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Billet de blog 25 janvier 2022

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L'autre, créateur de soi. Une esthétique de l’étrangeté comme politique de l’étranger

L’histoire des contre-pouvoirs artistiques et intellectuels rappelle que nous ne sommes jamais complètement débarrassés de l’inconscience aveugle et de l’ignorance arrogante. Et si les démocraties occidentales s’obstinent à ne pas vouloir rétablir la familiarité avec l’étranger, elles ne sauront survivre aux crises structurelles et existentielles actuelles.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

« Il est de ces temps sans issue où la liberté a déserté jusqu’aux rêves des hommes ;
où seul un luxe dispendieux distrait les riches de leur ennui
et dissimule aux siècles à venir ce que fut le dénuement du grand nombre ;
où l’artiste complique et surcharge son œuvre, travaillant à sa grâce plutôt qu’à sa beauté :
le temps où vécu Epicure est de ceux-là (…) La Grèce n’attendait plus rien, estimant que tout était dit. »
_
Jean Salem, Les atomistes de l’Antiquité, 1997_

Je souhaite proposer quelques réflexions sur les discours de déni d’humanité et de mépris de l’étranger. Les rendez-vous manqués entre les outils critiques de connaissance de soi des sciences sociales et la culture individuelle – ou l’existence personnelle – expliquent les phénomènes de l’outrage, du déni et du ressentiment. Malgré la catastrophe annoncée du retour de la droite autoritaire en France, je suis convaincu que l’artiste intellectuel a une carte à jouer dans la création d’un nouvel espace de contre-pouvoir politique, philosophique et sensible que seule l’action de terrain, soutenue par les professions intellectuelles, peut matérialiser.

RESSOURCES AFFECTIVES DES JEUNESSES D’HIER

En tant qu’artiste historiquement situé, ma manière d’être au monde trouve sa raison (d’être) politique dans l’effervescence sociale de la jeunesse du monde[1] des années soixante, pressée de changements concrets, politiquement aguerrie, avide d’émancipation individuelle et collective, convaincue par les idéaux révolutionnaires. Les revendications féministes, les mobilisations contre la ségrégation ou les mouvements de libération des colonies ont mis sous le feu des projecteurs un occident réactionnaire englué dans ses routines racistes, sexistes ou colonialistes – avec les guerres de la honte qui ne disent pas leurs noms[2].

Les années soixante, c’est aussi l’engagement des sciences sociales dans le champ politique et culturel. Des sociologues n'hésitent pas, avec des intellectuels et artistes du contre-pouvoir, à démonter un ethnocentrisme vieillissant et dévoiler les mécanismes de reproduction des inégalités qui sévissaient alors dans le vieux monde académique et institutionnel. Les grandes figures intellectuelles, depuis Zola, pouvaient encore importer leurs savoirs spécifiques dans un monde politique en crise et s’organiser collectivement pour faire pression sur certaines décisions arbitraires des puissances politiques mondiales.

Il s’agissait aussi d’enrayer la prédation capitaliste et dévoiler les ambitions hégémoniques infernales d’une mondialisation économico-agressive. Du côté des professions intellectuelles et artistiques, y compris dans la société civile associative, l’interdisciplinarité fonctionnait à plein et renouvelait les domaines d’actions ou de recherches. Les approches anthropologiques inspiraient l’historien ou le journaliste d’investigation, les chercheurs étudiaient des terrains auparavant disqualifiés.
Puis, l’ouverture aux cultures des autres s’est matérialisée par des pratiques de loisirs. Les Maisons des Jeunes et de la Culture et le monde associatif des villes et des banlieues ont proposé de nouvelles pratiques des arts exotiques du continent africain avec des cours de danse et de musique ou encore des activités de bien-être individuel comme le chamanisme, la méditation, le yoga empruntés aux cultures amérindiennes et indiennes.

Toutes les conditions sociales étaient réunies pour que la jeunesse anti-raciste des années quatre-vingt se sente concernée par la mixité culturelle et s’enthousiasme pour les nouvelles formes de métissage musical[3].

