«Keystone XL» est le nom d'un projet d'extension de pipeline qui permettrait d'exporter le pétrole brut tiré des sables bitumineux de l'Alberta, au Canada, sur plus de 3000 kilomètres à travers les Etats-Unis, jusqu'au Golfe de Mexique, où il serait raffiné. Il s'agirait alors du plus long pipeline au monde en dehors de la Chine et de la Russie. Mais il symbolise également toute l'horreur de la poursuite, et en réalité de l'accroissement, de la dépendance au pétrole et de l'amplification catastrophique de la crise climatique qui en découlerait.
De surcroît, l'extraction de pétrole des sables bitumineux du Canada est particulièrement polluante. On estime qu'il s'agit de la plus grande opération industrielle actuellement en cours dans le monde et certainement une des pires catastrophes écologiques et sanitaires. Outre la destruction de la forêt boréale canadienne, la pollution de l'environnement local et des communautés indigènes qui y habitent, l'extraction de pétrole de ces sables requiert beaucoup plus d'énergie que l'extraction de pétrole conventionnel et accroît donc de près d'un tiers les émissions de gaz à effet de serre par litre extrait.
«Keystone XL» est actuellement en cours d'autorisation par les autorités américaines et a besoin de l'autorisation du président Obama. L'opposition à cette construction est devenue le symbole des luttes écologistes en Amérique du Nord, à la fois par rapport à des enjeux de pollutions locales (extraction du pétrole, mais aussi fuites et autres pollutions) mais surtout face à l'enjeu climatique: l'utilisation de ce pétrole signifierait définitivement l'impossibilité de maintenir l'augmentation du réchauffement climatique en dessous de 2°C.
Malheureusement, les républicains et l'industrie, défenseurs «naturels» de ce projet, ont réussi à diviser la gauche selon une ancienne ligne de fracture qu'on croyait en voie de résorption: les emplois contre l'environnement. En promettant la création de dizaines de milliers d'emplois pour sa construction, l'industrie a réussi à toucher une corde sensible dans un contexte de chômage élevé aux Etats-Unis, surtout depuis la crise. Les quatre principaux syndicats de la construction ont non seulement donné leur accord à la construction de ce pipeline, mais soutiennent activement ce projet contre les «écologistes radicaux qui souhaitent détruire de bons emplois américains».
Une étude indépendante du Global Labor Institute de l'Université de Cornell a pourtant montré que les chiffres avancés en matière de création d'emplois étaient largement surestimés, mais rien n'y fait. Le travail qui, depuis une vingtaine d'années, avait été effectué afin de rapprocher les associations environnementales et les syndicats aux Etats-Unis (par exemple l'alliance «bleue-verte» pour créer des emplois verts) est sapé par l'alignement d'une partie des syndicats sur le patronat en vue d'accroître la pollution.
Les choses sont pourtant plus compliquées. Premièrement, une partie des syndicats canadiens s'oppose à la construction de ce pipeline. Certains de leurs motifs sont liés à la défense de l'emploi au Canada (notamment dans le secteur des raffineries) mais pour d'autres, et notamment les mineurs syndiqués qui travaillent justement à l'extraction du pétrole des sables bitumineux, c'est bien le modèle de développement économique et écologique qu'il s'agit de remettre en cause! Ils sont rejoints en cela par deux syndicats étasuniens des transports qui sont à la pointe de la lutte contre le réchauffement climatique. D'après eux, la construction de ce pipeline détruirait les espoirs de réorienter le système énergétique américain vers une économie verte à bas carbone, et détruirait donc les créations d'emplois dans les secteurs verts.
Le chantage à l'emploi est une vieille tactique servant à diviser la gauche. La droite étasunienne, et surtout son secteur pétrolier particulièrement réactionnaire, est en train de réussir à instrumentaliser le chômage afin de servir ses propres intérêts qui vont à l'encontre d'un futur écologiquement viable, tout en opposant, peut-être durablement, une partie du mouvement ouvrier et du mouvement écologiste. Mais la solution ne peut pas résider dans la simple dénonciation des syndicats qui se sont alignés sur l'industrie. Il faut reprendre le travail pédagogique et politique afin de montrer que la solution à la crise écologique passe nécessairement par une résolution de la crise sociale. Il est possible de créer des emplois verts et de passer à une économie à bas carbone. Pour cela, il est nécessaire de reprendre collectivement le contrôle sur la finance afin de soumettre l'investissement à des objectifs sociaux et écologiques.
Romain Felli
chronique parue dans le quotidien Le Courrier