
Il en va du contrôle des émotions comme de l’art de boire un scotch. L’élégance réside dans la maîtrise de la violence, dans l’apparence du détachement quand l’intérieur brûle. Chez Harold Pinter, l’un va rarement sans l’autre. De façon très différente, Trahisons, pièce sur laquelle le rideau vient de tomber au Vieux-colombier, ou Dispersion, actuellement jouée au théâtre de l’Oeuvre, illustrent ce trait caractéristique pintérien.
Entre ces deux textes, il y a des similitudes qui n’en sont pas. A commencer par la présence du trio classique du drame bourgeois : le mari, l’épouse et l’amant. D’un côté, Robert/Emma/Jerry. De l’autre, Devlin/Rebecca/Le type. Sauf que dans le second cas, l’amant est au choix un fantasme, un pur désir, un manque, un rêve ou un cauchemar. Pas une présence charnelle à la fois naïve et sensuelle, tel Jerry dans Trahisons. Plutôt une ombre, infiniment plus troublante.
Il y a aussi – et surtout – de vraies ressemblances. Ces vies minuscules qui, au détour de quelques répliques en apparence distanciées et d’une effroyable banalité, ouvrent sur l’abîme. L’effroi devant le vide et la mort. " Nous n’allons rien faire du tout. Ni toi, ni moi. Mon ménage est tombé à l’eau. Il faut que je prenne des dispositions adéquates. Voilà tout ", lâche ainsi Robert à Jerry, son meilleur ami également amant de sa femme, quand ce dernier l’interroge sur les conséquences liées à la mise au jour de cette aventure extraconjugale.
Confession chaotique et lacunaire
" Je ne pense pas qu’on puisse recommencer ", assure de son côté Rebecca, alors que son mari, Devlin, tente de la tirer hors de ces " sables mouvants " mentaux dans lesquels elle s’enfonce inexorablement. " Il y a longtemps que nous avons… commencé. On ne peut pas commencer encore. On peut finir encore (…). On peut finir une fois et puis finir encore. "
Quand tout s’écroule, quand la douleur vécue ou fantasmée (Rebecca évoque un amant bourreau, des bébés arrachés à leurs mères, des quais de gares aux allures de départ vers un camp aux relents sinistres, avant de confier : " Rien ne m’est jamais arrivé. Rien n’est jamais arrivé à aucun de mes amis. Je n’ai jamais souffert. Ni moi, ni mes amis "), brouille les frontières entre amour, souillure et culpabilité, reste l’apparence. Un regard, un port de tête, un simple mouvement esquissé de la main. Une ellipse, un long silence aussi. Pinter fait d’ailleurs de ce dernier un usage intensif et quasiment musical. Autant de barrages dérisoires pour tenter d’affronter la violence du mal et résister à sa brûlure.
Trahisons comme Dispersion donnent à voir, entendre et ressentir physiquement la chronique de ce combat contre le néant que l’on sent perdu d’avance. Ainsi dans Trahisons, une trouvaille de l’auteur (faire débuter la pièce par la fin, puis remonter jusqu’aux débuts de la relation Emma/Jerry) vient-elle souligner la nature implacable du processus. D’entrée, on sait qu’il ne se passera rien.
De même, dans Dispersion, les minutes de la confession chaotique et lacunaire de Rebecca sont-elles illustrées phoniquement par le cliquetis entêtant d’une machine à écrire. Choisissant le ton de l’interrogatoire policier ponctué de " Tu veux dire que… " ou de " On reprend à zéro…", Devlin, interprété par un Gérard Desarthe dont le " look " patibulaire évoque celui de l’auteur de roman noir américain James Ellroy, entreprend de sauver des cendres ce qui lui semble encore pouvoir l’être.
Ce faisant, il fait entendre " un langage où autre chose est dit sous ce qui est dit", pour reprendre une formulation de Pinter lui-même à l’occasion d’un discours prononcé en 1962 à Bristol. Alors que faut-il donc entendre ici et là ? Sans doute, une tentative de distanciation par rapport à des événements qu’on se sait incapable de maîtriser, le tout drapé dans une légèreté de ton et un humour seuls capables de ne pas rendre le tableau totalement insupportable. Une forme de distinction, en somme.
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- Trahisons de Harold Pinter, mise en scène Frédéric Bélier-Garcia, Comédie Française (Théâtre du Vieux-colombier, Paris).
- Dispersion de Harold Pinter, mise en scène Gérard Desarthe, Théâtre de l’Oeuvre (Paris), jusqu’au 14 novembre.