Depuis les années deux mille, les jeunes générations n’ont plus les mêmes préoccupations. L’urgence est climatique, environnementale et la nature reprend ses droits symboliques dans la culture intime de l’individu. L’humain a tort de croire qu’il peut duper son « état de nature » et exploiter sans discernement autrui et les richesses que lui offre la Terre. Des messages de prise de conscience écologique, portés en grande majorité par des jeunes plutôt bien dotés en capital scolaire, sont adressés aux puissants qui restent sourds à la nécessité d’agir.

SURVIVANCE DES RÉVOLUTIONS SPIRITUELLES

Chaque grande civilisation produit à un moment de son histoire des temps héroïques de conscience et de connaissances où les arts, les philosophies et les sciences convergent vers « une unité de la pensée humaine, particulièrement dans ses formes les plus hautes »[4]. Les époques de grands bouleversements mobilisent des ressources culturelles de première importance car elles instruisent sur les difficultés de vivre et les obstacles à surmonter, les luttes à mener pour préserver l’histoire philosophique des savoirs qui déchiffre la nature, le vivant et la diversité des sociétés humaines. Le voyage, la rencontre, la curiosité, l’étonnement, l’observation et le seul fait de vivre des situations sociales de promiscuité déterminent la compréhension de l’expérience de soi et des autres, choses dites et faites acquises par fréquentations et expérimentations. « A partir du moment où la parole et l’écoute sont possibles, chacun peut transformer son alter ego selon un processus d’apprentissage mutuel qui fait voler en éclat l’idée que la culture est une prison. L'expérience ethnographique n'est pas autre chose que ce travail de co-apprentissage par lequel, pour l’ethnologue comme pour ses hôtes, l'étrange devient familier. Cette unité de l'être humain s'incarne dans l'amitié. »[5]

Je suis héritier d’une manière d’être et de comprendre qui réconcilie le soi à l’autre, le sensible à l’intelligible, le classique au révolutionnaire, en rupture avec les oppositions idéologiques infructueuses.

Depuis que l’ethnologie structuraliste s’est débarrassée du colonialisme, les sciences sociales incarnent une nouvelle connaissance capable d’opérer une conversion du regard radicale. « En cherchant son inspiration au sein des sociétés les plus humbles et les plus méprisées, elle proclame que rien d’humain ne saurait être étranger à l’homme, et fonde ainsi un humanisme démocratique (...) Et en mobilisant des méthodes et des techniques empruntées à toutes les sciences pour les faire servir à la connaissance de l’homme, elle appelle à la réconciliation de l’homme et de la nature, dans un humanisme généralisé. »[6]

Il me semble toujours utile de rappeler que les lieux communs et autres présupposés sont extrêmement tenaces. Ils agissent en dehors de notre conscience, à partir de notre enracinement social. Or, la relation à l’autre – et sa culture – ne peut se vivre comme des retrouvailles sereines et joyeuses qu’à la condition d’accepter de se dépouiller de tout ethnocentrisme de classe, de race ou de genre[7]. La rupture avec les idées reçues demande un effort de la pensée, fait de « retours obstinés aux mêmes objets » (Bourdieu), d’entraînements réguliers et progressifs, de petites attentions réflexes que rien ne peut troubler, à part sans doute, le ressentiment.

ACTEURS DES DÉSILLUSIONS

Aujourd’hui, il faut bien avouer que l’individu en recherche d’informations pertinentes ou de compréhensions éclairées est de plus en plus isolé. Il n’a plus grand chose à espérer du monde des médias[8], de la politique ou de l'industrie culturelle grisé par les récompenses de la société du spectacle, éprise du fait divers.

La vénération pour l’art du storytelling, le spectre du développement personnel et ses tentations narcissiques[9] oppressent les facultés cognitives de l’individu, brident le débat public et démocratique, enjoignent à « être soi » en malmenant les autres, autorisent les « tyrannies de l’intimité »[10] et la fièvre identitaire.

Pendant que les prophètes de fin du monde, fanatiques de l’ultra-nationalisme ou théoriciens xénophobes du « grand remplacement », homologues de la limpieza de sangre de l’Espagne catholique – d’autres temps, mêmes mœurs – poussent au repli et à l’hostilité, les responsables politiques irresponsables, quant à eux, tambourinent la fermeture des frontières et génèrent la défiance.

