On a parfois entendu qu'avec la crise secouant le monde depuis 2007, le néolibéralisme serait mort. C'est oublier qu'il existe deux formes du néolibéralisme dont on peut dire, pour simplifier, qu'elles se sont succédé dans le temps.
La première, mise en œuvre à partir des années 1970 et surtout 1980, par les gouvernements de Pinochet, Thatcher ou Reagan a visé à détruire au maximum les éléments de solidarité gagnés par les luttes sociales: les droits syndicaux, l'Etat providence, les services publics, les systèmes de retraites ou d'assurances sociales. Dans cette phase de néolibéralisme «destructif», la classe bourgeoise a cherché à rétablir au maximum le pouvoir qu'elle avait partiellement perdu avec les conquêtes ouvrières de l'après-guerre. Cette nouvelle discipline de classe, souvent imposée de manière violente, a profondément déstabilisé les organisations traditionnelles de la classe ouvrière, notamment réformistes, qui sont allées de défaites en défaites, à la fois sur le plan électoral et, plus important encore, sur le plan culturel.
A partir des années 1990, ce sont les valeurs de compétition, de compétitivité, d'individualité exacerbée qui se combinent à un profond mépris pour les pauvres et les faibles. Ce nouveau darwinisme social s'est accompagné d'une transformation dans les représentations. Ce qui avait était conquis comme «droit» s'est peu à peu transformé en privilèges. L'idée que, collectivement, la grande majorité de la population pourrait améliorer ses conditions de vie au travers de mécanismes de solidarité a laissé place à l'idée que désormais chacun allait devoir se battre pour s'en sortir par soi-même. La montée d'un chômage de masse a encore contribué à affaiblir les solidarités et à ancrer l'idée d'une responsabilité individuelle.
Les partis socialistes et sociaux-démocrates portent une part de responsabilité dans ces transformations. Inspirés par leur aile «sociale-libérale» et l'idéologie de la troisième voie, ils ont souvent été les principaux fers de lance de la deuxième phase du néolibéralisme, sa phase «constructive». A partir du milieu des années 1990, notamment avec les gouvernements de Clinton, Blair ou Schröder, ils ont agi afin de réorganiser profondément l'action de l'Etat, et non plus de le réduire. On a alors vu fleurir les initiatives politiques visant à individualiser au maximum les politiques sociales: le workfare(1), les politiques sociales dites «d'activation», la «flexicurité»(2), l'accent mis sur le «capital humain» et la formation tout au long de la vie, la lutte contre le chômage par la promotion de l'employabilité et de la compétitivité, etc.
D'où la réussite de cette blague entendue à l'extrême-gauche. On demande à un social-libéral qui est arrivé au pouvoir s'il croit encore à la possibilité pour la classe ouvrière de s'émanciper. Il répond: «Oui, je crois à l'émancipation de la classe ouvrière, mais désormais un par un, et moi d'abord».
Cette plaisanterie capture quelque chose d'essentiel: la disparition d'un horizon collectif d'émancipation, en réalité l'horizon du socialisme. Trop souvent, la gauche promeut des politiques qui font que les résultats des luttes sociales se traduisent par des stratégies individuelles de réussite, et non par la «socialisation» des besoins, c'est-à-dire par une lutte directe contre le pouvoir du capital. C'est pourtant dans cette socialisation (éducation, santé, assurances sociales...) que la gauche a remporté historiquement ses plus grandes victoires et c'est par elle que les travailleuses et travailleurs ont pu concrètement améliorer leur existence; non pas par l'idéologie du mérite et de l'égalité des chances, mais par celle de la justice et de l'égalité des résultats.
C'est dans cette lutte entre des stratégies d'individualisation et des stratégies de socialisation que se débat aujourd'hui la gauche. C'est à cette aune, me semble-t-il, qu'il faut juger, par exemple, la proposition faite de remplacer les assurances sociales par un revenu universel. Cette proposition annonce-t-elle le renouveau d'un horizon collectif de lutte contre le capitalisme, ou n'est-elle que le signe de la résignation consciente face à un capitalisme désormais perçu comme insurmontable?
2. Modèle d'organisation du marché du travail, la flexicurité combine flexibilité (de la main d'œuvre) et sécurité (des conditions de travail). Le concept fait débat dans la mesure où il avantage les entreprises (assouplissement des règles d'embauche et de licenciement, suppression des normes de protection du travail...) au détriment des travailleurs (durcissement des conditions d'accès au soutien social), ndlr.
Romain Felli,
Chronique "un monde à gagner", publiée dans le quotidien suisse Le Courrier (16.6.2011)