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La Tempête est une œuvre à part dans le théâtre de Shakespeare. Sa singularité réside en grande partie dans le fait que la frontière entre le véridique et le fantastique y apparaît constamment poreuse, fuyante, indécise. "Le fantastique est comme en instance d’être vrai et le vrai de devenir fantastique", assure le spécialiste du théâtre élisabéthain Richard Marienstras, regardant La Tempête comme "constitutive d’un monde au statut équivoque" (1).
Dans un tel contexte où le merveilleux donne corps au récit, on ne s’étonnera pas de la place importante accordée au masque (l’accessoire, mais également le genre scénique). On ne s’étonnera pas non plus du recours fréquent à la musique ou aux chansons pour faire avancer directement l’action.
"D’où vient cette musique ? De l’air ou de la terre, interroge ainsi Ferdinand, rescapé du naufrage dans lequel son père Alonso (roi de Naples) et son oncle Sébastien, mais aussi Antonio (duc illégitime de Milan), semblent tous avoir trouvé la mort. Cette musique a glissé vers moi sur les eaux, calmant à la fois leur fureur et ma douleur, poursuit-il. Alors, je l’ai suivie, ou plutôt elle m’a attiré. (…). Cette chanson raconte que mon père s’est noyé. Elle ne vient pas du monde des mortels et ses notes ne sont pas d’ici-bas."
Chasser les brumes de l'ignorance
Du coup, on sera encore moins surpris d’apprendre que La Tempête est l’œuvre de William Shakespeare ayant le plus fréquemment inspiré les musiciens au fil des siècles. Car "la poésie et la musique [y sont] étroitement liées au point de devenir des éléments inséparables", estime le critique D.S. Hoffman (2). Un recensement effectué par nos soins, dans le seul secteur de l’opéra, révèle au moins trente-six œuvres basées sur La Tempête. A titre de comparaison, Roméo et Juliette a fait l’objet de vingt-sept opéras et Le Songe d’une nuit d’été de dix sept.
Aussi, monter efficacement La Tempête, comme le fait la jeune troupe en scène en ce moment au Vingtième Théâtre à Paris, suppose un positionnement original pour la musique dans l’économie générale de la pièce. Et, là, c’est franchement mission accomplie.
Choisissant une approche qui n’est pas sans évoquer celle du metteur en scène britannique Simon McBurney pour sa version de l'opéra de Mozart, La Flûte enchantée, vu en juillet dernier à Aix-en-Provence, Ned Grujic et Rafael Bianciotto confient à l’apport musical de Jean-Luc Priano un rôle moteur, lui faisant même une place sur le plateau, au beau milieu des acteurs.
Incidemment, si l’on en croit le musicologue Winton Dean (3), Mozart avait accepté, juste après la première de La Flûte, un livret basé sur La Tempête. Sa mort, deux mois plus tard, n’a pas permis de se faire une idée de la manière dont il aurait abordé la spécificité de l’opus shakespearien. Mais les deux œuvres offrent tant de points communs que Dean (4) peut même s’amuser à coupler les personnages : Sarastro/Prospero, Pamina/Miranda, Tamino/Ferdinand, Monostratos/Caliban…
Toujours est-il que si McBurney n’a pas hésité à sortir des musiciens de la fosse pour les faire jouer sur scène avec les chanteurs, Grujic et Bianciotto vont plus loin, demandant à des personnages (notamment Prospero, duc de Milan déchu au profit de son frère et réfugié sur l’île où échouent Alonso, Antonio, Sébastien et Ferdinand) de se faire musiciens parmi les musiciens du spectacle.
Ainsi incarnés, percussions, tambourin, cordes, harmonium ou guimbarde donnent-ils un surcroît de prégnance à "cette musique solennelle, grand remède de l’esprit qui s’égare, selon la définition de Prospero. "Le charme se dissipe doucement et à mesure que le matin gagne sur la nuit, dissolvant l’obscurité, leurs sens s’éveillent et commencent à chasser les brumes de l’ignorance", poursuit-il, après avoir longtemps hésité quand la vengeance était à portée de main, puis choisi d’aller vers la lumière et le pardon.
L'union des enfants, Ferdinand (fils d’Alonso) et Miranda (fille de Prospero), scellera symboliquement cette volonté d'aller vers la concorde. Souligné par un emploi innovant de la musique, c’est ce message de tolérance que cette mise en scène enthousiaste a choisi de mettre en exergue. A voir, absolument.
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(1) Richard Marienstras, Le Proche et le Lointain, Editions de Minuit, Paris : 1981, p. 241.
(2) D.S. Hoffman, "Some shakespearian music, 1660-1900", Shakespeare Survey, N° 18, Cambridge University Press, Londres : 1965, p. 98.
(3) Winton Dean, "Shakespeare in the opera house", Shakespeare Survey, N° 18, Cambridge University Press, Londres : 1965, p. 75.
(4) Dean, op. cit, p. 76.
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- La Tempête de William Shakespeare, mise en scène Ned Grujic et Rafael Bianciotto, Vingtième Théâtre (7 rue des Platrières, 75020 Paris).