La culture et la politique sont désormais des espaces ouverts aux réseaux sociaux où se propagent insultes, mensonges, nationalismes populistes manipulateurs de la haine et fake news de la rancœur. C’est le règne de l’idiosyncrasie, cette action solitaire de proférer une insulte contre n’importe qui ou n’importe quoi, non sanctionnée par un acte d’institution de groupe alors que l’insulte, dans une situation publique, se retournerait contre celui qui la profère. L’insulte sur les réseaux sociaux est un culte du rite privé rendu public où l’injure devient une prétention à exercer une autorité[11].

L'ORIGINE DRAMATIQUE DES CLIVAGES CULTURELS

La question de l’autre, de l’étranger, est une vieille antienne. Elle va entrainer l’Occident dans une crise morale et existentielle sans précédent lors de la découverte puis la conquête du Nouveau Monde. Personne n’aurait cru trouver un continent inconnu peuplé de millions d’êtres humains ignorants tout du message de l’évangile, de sociétés et de cultures d’une diversité inouïe. Les conquistadors, corrompus par la fièvre de l’or, passaient l’essentiel de leur temps à tuer, détruire froidement et piller méthodiquement. Comme le rappelle Tzvetan Todorov, bien que Cortés et ses soldats soient surpris de découvrir chez les Aztèques une civilisation raffinée et hautement hiérarchisée qui leur rappelait les sociétés antiques méditerranéennes du passé gréco-romain, ils ne cessent de massacrer et soumettre avec grande cruauté.

Le XVIème est un siècle de dissensions internes entre démesure et folie meurtrière d’un côté, raison et humanisme de l’autre. Les premiers contacts de la civilisation européenne avec les sociétés autochtones se soldent par une expropriation totale et agressive et donnent lieu à une débauche de violences physiques et symboliques qui dépasse tout entendement[12]. L’unité du genre humain est alors abondamment discutée et débattue par la haute société de l’époque (dont la célèbre Controverse de Valladolid[13]). « Dans le meilleur des cas, les auteurs espagnols disent du bien des indiens ; mais, sauf exception, ils ne parlent jamais aux indiens. (...) Si comprendre n’est pas accompagné par une reconnaissance pleine de l’autre comme sujet, alors cette compréhension risque d’être utilisée aux fins de l’exploitation, du “prendre” ; le savoir sera subordonné au pouvoir ».[14]

Au milieu du XVIème siècle, une poignée de philosophes, lettrés et artistes du courant humaniste s’émeuvent des conditions de vie des Indiens. Pour eux, la cause est entendue : ces injustes et abominables atrocités doivent cesser. Quelques rares laïques et religieux vont jusqu’à dénoncer les dérives autoritaires des dirigeants de leur époque, accusent publiquement les maltraitances des conquistadors et condamnent l’esclavage des Indiens.
Bartolomé de las Casas, Jean de Léry et Michel de Montaigne sont les initiateurs d’un réquisitoire sans concession contre les européens. Un examen de conscience qui va peu à peu, et tout au long des siècles suivants – avec plus ou moins d’effets, bousculer les certitudes de civilisation supérieure du monde occidental, jusqu’à nos jours.

« Au cours des cinquante dernières années, la confiance de l’Occident en ce monopole de la Raison a été entamée (…) Le contact avec les grandes civilisations spirituellement différente de la nôtre, comme l’Inde et la Chine, a fait éclater le cadre de l’humanisme traditionnel. L’Occident ne peut plus aujourd’hui prendre sa pensée pour la pensée ».[15]
Ce point de vue date de 1957 (soixante-cinq ans). Jean-Pierre Vernant n’était pas le seul chercheur à situer l’origine de la crise de la Raison occidentale au début du XXème siècle. Ce constat était partagé par une grande partie de la communauté scientifique et intellectuelle des années soixante, engagée dans les luttes sociales et dont les prises de position subversives suscitaient encore admiration et fierté. Ce n’est plus le cas.

Aujourd’hui, nous assistons à des leçons d’histoire de France trompétées par des hagiographies nationalistes et mystificatrices, celles-là mêmes que professaient les petits agrégés de la droite révolutionnaire conservatrice et catholique dans l’entre-deux-guerres. A l’instar de Zemmour (pour ne pas le citer), dont la rhétorique condescendante, ponctuée de citations de papillotes, gesticule un ressentiment petit-bourgeois[16] à peine voilé.

