Hier j'ai déjà fait un billet sur les Marchanpiau, Marcel et Ginette, ça y est, ça vous revient ? Ils poussaient un coup de gueule au sujet du passage à la HD et depuis hier ils se sont encore radicalisés un chouia les Marchanpiau, ils sont sur le point de carrément déposer la grosse télé à la déchetterie et zou, terminé la redevance, au lieu de dépenser encore deux ou trois dizaines d'euros pour acheter un nouveau décodeur ils économiseront le montant de la redevance et ça sera bien fait pour le fisc, c'est vrai quoi, y'en a marre de n'être bons qu'à raquer !
Aujourd'hui la colère n'est pas retombée, parce qu'avant de larguer la grosse télé ils ont voulu en profiter une dernière fois ce qui n'a pas été une bonne idée quoique ; ce qu'ils ont vu les a totalement chamboulé au point de remettre en question quatre-vingt-cinq années d'existence et de pratiques alimentaires. C'est Ginette qui est tombée la première sur le scandale, scotchée devant l'écran qu'elle était, à la fois écœurée et figée comme sous hypnose. De vraies images de guerre, ça puait la barbarie à plein nez dans cet abattoir de Soule, au Pays Basque. Elle a appelé Marcel, fallait qu'il voit ça. "Marcel, Marcel, vient voir, dépêche-toi, c'est pas possible, je vais avoir un malaise". Quand Marcel est arrivé dare-dare dans la salle à manger, Ginette était blanche comme un os de seiche, les mains moites, le regard hébété ; lui aussi a reçu un choc et pourtant ce n'est pas un grand sensible le Marcel, il est habitué à la vision du sang vu qu'il a bossé aux urgences de l'hôpital, il était à l'entretien et du coup il en a vu passer des cabossés, des déchirés, des recousus, des tout tachés de sang mais là, on aurait cru que c'était par plaisir qu'on faisait couler le raisiné dans cet abattoir de Soule qui ressemblait davantage à une salle de torture. "Bon dieu, qu'est-ce -que c'est que ce bordel" souffla Marcel en saisissant la main humide de Ginette.
Ginette, malgré le dégoût, l'a regardé en boucle le reportage ce qui compte tenu du côté répétitif des chaînes d'info n'est pas une performance, elle l'a regardé jusqu'à plus soif ou plutôt jusqu'à plus faim, elle l'a vu et revu en tenant Mémère bien serrée contre sa poitrine, Mémère c'est leur vieille chatte adoptée à la SPA il y a quinze ans, c'est qu'ils les aiment les bêtes Ginette et Marcel, ils ont Mémère mais aussi Rusty, un saucisson à pattes, un adorable clébard sans autre pédigrée que celui d'être le fils de Grisonne, la chienne de leur copine et il y a les perruches intelligentes comme c'est pas croyable et les poules pour les œufs. C'est des ruraux les Marchanpiau, les bêtes ils les connaissent, ils les fréquentent depuis toujours et ils n'imaginaient pas qu'on puisse les traiter ainsi dans les abattoirs, ils n'y pensaient pas. Une bête on la nourrit, ça vie et puis ça finit dans l'assiette sans qu'on pense vraiment à comment ça se passe pour qu'elles y arrivent mais si on commence à y penser ça se complique et ça remet en question.
Après en avoir beaucoup pleuré, Ginette qui n'y va pas par quatre chemins lorsqu'elle prend une décision l'a annoncé sans ménagement à Marcel, sans l'avoir même un peu préparé. Marcel, qu'elle lui dit direct, c'est terminé Marcel, la barbaque c'est terminé pour nous, à partir de ce jour nous sommes végétariens.
