Nous croyons notre corps unique, individuel, exclusif et achevé.
Le monde s’arrête à notre peau.
Assurément le chemin qui mène à se protéger de tout…
Le corps est pris.
Espérer nous affranchir de ce monde clos et dogmatique serait d’offrir notre corps, notre esprit et notre parole aux vigueurs cosmiques de la fête et du banquet, de la musique et de la danse, et d’accepter le caractère toujours inachevé de l’expérience émancipatrice.
Oui, la fête est un événement unique et provisoire. Mais elle est aussi un espace utopique où nous savons célébrer publiquement notre victoire sur les ragots, les faits divers, les gratifications narcissiques ou les flatteries de l’existence quotidienne.
Car le corps musiqué abandonne le corps automate.
Il déleste des intolérances esthétiques, des goûts tyranniques et des étriquettes.
Dans l’ivresse, il est burlesque, cocasse, frise le ridicule.
Dans la fête, il vit l’intime conviction d'une culture franche, spirituelle et matérielle, collective et individuelle.
En livrant sa chair aux audaces libératrices de l’autodérision et de la parodie, le corps musiqué parle d’un avenir meilleur. Il se régénère et triomphe de la peur de l’immuable nature humaine.
Bouche béante et dents saillantes, le corps musiqué crie.
Mouvant et profond, il exhale, halète, il sue et dégurgite.
Vivant et fécond, il mord, gobe, absorbe et engloutit le monde nourricier.
En accueillant toutes les forces cosmiques de la danse, il n’est plus tenu de se tenir.
Il est le cosmos infini.
(...)
L'erreur grossière de l’industrie culturelle néolibérale, c’est de traiter l’art comme une novlangue pure et mécanique, un produit QR codifié. Dans ce cadre, la musique est une marchandise omnibus et autosuffisante fabriquée pour envouter les masses et défouler les foules.
La négation de la culture prend l’individu pour un imbécile.
Pourtant, ce qui est à l’œuvre dans la fête et le banquet est une Parole libre, consciente d’elle-même, intentionnelle et philosophique.
Mu par un esprit rieur, généreux et sans fards, le corps musiqué ouvre un espace de désobéissance, transgresse les relations hiérarchiques, dérègle les formes conventionnelles et les normes de bienséance.
Il est un Grand Corps immunisé contre l'herméneutique de l’initié et les produits culturels de masse infantilisants, sans âge et sans auteur.
Vérité utopique joyeuse, il harmonise la parole familière et le corps étranger, fertilise l’imaginaire du danseur imparfait pour fêter la célébration fraternelle et universelle de toutes les danses, de tous les esprits, de toutes les sociabilités.
Une ouverture à l’émancipation loyale, plurielle et reproductible.
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- Préface du livre-album Kô, Humanifeste du corps ordinaire, Antiquarks, Label du Coin, 2015.
- Publié dans Regards, Vol. II, Photographies des musiciens d’Auvergne et du Massif Central, 1936-2016, André Ricros, Eric Montbel, Editions de la Flandonnière, 2017.