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Billet de blog 20 avril 2024

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Esthétique de la lucidité affective. Une spiritualité de la matière

En tirant sa force de l’expérience cognitive originelle du refus viscéral de se soumettre à l’ordre des choses, à l'arbitraire des dérives autoritaires, la subversion artistique est un travail de sublimation qui transmute nécessairement les conditions d’existence les plus intolérables en esthétique de la lucidité affective. Une traque non négociable pour ne laisser aucune chance au ressentiment.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Il s’agit d’inventer une culture universelle qui ne soit pas le simple produit de l’imposition universelle d’une culture particulière (…) Une culture faite de multiples traditions culturelles unifiées par la reconnaissance qu’elles s’accordent mutuellement.
_Pierre Bourdieu, 1992_

S’il fallait à tout prix que je me réclame d’une philosophie, je dirais que je pratique un empirisme matérialiste converti à l’esprit de corps des musiques du tambour et de la danse, comme une matière chauffée à blanc par les cultures musicales noires et nomades, et située dans un autre espace que la rationalisation mathématique de la musique occidentale. Attentif aux liens d’affections qui unissent les hommes et séduit par la qualité du regard que porte l’anthropologie sur le monde social, je cultive une philosophie de l’action fondée sur les conditions de réalisation d’un métissage conceptuel et lucide. Les opérations artistiques que je mène et partage démontrent, dans les faits, qu’un espace d’émancipation collective réel et relationnel est encore possible.

Mes recherches interrogent l'enracinement social de mon regard, celui que je porte sur ma relation à l’autre, sa manière d’être au monde, ses intérêts, son langage corporel, sa culture symbolique et matérielle. Une relation qui ne peut se vivre comme retrouvaille sereine et joyeuse qu’à la condition d’accepter de se dépouiller de tout ethnocentrisme de classe, de race ou de genre.

Jeune étudiant en anthropologie, j’ai joué des percussions et chanté dans les mondes hédonistes des cabarets, cafés musicaux, fêtes et mariages avec des algériens, marocains, guinéens, ivoiriens, afghans, gitans et antillais en France et à l'étranger. Ces multiples terrains de jeu et d’enquête sur les usages sociaux des musiques populaires en situation d’exil m’ont tout naturellement conduit à engager une compréhension du monde au service des cultures populaires colonisées.

Le dialogue serré entre pluralité des mondes et « dénationalisation des catégories de pensée » [Bourdieu] revigore la réflexion esthétique, le style et la forme de l’œuvre artistique et réactualise les enjeux symboliques et éthiques de la posture professionnelle et personnelle. Dès lors, comme un juste retour des choses, la création artistique sert la pleine reconnaissance de l’autre et lui rend sa véritable qualité de sujet. Un sujet libéré de l’assignation performative d’étranger [Lévi-Strauss].

Je crois que je me suis construit très tôt avec et contre les petits mondes (artistiques, etc.) cyniques et désenchantés, clos sur eux-mêmes et réfractaires aux relations affectives et inventives avec l’étranger, et dans lesquels on ne fait que s’entregloser et s'exhiber.  J'ai ainsi patiemment élaboré une musique de fiction, création conceptuelle et proposition ludique des rendez-vous manqués de l’histoire, pour imaginer une musique française éclairée par la rencontre et l’incorporation sensible et intelligible des formes musicales, esthétiques et artistiques des cultures de l’ancien empire colonial français.

La fiction, cet art de deviner et comprendre le point de rencontre où se situent les différentes visions et perceptions du monde, renouvelle à l'infini les objets de création traités comme des possibles parmi le probable. Le fait de se confronter, se frotter aux réalités d'un (monde) étranger le rend familier. Tour de force que je dois à un apprentissage empirique exigeant fait d’entraînements réguliers et successifs qui parvient à inscrire, dans l’acte en train de se faire, l’accomplissement d’une identification mentale (réflexive) et d’une disponibilité corporelle (réflexe) permettant de vivre et « se faire le sujet de tout ce qui est autre, en soi et dans les autres » [Bourdieu]. Tout se passe comme si, dans la pratique musicale, je parvenais à me glisser dans la disposition flaubertienne de « vivre toutes les vies » (musiciennes de l'acte musical) et « prendre tous les points de vue possibles » (dans la musique en train de se faire).

Par fréquentation et écoute, proximité et familiarité, je questionne l’enjeu d’un double regard imprégné de tous les égards, attentif aux relations qui se jouent jusque dans les moindres détails des échanges ordinaires de la vie ordinaire. Contrairement à ce que veulent nous faire croire les mystificateurs de tous bords, la reconnaissance mutuelle et la considération réciproque n’ont pas pour effet de mettre en péril l’identité de chacune ou chacun. En créant de nouveaux modes de connaissance, l'une et l’autre entretiennent une double émancipation culturelle, individuelle et collective.

Je suis donc, et avant tout autre chose, un artiste entraîné à l’exercice spirituel de la compréhension amicale, intellectuelle et affective dans l’usage de mes fonctions artistiques.

A l’instar des conduites désintéressées des sociétés précapitalistes, l’acte généreux pousse l’artiste à la prise de risque, l’engage à valoriser les sujets disqualifiés et libère sa créativité. Il encourage à construire une œuvre durable et responsable sous le contrôle historique des luttes artistiques et des révolutions symboliques. Imaginons qu’un artiste parvienne à faire coexister l’amour de l’art, l’art engagé et l’art social dans son œuvre… Un tel projet créateur est intenable sans ambition d’autonomie. Or, le degré d’autonomie (et de transgression) d’une œuvre est souvent inversement proportionnel aux compromissions inhérentes aux pouvoirs du moment et de la mode, promesses de gratifications narcissiques. En tirant sa force de l’expérience cognitive originelle du refus viscéral de se soumettre à l’arbitraire, à l’ordre des choses, la subversion artistique s’accompagne de tout un travail de sublimation qui transmute nécessairement les indignations et les conditions d’existence les plus intolérables en philosophie de la lucidité affective. Et c’est bien parce que la puissante intensité expressive de cette libido artis socialisée est régulièrement menacée par injure, autocensure ou déni qu’elle doit être défendue et chérie quoi qu’il en coûte. Une traque méthodique et systématique non négociable pour ne laisser aucune chance au ressentiment.

L’acte désintéressé de l’artiste, généreusement critique pour soi, l’autre et le monde est une spiritualité de la matière, éthique de la mélancolie et anamnèse de la considération de l’être au monde, avec et contre un monde toujours étrange mais grâce auquel j’apprivoise encore et toujours la démarche interterrestre.

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Ce texte est une version légèrement remaniée dont l'original figure dans le livret de l'album "Signosonic".

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