Introduction
Lorsque l’État dépense, d’où vient l’argent ? S’agit-il d’impôts prélevés sur les citoyens ou de fonds empruntés sur les marchés ? Pour beaucoup, la réponse semble évidente : chaque euro dépensé par l’État doit d’abord être trouvé quelque part, soit par la collecte d’impôts, soit par l’émission de titres de dette. Mais cette analyse, aussi répandue soit-elle, repose en réalité sur une incompréhension profonde des mécanismes monétaires modernes. C’est cette même analyse que le gestionnaire de fonds américain Warren Mosler, le principal fondateur de la Théorie Monétaire Moderne (MMT), a remise en question au début des années 1990, lors d’une rencontre avec le gouvernement italien qu’il qualifia d’« épiphanie italienne ».
Dans cet article, nous partirons de cet épisode italien de Mosler pour explorer pourquoi, dans un régime en taux de change flottant, les dépenses publiques n’ont pas besoin d’être financées par des titres d’État. Nous verrons comment la logique qui sous-tend la MMT débouche sur le fait que l’impôt ne sert pas, non plus, à financer les dépenses publiques. Nous examinerons la nature des régimes de taux de change et la préférence de la MMT pour le régime de taux de change flottant. Enfin, nous aborderons le cas spécifique que représente l’Eurozone.
L’épiphanie italienne de Warren Mosler : La naissance de la MMT
En 1992, Warren Mosler, alors gestionnaire de fonds, se rendit en Italie pour négocier des titres d’État. L’État italien était à l’époque en difficulté financière, et le FMI lui conseillait de resserrer sa politique. Mosler était convaincu du fait qu'un État, en régime de taux de change flottant, ne peut faire défaut dans sa propre devise1, sauf volontairement. Il sollicita une rencontre avec les autorités.
Lors d’un entretien avec Luigi Spaventa, un haut fonctionnaire du Trésor italien, Mosler lui posa une question simple mais déterminante : "Pourquoi l’Italie émet-elle des titres ? Est-ce pour financer les dépenses, ou pour contrôler le taux d’intérêt ?" Après une longue réflexion, Spaventa lui répondit que le taux interbancaire de la lire ne chuterait pas à zéro, car la Banque centrale italienne payait déjà un intérêt minimal de 0,5 % sur les réserves bancaires. Cette réponse constituait donc une preuve évidente du fait que les titres d'État servent avant tout à soutenir le taux d’intérêt, et non à collecter des fonds pour les dépenses publiques, même si, en l’occurrence, la rémunération des réserves bancaires était suffisante pour remplir ce rôle.
L'Italie ne fit pas défaut et il n'y eut jamais de risque de solvabilité. Le gouvernement avait eu raison de ne pas céder à la pression du FMI pour mettre en œuvre des programmes d'austérité. L'insolvabilité n'est jamais un problème avec les devises non convertibles et les taux de change flottants2. Mosler en était convaincu. L’État italien le comprenait aussi3, et il était peu probable qu'il "fasse quelque chose de stupide", comme proclamer un défaut alors qu'il n'y avait aucune raison financière réelle de le faire.
Cet épisode fut un tournant pour Mosler. Il lui permit de confirmer ce qui était au départ une conviction, raison pour laquelle il le qualifia d’« épiphanie italienne ». Et ce fut en quelque sorte l’acte de naissance de la MMT, redéfinissant totalement la manière dont on pense la dépense publique, et qui déboucha sur l’écriture par Mosler de son livre fondateur, « Soft currency economics »4
Cet éclairage sur la fonction des titres d’État soulève une autre interrogation centrale du système monétaire : celle du véritable rôle de l’impôt.
L’impôt est le moteur du système monétaire, pas un moyen de financement
Nous savons donc que les titres d’État ne servent pas à financer les dépenses publiques. mais il nous faut maintenant poser la question des impôts, qui eux également sont sensés les financer. Pour répondre à cette question, remontons au fondement de la logique qui sous-tend la MMT.
