Un professeur de science politique au Canada propose une réflexion stimulante sur les rapports entre cultures populaires et transformations sociales, de la révolution industrielle en Angleterre à l’Afrique subsaharienne
La crise financière et économique qui nous frappe semble avoir suscité un retour des métaphores monstrueuses. Entre les vampires de la finance et un capitalisme au comportement de zombie, le vocabulaire fantastique semble être le seul à pouvoir rendre compte de la désorientation qui est vécue par beaucoup.
Or ce recours au langage du monstre n’est pas aussi arbitraire qu’il peut y paraître et il a en réalité une histoire aussi longue que l’histoire du capitalisme lui-même. David McNally, professeur d’économie politique à l’Université York de Toronto, au Canada, et auteur précédemment d’ouvrages portant notamment sur l’histoire de la pensée économique au XVIIIe et au XIXe, propose dans son nouveau livre une très stimulante réflexion sur les formes culturelles de l’économie, et en particulier sur les rapports entre les cultures populaires et les transformations sociales.
En Angleterre, la révolution industrielle et le développement du capitalisme ont été rendus possibles grâce à l’arrachement à la terre de millions de ruraux et à leur transformation forcée en travailleuses et travailleurs salariés. Le travail industriel s’est accompagné d’un contrôle croissant sur les corps et d’une aliénation des produits du travail. Dans la conscience populaire ces transformations radicales, et les résistances qu’elles ont suscitées, ont souvent été traduites dans un imaginaire du fantastique et notamment du monstrueux. Le Frankenstein de Mary Shelley, publié en 1818, apparaît par exemple comme le manifeste d’une telle conscience, celle d’un corps démembré et mis au travail de force. La créature de Frankenstein serait ainsi moins le signe d’une dérive technologique, que l’apparition littéraire du corps dépossédé des travailleurs, soumis avec brutalité à un travail automatique et en apparence seulement à demi-humain. Mais, ainsi que le fait remarquer McNally, à la différence de certaines représentations cinématographiques ultérieures, la créature de Frankenstein parle: elle exprime ses souffrances et ses désirs, et ultimement sa capacité de révolte.
Monsters of the Market traite de bien d’autres sujets encore, des révoltes contre les dissections au XVIIIe jusqu’aux apparitions de vampires en Afrique subsaharienne contemporaine qui thématisent le développement d’une économie monétarisée, en passant par une reconstruction de la théorie du fétichisme de la marchandise. En utilisant les ressources de l’histoire des sciences, de la littérature, de l’économie politique ou encore de la linguistique, McNally propose une étude fascinante qui montre que loin de charrier les débris d’une époque prémoderne, les images monstrueuses du corps au travail sont les signes véritables d’une monstruosité très contemporaine.
David McNally, Monsters of the Market. Zombies, Vampires and Global Capitalism, Brill, Leiden, 2011.
Romain Felli
compte-rendu paru dans le quotidien Le Temps