » (« Consignes de sécurité applicables dans les établissements relevant du ministère de l’Éducation nationale et de l’Enseignement supérieur et de la Recherche », ministère de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports, décembre 2020, à lire sur education.gouv.fr).

6. L’hygiénisme désigne ici un courant de pensée consistant à mettre en avant la mission sanitaire des classes supérieures et de l’État, chargés de transmettre et d’imposer les « bonnes pratiques d’hygiène » au bas peuple, pour le bien de toute la société. Cette idée était très puissante notamment au XIXème siècle.

7. Le positivisme désigne la priorité absolue donnée aux résultats expérimentaux dans la manière d’aborder un problème. Pour caricaturer, on donne un manuel scolaire à 30 élèves, un autre manuel à 30 autres, on compare leurs résultats, on en conclut que tel manuel est meilleur que l’autre et on ne s’intéresse ni à l’orientation politique et philosophique du manuel, ni aux conditions sociales de l’expérience qui déterminent aussi les résultats.

8. Le Nouvel Esprit du capitalisme, Luc Boltanski et Ève Chiapello, éd. Gallimard, 1999.

9. Pour une définition plus précise de ces termes, voir le site Internet de l’Iresmo (iresmo.jimdofree.com), celui de Questions de classe(s) (questionsdeclasses.org) et la collection « N’autre école » aux éditions Libertalia.

10. « L’aventure de Belle-Beille », Chloé Artières et autres, SUD Volumes critiques no 4, 2020.

11. La Joie du dehors, Guillaume Sabin et les GPAS, éd. Libertalia, 2019.

12. Voir notamment le travail de Flaminia Paddeu. Pour écouter son intervention, « Agricultures urbaines, agricultures pirates », aux Communaux en octobre 2020 : communaux.cc/radio.

13. Voir « L’inactualité de Fernand Deligny », Sandra Alvarez de Toledo, dans Œuvres, Fernand Deligny, éd. L’Arachnéen, 2007.

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