La MMT part de l’idée selon laquelle l’État dispose du monopole de la force, qui lui procure l'importante prérogative de taxer dans sa devise et, sur cette base, également de créer sa devise dont il détient le monopole. L’impôt dans cette devise rend donc nécessaire pour les agents du secteur privé de se la procurer en se faisant vendeurs de biens et de services, ainsi que de leur force de travail. Le rôle de l’impôt n’est donc pas de financer les dépenses publiques, mais de créer une demande de devise, demande qui elle même initie et alimente le marché des biens et des services. L’impôt est donc le moteur du système.
Dans cette logique, un État qui dispose du monopole de création de sa devise en régime de taux de change flottant, ne peut faire défaut dans sa devise, à moins de le vouloir. En effet, cet État n’est jamais financièrement contraint dans sa devise. Sa capacité de dépenser est donc illimitée en termes financiers, mais limitée par la disponibilité des ressources réelles (ressources technologiques, ressources naturelles et force de travail).
Il en découle que la MMT reconnaît qu’un État monopoliste de sa devise dépense nécessairement d’abord, ce qui permet aux agents du secteur privé d’obtenir la devise avec laquelle ils pourront ensuite payer leurs impôts ou convertir cette devise dans une forme spécifique appelée titres d’État. Cela contraste directement avec l’approche économique dominante selon laquelle l’État doit émettre des impôts pour obtenir la devise nationale à dépenser. L’État n’a pas besoin d’obtenir de la devise nationale pour dépenser. Il n'a pas besoin des impôts pour dépenser. Au lieu de cela, la force qui maintient en route le système est que les contribuables ont besoin de la devise de l’État pour pouvoir payer les impôts, ainsi que pour souscrire à des titres d’État.
Régime de taux de change fixe versus régime de taux de change flottant
Nous avons évoqué plus haut l’impossibilité pour un État en régime de taux de change flottant de faire défaut dans sa propre devise, sauf volontairement. Il est donc utile maintenant de clarifier ce point relatif aux régimes de taux de change.
Il est tout d’abord important de préciser que, lorsque l’on fait un raisonnement économique ayant une dimension monétaire, il est essentiel de déclarer si l’on est en train de raisonner dans un cadre de régime de taux de change fixe ou bien de taux de change flottant. Ce point est pratiquement toujours négligé par les autres approches monétaires. Pour la MMT, il est fondamental.
Dans un régime de change fixe, la devise est ancrée à un étalon (métal précieux ou devise étrangère), et l'État doit constamment maintenir ce taux en ajustant ses réserves. Ce régime limite les capacités de dépense publique, car les autorités doivent compenser chaque dépense par des recettes (impôts ou emprunts) pour préserver l’ancrage.
Par contre, dans un régime de change flottant, la valeur de la devise n’est pas liée à un étalon, ce qui signifie que l'État a la liberté d'ajuster ses dépenses sans contrainte de réserves. Ce type de régime offre donc à l’État l’espace optimal pour ses politiques publiques, lui permettant d'intervenir librement pour stimuler l’économie, garantir le plein emploi, à condition bien évidemment qu’il ne soit pas contraint par des limitations financières artificielles.
En somme, le régime flottant permet de prioriser les politiques économiques internes sans restrictions financières, alors que le régime fixe impose des contraintes qui freinent la marge de manœuvre budgétaire. Aujourd’hui, la plupart des pays du Nord, y compris l’Eurozone, ainsi que quelques pays du Sud, fonctionnent en change flottant5.
Le cas spécifique de l’Eurozone : une contrainte politique, pas économique
Les développements qui précèdent s’appliquent aux pays qui maîtrisent leur devise. Mais, même si certes elle fonctionne en régime de taux de change flottant, l’Eurozone est un cas particulier. En effet, comme les autres États-membres, la France a renoncé au contrôle de sa propre devise et doit se conformer aux règles imposées par le traité de Lisbonne. Ainsi, au-delà des contraintes sur le déficit et la dette publics, l’État français est tenu de maintenir en permanence un solde positif sur son compte du Trésor auprès de la BCE, ce qui le contraint à « financer » ses dépenses par des recettes d'impôts et par l'émission de titres de dette. Cette contrainte découle donc des choix de gouvernance de la zone euro, qui ainsi réduisent la marge de manœuvre des États-membres pour adapter leurs politiques budgétaires aux besoins économiques et sociaux nationaux.
