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Billet de blog 1 octobre 2012

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Hommage à Neil Smith (1954-2012)

Un des plus grands géographes contemporains, ainsi qu’un théoricien majeur du marxisme, vient de nous quitter. Neil Smith est décédé soudainement samedi dernier à New York. Difficile de rendre hommage en quelques lignes au militant remarquable, au socialiste et à l’intellectuel pénétrant.

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Un des plus grands géographes contemporains, ainsi qu’un théoricien majeur du marxisme, vient de nous quitter. Neil Smith est décédé soudainement samedi dernier à New York. Difficile de rendre hommage en quelques lignes au militant remarquable, au socialiste et à l’intellectuel pénétrant. L’homme à l’accent écossais touffu était généreux, accessible et simplement humain. Il donnait encore une conférence la semaine dernière à Paris où il insistait sur la nécessité impérieuse d’être radical dans nos analyses du monde contemporain. Et « radical », pour Neil Smith, signifiait marxiste, par opposition au gloubi-boulga post-structuraliste qui fait aujourd’hui figure de « critique » dans les sciences sociales.

Il est surtout connu des spécialistes de la géographie urbaine pour son analyse de la « gentrification » : la reconquête des centres-villes des grandes métropoles (d’abord nord-américaines, puis européennes) depuis la fin des années 1980 par la bourgeoisie, et l’expulsion en conséquence des plus pauvres en périphérie. Il a appelé ce phénomène l’« urbanisme revanchard ». Ses travaux ont aussi porté sur le rôle de la science géographique dans l’impérialisme américain et la responsabilité des intellectuels dans la propagation de la dite « globalisation » néolibérale.

Son ouvrage principal a été publié en 1984, et été plusieurs fois réédité. Il s’agit de Uneven Development. Nature, Capital and the Production of Space (Georgia University Press, 3ème ed., 2008) [Développement inégal. La Nature, le Capital et la production de l’espace] qui reste, avec les travaux de David Harvey, la meilleure contribution théorique du marxisme à la géographie, et réciproquement. Dans ce livre, Smith cherche à comprendre pourquoi le capitalisme produit nécessairement des développements géographiques inégaux, avec des parties du monde qui s’enrichissent tandis que d’autres s’appauvrissent, et ce à toutes les échelles : entre le Nord et le Sud, entre pays, entre régions au sein d’un même pays, et au sein d’une même ville. Dans des délais très brefs des industries entières peuvent disparaître et des régions s’appauvrir considérablement, tandis que le surinvestissement dans d’autres régions produit des bulles spéculatives. En fait, comme le montre Smith, le développement inégal n’est pas une conséquence malheureuse du capitalisme, mais une condition nécessaire de son développement : c’est grâce au différentiel de valorisation du capital entre territoire que peut jouer la loi de la valeur. Il est donc absurde d’imaginer une « convergence » économique des territoires entre eux, ou une « égalisation » spontanée des facteurs de production. Comme on le voit aujourd’hui encore, les écarts croissent entre territoires riches et territoires pauvres.

Mais dans ce livre pionnier, Smith esquissait également une autre thèse, celle de la « production de la nature » par le capitalisme (ce qu’il a appelé par la suite « la nature comme stratégie d’accumulation » ; article traduit en français dans la revue Contretemps, n°20, 2007). Pour se valoriser, le capital est forcé d’englober de plus en plus de domaines, y compris la nature elle-même. Autrement dit, pour Smith, notre rapport au monde naturel est de plus en plus un rapport capitaliste : nous modifions des organismes génétiques, nous faisons pousser des forêts, nous extrayons des ressources naturelles afin  de satisfaire le besoin d’accumulation du capital. La crise écologique globale qui en résulte vient du fait que le capital essaie de modeler la nature à son image. A l’inverse, notre objectif socialiste doit être de démocratiser la production de la nature, afin de satisfaire les besoins humains plutôt que ceux du capital.

Son souvenir reste vif. Son héritage nous oblige.

Romain Felli

(à paraître dans Le Courrier)

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