Tout est intéressant pourvu qu'on le regarde assez longtemps
Gustave Flaubert
POSTURE CRITIQUE
L’artiste et le scientifique s’accordent sur les mêmes objectifs : connaître, imaginer, inventer et composer. L’un et l’autre traquent sans cesse les filiations du savoir, cumulent les ressources des Humanités les plus déterminantes et cherchent une forme nouvelle pour exprimer une sensibilité nouvelle où "l’éthique et l’esthétique sont un" (Wittgenstein).
Comme le rappelle Baudelaire à propos de la position du poète, le musicien doit aussi porter et tenir une posture critique et réflexive. Accepter l’inconnaissable. Mais être capable d’affirmer, comme certains savants, que la recherche n’a aucune limite.
Si c’est bien "en terme d’obstacle qu’il faut poser le problème de la connaissance" (Bachelard), je tente d’y répondre concrètement et positivement en prenant pour objet la création musicale comme une histoire qui aurait refoulé des apports artistiques nécessaires et des opportunités d’inventions libératrices. Le travail conceptuel et sensible de reconstruction musicale sert donc une autre musique, une musique de fiction qui intègre (toutes) les esthétiques musicales des cultures dominées et anonymes, méconnues et anomiques.
CONVERSION DU REGARD
Expérimenter, c’est se donner la possibilité d’agir en même temps que l’on observe.
J'ai joué, partagé et observé la musique de l’intérieur, en situation de fête et de danse ; c’est-à-dire là où, précisément, les corps sont en jeu pour des enjeux de communications publiques, immédiates et spontanées.
Je me suis efforcé, à chaque fois, de saisir sur le vif les corps en mouvements, les gestes et les sons du vivant pour placer la variation qui fait mouche, la phrase juste, ou mieux, frapper le "bon coup", formule magique qui active la puissante émotion des danseurs et éclaire les visages des musiciens et de l’assemblée. Cette réelle confrontation à la subjectivité et l'objectivité d'un monde étranger réussit à le rendre familier. Je dois ce tour de force à ma formation de sociologue et d’ethnologue qui m’a permis d'éprouver, in situ, l'appropriation d'une disposition mentale réflexive vécue comme disponibilité musicale réflexe "pour se faire le sujet de tout ce qui est autre, en soi et dans les autres" (Bourdieu).
Vivre une expérience d’identification mentale, c’est être capable, selon Flaubert, de "prendre tous les points de vue possibles" (dans la musique en train de se faire) et "vivre toutes les vies" (musiciennes de l'acte musical).
La fiction, cet "art d'inventer" qui réunit réalisme et subjectivité, renouvelle à l'infini les objets de création comme autant de probabilités parmi les possibles.
SANG FROID, CŒUR CHAUD
La fiction permet de "regarder en face et sans les détruire" (Bourdieu) des manières d’être, des façons de faire et des formes esthétiques. Elle débarrasse l’artiste de la tentation narcissique, repousse plus loin la dépossession et autorise la rupture définitive avec les catégorisations stériles de l'ordre du bon ou du mauvais goût.
Dans le laboratoire interterrestre, la machine à voyager dans tous les espaces possibles de la création fait entrer en collision la musique savante et populaire, la fiction et la réalité pour libérer l’énergie créatrice d’un nouvel esprit musical, à la fois peu ordinaire et commun, qui reste lié à l’histoire intelligible et sensible, au présent et ce qui est à venir.
Il s'agit de retrouver les temps héroïques d’un art à l’esprit scientifique. Non une science froide, aliénante et technologique. Plutôt une science chaude, revigorante qui permet de « spirituellement rajeunir et d’accepter une mutation » (Bachelard).
Une science nourrie à l'étonnement païen, au gai savoir fringant et au plaisir ludique.
En bref, un art bien fait pour dégouter le dégoût du goût des autres.
>> écouter des extraits de l'album Cosmographes