A la lumière de la MMT, nous nous rendons compte que les fondateurs de l'euro ont imaginé un système castrateur, contre nature, avec des contraintes financières qui ne sont que le reflet de l'idéologie néolibérale dominante. Mais il est essentiel de bien comprendre que ces contraintes, qui s'imposent à tous les États-membres de la zone euro, ne sont en aucune façon de nature économique. Elles ne relèvent pas des caractéristiques fonctionnelles intrinsèques du système, mais de la façon dont on impose aux États-membres de l’Eurozone de l’utiliser. Elle sont fondamentalement politiques.
Conclusion
La MMT nous invite à repenser notre compréhension des finances publiques. L'État, en tant que créateur de sa propre devise, n'est pas contraint par les mêmes limitations financières qu'un ménage ou une entreprise. Sa capacité à créer sa propre devise lui permet d'effectuer ses dépenses sans avoir à les "financer" au sens traditionnel du terme. Ce constat a des implications profondes pour les politiques économiques. Il offre aux États la possibilité d'utiliser les leviers budgétaires pour atteindre des objectifs ambitieux, notamment le plein emploi.
Le cas de l'Eurozone illustre les limites que peuvent imposer les choix politiques à la mise en œuvre de principes monétaires comme ceux de la MMT. La contrainte d'un solde positif sur le compte du Trésor auprès de la BCE oblige les États à recourir d'une façon artificielle aux recettes d'impôt ainsi qu'aux titres d’État pour "financer" leurs dépenses. En effet, d'un point de vue économique, cette contrainte, qui n'est là que pour faire croire à la nécessité d'une trésorerie suffisante pour que l’État puisse dépenser, est inutile.
Sur la base du fait que les dépenses publiques n’ont pas à être financées, ni par l’impôt ni par l’emprunt, la MMT propose donc un cadre conceptuel qui permet de mieux comprendre les mécanismes monétaires et de repenser les politiques économiques. En se libérant des dogmes traditionnels, elle permet d’ouvrir la voie à des solutions plus audacieuses pour relever les défis économiques et sociaux de notre époque.
Notes
1. Dans le langage francophone courant, le mot « devise » évoque le concept de “devise étrangère”. Par contre, dans le langage MMT francophone, il se rapporte également, implicitement dans le sens de « devise nationale », à la monnaie spécifique d’un État, par opposition au concept générique de monnaie. Ainsi, la MMT parle de "devise nationale" et non pas de "monnaie" de manière générique afin de préciser ce à quoi elle se réfère, à savoir la créature d'un État particulier, plus précisément un monopole de celui-ci.
2. La devise non convertible, ou devise fiat, est liée au régime de taux de change flottant. Elle n'a pas de valeur en elle-même. Elle s'oppose à la devise marchandise qui, elle, se rapporte au régime de taux de change fixe. Sa valeur est liée à l'étalon auquel elle est ancrée (métal précieux ou devise étrangère). La question du régime de taux de change est discutée plus loin dans le présent article.
3. Il n’existe aucune preuve empirique contredisant le fait que, en régime de taux de change flottant, un État qui maîtrise sa devise n’a jamais fait défaut dans sa propre devise, sauf volontairement.
4. Ce livre fondateur de la MMT est accessible en français à travers 9 articles dont le premier est ici : https://mmt-france.org/2021/10/17/soft-currency-economics-preface-il-y-a-vingt-ans-une-epiphanie-italienne/
5. Sur ce sujet, consulter : https://en.wikipedia.org/wiki/List_of_countries_by_exchange_rate_regime