Méfiant depuis pas mal de temps à l'égard des positions de l'ex-directeur du FMI et ex-candidat pressenti du PS à ses primaires et à l'élection présidentielle, j'ai essayé de me blinder face au surgissement de l'événement, cette cascade d'imprévus, de mélange des genres et de conflagration transatlantique, morale et judiciaire, qui nous a envahis, et peut-être empêchés de voir que d'autres choses se passaient dans le monde, et bien plus vite encore.
Mais obsédé de politique comme d'autres sont obsédés sexuels (et même violeurs si les faits sont établis), je n'ai pu, comme beaucoup, chasser l'affaire de mon esprit, ni cesser de regarder ses développements, ni surtout les commentaires qui l'accompagnent nécessairement. Nécessairement, parce qu'un certain nombre de personnalités publiques ont été contraintes (même si elles n'en avaient pas une envie extrême) de commenter cette affaire, d'en dégager la signification, que ce soit pour le FMI, pour la BCE, pour la Grêce, pour la France, pour le PS, pour la primaire socialiste, pour les rapports hommes-femmes.
Il fallait au moins dire - mais maintenant qu'il a démissionné, c'est plus clair - que le FMI, c'était fini. Que les présidentielles, la primaire socialiste, c'était fini aussi. Ceux qui se font une haute idée de la politique ont subi la révélation qu'une affaire classée dans les "faits divers" selon les pratiques journalistiques habituelles pouvait néanmoins avoir des effets politiques de grande ampleur. Et il faut reconnaître que c'est dur à avaler, et pas seulement à cause de ce que nous croyons connaître du personnage.
L'événement me semble affaire de contrastes : entre deux alternatives binaires, coupable ou innocent ? Si coupable, comment y croire sans se poser honnêtement la question de l'extraordinaire légèreté de tous ceux qui défendent un homme parce qu'il incarne le pouvoir ou l'espoir de sa conquête, ou parce qu'il est de leur parti ou de leur mouvance politique ? Celle de la complaisance (masculine? générale? vis à vis des puissants?) à l'égard du viol, forme des plus abjectes de domination masculine ? Si innocent, comment comprendre le lien avec son accusatrice ? La théorie du complot n'a pas que pour fonction de nous aider à continuer de croire qu'un homme tel que Strauss-Kahn (si intelligent, si riche, si brillant, si socialiste, etc.) ne pourrait pas avoir commis un viol. Elle permet aussi d'éviter de regarder en face l'irruption du viol, du sexisme, de la complaisance, dans un univers dont on voudrait qu'ils soient, en quelque sorte, "hors-sujet". Les positions féministes, entre autres, sont là aussi pour nous rappeler qu'il n'en est rien.Tout en nous rappelant les différences d'appréciations (et de réactions) qu'il semble y avoir entre hommes et femmes quant aux deux alternatives en question.
http://www.lemonde.fr/dsk/article/2011/05/19/la-theorie-du-complot-a-emerge-en-reponse-au-choc-cause-par-l-affaire-dsk_1524195_1522571.html#ens_id=1522342
Contrastes donc entre deux hypothèses opposées mais possibles quant à l'affaire, qui renvoient à des positionnements extrêmement tranchés, pour l'essentiel, et qui font que nous nous l'approprions, dès lors que ce positionnement nous contraint à faire primer l'une ou l'autre des possibilités, selon ce à quoi nous nous raccrochons : convictions politiques, féminisme, dévotion envers la figure de l'accusé, empathie avec celle de la victime présumée. Et dans le fonds, nous aurions besoin que ces deux positions soient en opposition tranchée : quel abîme si il était possible qu'un homme croie de bonne foi avoir un "rapport sexuel consenti" avec une femme qui vit la même situation comme un viol ? Ceci nous renverrait, peut-être, à l'hypothèse d'un homme "malade", "sex-addict", mais on pourrait objecter : et si cet homme s'était convaincu que "non" veut dire "oui", et interprétait la panique ou la stupéfaction de la victime, la peur de se défendre de ses assauts comme un abandon ? Quelle serait la part de la mauvaise foi dans cette croyance bien pratique, quel rôle y jouerait l'usage conscient d'un mélange de manipulation et de contrainte ? Quel rôle y jouerait le sentiment d'impunité d'un homme puissant, peut-être habitué à se sortir sans dommage de ce genre de situation?