Prophètes de fin du monde, journalistes magnétiseurs et politiciens indolents défont l’espace public et en écartent celles et ceux qui ont des choses à dire. En se repliant toujours davantage dans leurs enclaves, ils perdent tout contact avec le monde réel. Et chaque fois qu’ils s’expriment en public, ils miment la sincérité et jouent la conviction. Désormais, ils sont seuls dans le champ du pouvoir à se renvoyer cyniquement la balle de la vérité cultivée, sous le regard ahuri des professions intellectuelles et artistiques qui se demandent encore, parfois naïvement, comment on en est arrivé là. Notre tradition de terre d’accueil, de partage et de solidarité est mise à très rude épreuve, fortement accentuée par les incertitudes et les angoisses de l’expérimentation politique sécuritaire de la toute récente pandémie.

Les ressources symboliques raisonnées et les ressorts démocratiques nécessaires à la transformation du monde de demain et au dialogue entre les cultures personnelles et collectives se tarissent inéluctablement. Sans parler des analyses des sciences sociales et historiques, utiles à l’auto-défense du dominé, confinées depuis une vingtaine d’années du côté de la « culture de l’excuse »[17] à grands coups de procès d’intention frénétiques poussés au délire par le monde politico-médiatique…

Je guette le moment où, se saisissant à pleine main de l’intellectuel collectif qu’appelait de ses vœux Pierre Bourdieu[18], les professionnels des sciences (humaines), des arts et des lettres redéfiniront politiquement et épistémologiquement l’éthique de leur métier, organiseront quelques échappées belles, sortiront nécessairement et promptement de leur devoir de réserve et passeront à l’acte en nous invitant à ouvrir le bal pantagruéliste[19], seul mouvement collectif critique et joyeux capable de culbuter l’infernale dureté du monde social et ranimer les flambeaux des lendemains qui dansent.

L’histoire des contre-pouvoirs artistiques et intellectuels nous enseigne que l’humanité n'est et ne sera jamais complètement libérée de l'inconscience aveugle et de l'ignorance arrogante.

RÉCONCILIER L’ART PUR, L’ART ENGAGÉ ET L’ART SOCIAL

La médiatisation radiophonique des musiques dites « du monde », la découverte de l’ethnomusicologie et le slogan « Touche pas à mon pote » de SOS Racisme ont enthousiasmé le jeune lycéen de province que j’étais. Attentif aux liens d’affections qui unissent les hommes au sein du vivant, je pratique une philosophie de l’action fondée sur les conditions de possibilités d’un métissage conceptuel et lucide. Les opérations artistiques que je mène et partage avec les publics et les acteurs de la vie culturelle démontrent, dans les faits, qu’un espace collectif d’émancipation réel et relationnel est toujours possible[20].

J’appartiens à cette génération de jeunes étudiants musiciens des années quatre-vingt-dix pour laquelle les recherches sur la musique populaire et ses usages sociaux était une évidence. J’ai étudié tout particulièrement le monde social des musiques hédonistes algériennes, marocaines et tunisiennes jouées dans les cabarets, cafés musicaux, fêtes et mariages de Lyon et de la région lyonnaise. De 1990 à 1999, je chante et joue des percussions avec des groupes algériens, marocains, guinéens, ivoiriens, afghans, gitans et antillais en France et à l'étranger. Ces multiples terrains d’enquête et de création me conduisent à engager une compréhension du monde au service des cultures musicales populaires colonisées.

J'ai ainsi construit une « musique de fiction », démarche conceptuelle des rendez-vous manqués de l’histoire. Une manière ludique d’imaginer à quoi ressemblerait la musique française si elle avait rencontré, étudié et incorporé les cultures musicales de son ancien empire colonial.

