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Billet de blog 22 mai 2011

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«Mendier par métier», disent-ils

On a bien ri en entendant la chronique de Vincent Kucholl sur Couleur3, qui imitait un cacique du parti radical libéral lausannois disant: «Voyez-vous, autrefois, les mendiants, ils faisaient ça par hobby, maintenant c’est devenu un métier!»

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On a bien ri en entendant la chronique de Vincent Kucholl sur Couleur3, qui imitait un cacique du parti radical libéral lausannois disant: «Voyez-vous, autrefois, les mendiants, ils faisaient ça par hobby, maintenant c’est devenu un métier!»
Mais la droite, elle, ne rit pas. Décrivant une invasion de gueux au centre-ville, elle s’étonne que Lausanne soit devenue la dernière oasis où toute la misère du monde pourrait encore venir se désaltérer. Son initiative pour «l’interdiction de la mendicité par métier» a obtenu le nombre de signatures requises et sera soumise au vote.


Georges Orwell et Karl Kraus se sont en leurs temps suffisamment indignés de la violence faite à la langue –qu’ils identifiaient toujours à une radicalisation politique– pour que l’on s’attarde sur l’oxymore: «mendicité par métier». Auquel s’ajoute un sous-titre encore plus hallucinant: «L’exploitation de la pitié doit être bannie de nos rues!». Les plus misérables deviennent des «exploiteurs» dans la bouche du Parti libéral-radical. C’est presque aussi beau que les «2+2=5» ou «la guerre, c’est la paix» du roman d’Orwell.


Que signifie une telle destruction de la langue? Probablement le fait que la mendicité aujourd’hui, dans un pays riche, est un révélateur de la structure véritable de l’ordre social. Et c’est cela qui est insupportable à la bourgeoisie.


Les apologues libéraux identifient l’origine du capitalisme, et celle de la richesse privée, à une «accumulation primitive», durant laquelle certaines vertueuses personnes auraient refusé la jouissance et épargné de l’argent, alors que les masses dilapidaient leurs revenus en plaisirs et boissons variées.


Karl Marx s’est bien moqué de cette «soi-disant accumulation primitive» dans le Capital. L’origine du capitalisme, a-t-il montré, réside dans l’obligation qui est faite aux dépossédés de vendre leur force de travail. Pour y arriver, il a été nécessaire de supprimer, au moyen du pouvoir de l’Etat, les biens communs (pâturages, forêts,...), la petite propriété, mais aussi l’aide aux pauvres, le vagabondage et la mendicité. Il a fallu faire en sorte que l’immense majorité de la population n’ait pas d’autre solution pour vivre que d’aller, quotidiennement, vendre non pas les produits de son travail (tels les artisans ou les indépendants) mais bien sa force de travail, contre un salaire.


Nous en sommes toujours là. Grâce aux conquêtes de la classe ouvrière, l’éducation publique, les retraites, les assurances sociales, le service public, etc., nous le faisons dans des conditions infiniment meilleures, mais nous devons, vous et moi, jour après jour, vendre notre force de travail pour pouvoir vivre. Non pas produire pour nous même ce dont nous aurions besoin, non pas coopérer pour cela, mais bien entrer en compétition en permanence pour nous assurer l’accès à l’argent, devenu le seul moyen de satisfaire nos besoins vitaux. Et c’est l’achat de notre force de travail, son utilisation productive, et la vente des produits de notre travail qui assure l’accumulation du capital et la richesse des capitalistes.


Ainsi, quand bien même la mendicité s’exerce dans des conditions de misère, et témoigne d’une dépossession radicale, elle comporte ceci d’insupportable pour la bourgeoisie: des personnes qui ne participent pas au marché du travail. Il ne s’agit pas de faire de la mendicité une forme de résistance à l’exploitation. Ce serait absurde. Mais il faut rappeler que l’origine de cette pauvreté réside d’abord dans la suppression des alternatives à la vente de la force de travail.


Si la droite veut la suppression de «l’exploitation de la pitié», c’est aussi pour assurer la réussite de l’exploitation du travail.

Romain Felli

Chronique publiée dans le quotidien Le Courrier

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