Contraste encore entre ces abîmes et l'ambivalence nécessaire, dès lors qu'on ne peut et qu'on ne veut pas trancher avant la justice ou l'enquête, sur les faits. Nous raisonnons alors avec deux univers de possible. Un tel grand écart serait déjà impossible à apprivoiser, mais les enjeux sont tels qu'il nous faut apprivoiser tout autre chose alors : le doute porté, soit par un "complot" contre la personne de l'ancien directeur du FMI, soit par une confirmation convaincante de ce dont il est accusé, qui rejaillirait alors sur tous ceux qui, instruits de "précédents", auraient tout misé sur sa personne, en France, pour la primaire du PS et pour l'élection d'un "homme de gauche" au poste de président de la République, 24 ans après 1988.
C'est surtout là que je voulais en venir : le sentiment d'égarement généralisé que l'on a pu constater ces derniers jours peut, peut-être, nous ramener au politique, "après" Strauss-Kahn, et ceci nous renvoie à des questions bien connues, notamment à propos du présidentialisme actuel du fonctionnement des institutions politiques françaises, mais aussi à la vacuité du programme du PS : je ne parle pas ici des propositions socialistes, mais surtout de ce que le PS entend initier ou pas comme changements politiques de fond dans la société française, ou dans les rapports entre les professionnels de la politique et la "population". En fait, sur ce point, on peut aussi dire qu'il y a un "avant" et un "après" Strauss-Kahn, car l'événement et le désarroi qu'il a provoqué ont levé le voile sur la signification du "pacte" avec la première secrétaire, sur la position-clé qu'occupait Strauss-Kahn en tant que candidat "favori" des sondages, sur la façon dont ce parti ratifie les sondages d'opinion, et peut-être sur les raisons profondes de ce renoncement à penser un projet, ou même simplement à se doter d'un favori apte à gouverner le pays, ou à mettre en oeuvre un projet réellement "socialiste".
Si il y a une signification de l'affaire Strauss-Kahn, c'est peut-être de pouvoir nous dévoiler cette grande faiblesse de l'appareil socialiste et ce grand désarroi des militants, face au risque de s'engager pour un projet, de construire un rapport direct avec la population, de débattre avec elle, de se confronter au reste de la gauche, à "l'autre gauche", aux écologistes, et même aux centristes, d'incarner des valeurs, un projet crédible, des solutions ou des propositions risquées comme une hausse des impôts, une rupture franche et assumée avec la politique de stigmatisation des immigrés et de leurs descendants, et de leur contrôle répressif, administratif et policier, des propositions pour "changer la vie" ou lutter contre le chômage, le rétablissement d'une certaine protection sur la durée du travail, des solutions pour rompre avec les politiques déflationnistes, de préférence à un niveau européen, une vision plus solidaire de l'Europe, etc. Toutes ces idées, ou d'autres, peuvent être présentes sous une forme ou sous une autre dans les propositions socialistes, mais elle ne sont pas des supports pour négocier avec d'autres partis ou recréer une dynamique politique, une véritable alliance d'intérêt avec toutes les fractions de la population qui peuvent prendre conscience qu'il faut une autre politique de toute urgence. Ce manque de crédibilité, de résolution, ou l'impression qui s'en dégage, ne sont pas nouveaux, certes, mais ils se trouvent dévoilés brutalement par le défaut de Strauss-Kahn (il faudra encore réfléchir à ce que signifie ce type très particulier de forfait), parce que celui-ci incarnait un scénario de reprise du pouvoir crédible, rassurant, suffisamment pour fédérer le PS, ses sympathisants, et jusqu'à tous ceux qui, à gauche ou au centre, se préparaient à voter pour lui au second tour, que ce soit contre Marine Le Pen ou contre Nicolas Sarkozy II. Gagner était certes un impératif au moins aussi important que proposer, fédérer. Mais qu'on se sente plutôt proche ou éloigné des positions politiques de l'ex-futur candidat, je ne suis pas si sûr que nous ayons perdu tant que cela à sortir de ce scénario, si cela oblige à repenser autrement l'engagement politique nécessaire pour vraiment imposer une alternance réelle.