La création d’un dialogue rationnel serré entre pluralité des mondes et « dénationalisation » des catégories de pensée[21] peut conduire à renouveler le concept de style et de forme artistique, scientifique ou littéraire. Car le travail esthétique réintroduit objectivement le symbolique dans les propriétés personnelles et professionnelles. Dès lors, comme un juste retour des choses, la création artistique sert la pleine reconnaissance de l’autre et lui rend sa véritable qualité de sujet. Un sujet libéré de l’assignation performative d’étranger[22]

J’ai pour habitude d’accompagner mes créations artistiques de textes, photographies, dessins et illustrations sur des supports physiques et numériques (livre, site internet dédié, vidéos, court métrage, reportage ou livret de CD)[23]. Mes objets de recherche interrogent notre relation à l’autre, sa relation au monde, son monde, sa cosmogonie, son savoir, son langage symbolique et corporel : l’amitié entre un chrétien et un musulman détruite par l’inquisition espagnole de la fin du XVème siècle (Limpieza de sangre) ; l’alliance entre chasseurs-cueilleurs amérindiens et pygmées contre les sociétés forestières (Vatoum Vété part. I & II) ; les temps héroïques des révolutions humanistes (Cosmographes) ; les liens d’affection qui unissent les hommes dans la fraternité (Rockya Couba) ; les autoritarismes de la Raison occidentale (Pigs Bridge) ; la critique de l’ordre arbitraire masculin pour éveiller une féconde amitié entre femmes et hommes (Bob Marley est mort) ; la Nature, féminin pluriel de toute chose (Pacha Mama), etc.

Par proximité et familiarité, nécessité de partage et de solidarité, ma pratique professionnelle artistique est une pratique réflexive qui interroge l’enjeu vital d’une réelle attention à autrui, aux rencontres, aux liens, à ce qui se jouent dans les moindres détails des échanges ordinaires de la vie ordinaire. La reconnaissance mutuelle et la considération réciproque n’ont pas pour effet de supprimer ou mettre en danger l’identité de chacune et chacun. Au contraire, l'une et l’autre soutiennent une double émancipation culturelle – individuelle et collective – vécue comme la réalisation d’un avenir dans un présent.

En s’inspirant des conduites à l’égard du temps et de l’espace des sociétés précapitalistes, artistes et scientifiques insoumis ont en commun de pratiquer un acte désintéressé créatif et fécond. Le travail de réconciliation de l’amour de l’art avec la posture critique fait que le degré de subversion de l’œuvre est inversement proportionnel aux compromissions avec les pouvoirs du moment et de la mode. L’énergie sublimée, comprise et vécue comme libido artis socialisée, produit une esthétique de la lucidité affective qui améliore les conditions sociales de possibilités d’une puissante intensité expressive[24].

Et c’est bien parce qu’elle est régulièrement menacée par outrage, autocensure ou déni que nous la défendons et la chérissons quoi qu’il en coûte.

L’acte désintéressé, généreusement critique pour soi, l’autre et le monde est une spiritualité de la matière, éthique miraculeuse et anamnèse de la considération de l’être au monde, auprès d’un monde toujours étrange, et grâce auquel je me suis apprivoisé.