Marcel l'a regardée, le regard vide d'expression comme s'il n'avait pas compris le moindre mot de ce que Ginette venait de proclamer avec autorité et d'ailleurs il ne savait pas exactement ce que signifiait "végétarien". Il était un familier du légume vu qu'il faisait son potager mais il devait bien y avoir à la fois un rapport mais aussi une différence entre manger des légumes et être végétarien. Ginette pour sa part était davantage au parfum de certaines tendances du monde d'aujourd'hui grâce particulièrement au supplément féminin du journal régional dominical qu'elle lisait de la première page à la dernière, celle de l'horoscope. Dans ce magazine elle y avait souvent lu des articles consacrés aux nouvelles habitudes alimentaires des gens des villes. Les urbains sont très fragiles, il faut qu'ils évitent le gluten par exemple et ce n'est pas simple car il y en a partout du gluten. Donc Ginette avait déjà été mise en condition pour le grand saut qui consistait à passer de la bidoche à la céréale complète.
Pour Marcel c'était le grand saut dans l'inconnu, le saut à l'élastique sans l'élastique mais coaché par Ginette ça pouvait s'envisager.
C'est une curieuse Ginette et puis leur petite fille qui est parisienne est incollable sur le sujet, ils sont intelligents les parisiens, ils agacent bien un peu mais il faut bien dire qu'ils connaissent tout un tas de trucs qui, nous ici au village, nous arrivent quarante ans plus tard, quand c'est déjà démodé. Léa en parle avec sa grand-mère de ces modes parisiennes et même qu'elle est végane Léa alors elle est très sensible aux traitements réservés aux animaux sur la planète. Pour Marcel, même si il a déjà entendu Léa prononcer le mot végane, c'est rentré dans une oreille comme le nom d'un nouveau modèle de bagnole et c'est ressorti par l'autre oreille aussi sec. Il y a eu la Mégane et maintenant c'est la végane et puis c'est tout.
Avant la métamorphose Marcel a tout de même tenté d'objecter un timide "mais qu'est-ce qu'on va faire le la côte de bœuf qui reste au congélo ?" Une belle côte qui affiche un bon kilo. "C'est pas un problème, on va la donner à Simone qui, vu la maigrelette pension de réversion de son défunt de mari, ne doit pas en manger tous les jours et puis comme sa télé est en rade elle n'aura pas vu le reportage.

Comme Ginette passe de la parole aux actes en deux temps trois mouvements elle a déjà préparé le menu de la semaine et en informe Marcel afin qu'il sache à quoi s'en tenir désormais. Lundi c'est escalope de millet au curcuma, mardi couscous végétarien aux boulettes d'orge mondée, mercredi pâté végétal salade verte, jeudi crêpes de sarrasin, vendredi poisson car il y a quand même des traditions à conserver mais le poisson pêché par Marcel himself, samedi ça sera tournedos de quinoa et enfin dimanche une omelette aux cèpes bien baveuse car le végétarien s'autorise les sous-produits animaux.
Gros soulagement pour Marcel d'entendre qu'au menu il y aura de l'escalope et du tournedos ; il n'a pas trop fait gaffe à la composition dans le détail. Il faut préciser que Marcel a été chasseur dans le temps mais attention, c'était pas un viandard qui bourrait le congélateur jusqu'à la gueule, non, pas du tout, Marcel n'était pas de ceux qui lâchent du gibier d'élevage le samedi pour aller faire un carton le dimanche sur les poules faisanes paumées au milieu de la route au cœur du village. Marcel était un chasseur responsable qui sortait le chien et rentrait souvent bredouille mais un chasseur tout de même et la transition n'allait pas être facile quoique facilitée par les images atroces de l'abattoir coupable.
Ginette lui a dit qu'ils allaient commencer tranquillement par un végétarisme pépère et voir comment l'organisme allait réagir puis ensuite ils pourraient peut-être franchir un nouveau palier en supprimant les œufs, le fromage, le beurre etc. On appelle cela être végétalien qu'elle lui a expliqué à Marcel et ensuite, si tout se passait bien ils pourraient, comme Léa, devenir végane, la crème de la crème en matière d'évolution. Ils n'allaient tout de même pas finir leur existence comme des brutes, des primitifs sanguinaires.