
Légitimement, une question se pose. En quoi Le Couronnement de Poppée , l’opéra de Claudio Monteverdi présenté actuellement au Palais Garnier à Paris, peut-il bien nous parler ? Nous parler de nous ? Nous parler de nous, aujourd’hui ?
Héroïsme, cynisme, devoir, trahison, fidélité, passion, ambition, pouvoir absolu, rébellion, complot, bouffonnerie, travestissement… Si le matériel musical retrouvé paraît bien succinct (1), le livret écrit par Busenello, lui, foisonne. Trop sans doute, tant l’esthétique de l’ère baroque et son goût pour les contrastes sont désormais tellement éloignés de notre approche moderne.
On peut déplorer le type de mise en scène dépouillée à l’extrême voulue par Robert Wilson (2) et, plus encore, son caractère systématique, réalisation après réalisation. Mais, s’agissant de Poppée, son travail a, au moins, un mérite. Celui d’oser une traduction, comme des notes de bas de page tenteraient de le faire pour expliquer un trait d’humour devenu incompréhensible dans une pièce de William Shakespeare ou de John Donne.
Mais, même stylisé, que retirer de ce carrousel d’émotions et d’états, de dialogues entre déesses et simples mortels, de jeux de rôles improbables entre petits pages et puissants personnages ?
L’étonnante circulation du désir
D’abord, la peinture du cynisme du pouvoir. Le despote Néron se passe de tout oripeau ou faux fuyant. Là, nul besoin de communicants ou d’éléments de langage. Au même titre que la mise en scène de Wilson, il est débarrassé de la gangue des apparences. « La raison impose des règles rigoureuses à ceux qui obéissent, non à ceux qui commandent », assène-t-il sans ciller au philosophe Sénèque, son ancien précepteur. L’actualité politique récente en France montre combien, même dans un régime politique bien différent, cette approche-là rencontre encore de vigoureuses harmoniques…
Ensuite, face à une telle conception et – la suite de l’opéra de Monteverdi le montre – une telle pratique du pouvoir, une figure se dresse. Celle de Sénèque, l’intellectuel résistant. Le clerc qui, obstinément, rappelle le dirigeant à ses devoirs. « L’acte injuste n’est pas sans risques », lance-t-il notamment à un Néron excédé. Au-delà de la justesse du propos, une telle formulation n’est évidemment pas anodine. Dès l’acte suivant, Sénèque, ce lanceur d’alerte avant la lettre, payera de sa vie son goût de la vérité...
Enfin, entre la tentation du ’’bon plaisir’’, c’est-à-dire la pratique d’un pouvoir rejetant tout contre-pouvoir, tel que le formule Néron et la position éthique et résistante défendue jusqu’à la mort par Sénèque, il y a l’étonnante circulation du désir. Et ce n’est pas le moindre des enseignements de l’ouvrage de Monteverdi.
S’agissant du Couronnement de Poppée, l’orthodoxie critique claironne de longue date que « ni la Fortune ni la Vertu ne peuvent rivaliser avec l’Amour qui, d’un signe, fait changer le monde. » Mais quel « Amour » ? Celui, charnel, de Néron ? Celui, boursouflé d’arrière-pensées, de Poppée ? Où celui, étonnement versatile d’Ottone pour Poppée d’abord, Drusilla ensuite ? Au point, s’agissant d’Ottone de vouloir tuer la première, sans craindre de faire endosser ensuite la responsabilité de son crime à la seconde.
En ressort ce constat que d’autres – notamment Mozart et son librettiste Lorenzo Da Ponte à l’occasion de Cosi fan tutte – illustreront mieux encore au siècle suivant. Le désir est partout, nullement exclusif, indépendant de son objet et parfaitement imprévisible. Il y a une infinie douleur à le découvrir, que l’on soit empereur ou philosophe…
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(1) Une seule ligne de basse continue, de temps en temps des esquisses de chant à plusieurs voix pour les ritornelli et une ligne vocale.
(2) Un gigantesque plateau fait de larges dalles, quelques rares éléments de décor stylisés, des éclairages souvent crus et une gestuelle robotique.