[1] Hervé Hamon, Patrick Rotman, Génération, 1. Les années de rêve, Seuil, 1987.
[2] Patrick Rotman, Bertrand Tavernier, La guerre sans nom, Les appelés d’Algérie, Seuil, 1992.
[3] La société de loisirs capitaliste, transmutée en industrie culturelle néolibérale, a transformé massivement nos manières de consommer, reléguant peu à peu l’art et la création à un pur produit marchand omnibus sans âge et sans auteur. Le temps où l'État était garant de la protection de l’indépendance artistique du créateur contre le monde de l’argent n’est déjà plus qu’un lointain souvenir.
[4] Alexandre Koyré, Etudes d’histoire de la pensée scientifique, Tell, Gallimard, 1973. « L’histoire de la pensée scientifique, telle que je l’entends et m’efforce de la pratiquer, vise à saisir le cheminement de cette pensée dans le mouvement même de son activité créatrice ». Une posture qui n’échappera pas à Pierre Bourdieu pour construire sa science des œuvres.
[5] Alban Bensa, La fin de l’exotisme, Essais d'anthropologie critique, Anacharsis, 2006.
[6] Claude Lévi-Strauss, « Les trois humanismes » (1956), in Anthropologie structurale II, Plon, 1973.
[7] « C’est en parlant à l’autre - et non en lui donnant des ordres mais en engageant un dialogue avec lui - que je lui reconnais, seulement, une qualité de sujet, comparable à celui que je suis moi-même » Tzvetan Todorov, La conquête de l’Amérique, La question de l’autre, Seuil, 1984.
[8] La chaine franco-allemande ARTE est une belle exception.
[9] Christopher Lasch, La culture du narcissisme, Flammarion, Champs essais, 2006.
[10] Richard Sennett, Les tyrannies de l’intimité, Seuil, 1979.
[11] Ces discussions autour de l’injure me sont inspirées de tout un passage discuté par Pierre Bourdieu dans Sociologie Générale Volume 1, Raison d’Agir, Seuil, 2015.
[12] Le contact entre les missionnaires jésuites et la Chine à la fin du XVIème siècle est une exception intéressante. Dans le but d’approcher la cour et l’empereur, ils adoptèrent une stratégie de conversion originale qui consistait tout d’abord à gagner l’amitié et s’attirer la confiance des milieux cultivés chinois qui montraient une curiosité certaine pour les sciences mathématiques et astronomiques européennes. Malgré l’accueil sympathique qu’ils reçurent, la présence insistante des jésuites suscita beaucoup de réserves et, finalement, d’hostilité générale. Voir l’excellente étude de Jacques Gernet, Chine et christianisme, Action et réaction, Gallimard, 1982.
[13] Jean-Claude Carrière, La controverse de Valladolid, Pocket, 1992. Un beau travail de fiction inspiré et documenté.
[14] Tzvetan Todorov, La conquête de l’Amérique, La question de l’autre, Seuil, 1984 [souligné par l’auteur].
[15] Jean-Pierre Vernant, « Du mythe à la raison. La formation de la pensée positive dans la Grèce archaïque » (1957), in Mythe et pensée chez les Grecs. Etudes de psychologie historique, 1996, La Découverte, [souligné par moi].
[16] Alain Accardo, Le petit-bourgeois gentilhomme, Editions Labor, 2003.
[17] Bernard Lahire, Pour la sociologie. Et pour en finir avec une prétendue « culture de l’excuse », La Découverte, 2016. « (…) Cette science [la sociologie] a été accusée de justifier ou d’excuser tout à la fois la délinquance, les troubles à l’ordre public, le crime, le terrorisme et, même, dans un tout autre registre, les échecs, les incivilités ou l’absentéisme scolaires. Confondant le droit et la science, ceux qui s’en prennent à ce qu’ils appellent l’excuse sociologique considèrent ainsi que comprendre serait une façon d’excuser en déresponsabilisant ».
[18] Pierre Bourdieu, « Pour un corporatisme de l’universel », in Les règles de l’art, Genèse et structure du champ littéraire, Seuil, Libre examen, 1992. « (…) Je m’accorde le droit d’en appeler à cette incarnation moderne du pouvoir critique des intellectuels que pourrait être un intellectuel collectif capable de faire entendre un discours de liberté, ne connaissant aucune autre limite que les contraintes et les contrôles que chaque artiste, chaque écrivain et chaque savant, armé de tous les acquis de ses devanciers, fait peser sur lui-même et sur tous les autres ».
[19] Selon le mot de Rabelais, le pantagruélisme est la pratique philosophique du corps rieur et de la gaité d’esprit qui méprise les coups du sort.
[20] « Les relations amicales, intellectuelles et affectives nouées sur le terrain prouvent que les clivages culturels ne sont que des tigres de papier », Alban Bensa, La fin de l’exotisme, Essais d'anthropologie critique, Anacharsis, 2006.
[21] Pierre Bourdieu, « Les conditions sociales de la circulation internationale des idées », A.R.S.S., n° 145, 2002.
[22] « L’étranger, fût-il proche voisin, est tenu pour sale et grossier ; on va souvent jusqu’à lui dénier sa qualité d’homme. » Claude Lévi-Strauss, « Les discontinuités culturelles et le développement économique et social » (1963), in Anthropologie structurale II, Plon, 1973.
[23] Voir la chaine YouTube Antiquarks/Interterrestre https://www.youtube.com/user/Interterrestre 
[24] « La subversion politique présuppose une subversion cognitive. Mais la rupture hérétique avec l’ordre établi (…) suppose elle-même la rencontre entre le discours critique et une crise objective ». Pierre Bourdieu, « Décrire et prescrire, Notes sur les conditions de possibilité et les limites de l’efficacité symbolique », A.R.S.S., n° 38, 1981.

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