La vérité dérangeante de la Théorie Monétaire Moderne (MMT)
Introduction
Dans le débat public français, la dette publique est le totem autour duquel toutes les forces politiques dansent. Tantôt invoquée pour justifier l'austérité, tantôt présentée comme le résultat d'une politique de relance vertueuse, elle n'est jamais vraiment interrogée dans sa nature même, particulièrement depuis la fin de l'étalon-or en 1971. Or, certaines approches monétaires, comme la Théorie Monétaire Moderne (MMT), bouleversent cet ordre apparent. Celle-ci ne propose pas un simple ajustement technique, mais une véritable révolution copernicienne dans la manière de penser l’État, la monnaie en régime de taux de change flottant, et le déficit. Mais si cette théorie peine à s'imposer, ce n'est pas faute d'arguments descriptifs solides, mais parce qu'elle est politiquement, symboliquement et épistémologiquement inacceptable pour beaucoup. Comme Galilée en son temps, elle énonce une vérité qui déstabilise l'ordre établi.
Cet article ne cherche pas à clore le débat, mais à susciter l’attention. Qu’on l’adopte ou qu’on la conteste, la MMT interroge des mécanismes souvent méconnus du grand public comme des spécialistes. La détourner du champ du débat revient à négliger une grille de lecture féconde, précisément là où les certitudes vacillent.
1. Galilée, Keynes et la MMT : des révolutions interdites ?
Lorsque Galilée affirme que la Terre tourne autour du Soleil, il ne fait pas que contredire la cosmologie antique : il met en péril l’ordre du monde sur lequel l’autorité religieuse et politique s'appuie. L'Église ne peut tolérer cette vérité, non parce qu'elle est fausse, mais parce qu'elle déstabilise un pouvoir fondé sur l'ordre symbolique du monde. De même, plus tard, dans les années 1930, John Maynard Keynes propose une intervention étatique pour soutenir la demande, une idée jugée hérétique avant que la Seconde Guerre mondiale et ses déficits massifs ne prouvent sa pertinence.
La MMT procède d'un geste similaire. Elle n'affirme pas simplement que l’État pourrait dépenser davantage : elle décrit comment, dans un système de monnaie fiat1 et de taux de change flottant (la norme depuis 1971), l’État dépense déjà avant même de percevoir des impôts ou d’émettre des titres2. Elle renverse l'enchaînement apparemment évident des faits budgétaires, montrant que ce n'est pas l'impôt qui finance la dépense publique, mais la dépense publique qui injecte la monnaie nécessaire, entre autres, au paiement de l'impôt, qui sert à retirer cette monnaie. De même, le déficit public n’est pas une anomalie à corriger à tout prix : c’est la contrepartie comptable nécessaire de l'épargne nette souhaitée par le secteur privé (ménages et entreprises)3.
Ce que dit la MMT est difficile à entendre, non parce que c'est intrinsèquement complexe, mais parce que cela ruine les fondements d'une économie publique conçue comme la gestion d'un budget de ménage. Admettre que l’État créateur de sa propre monnaie, n’a pas besoin de "trouver" de l’argent avant de dépenser revient à délégitimer les politiques d’austérité systématiques, les sacrifices imposés au nom du "redressement" des comptes, et l’intériorisation de la dette comme une faute morale collective. Admettre que l'État, lorsqu'il maîtrise sa monnaie4, n'a pas nécessairement besoin d'émettre des titres de dette pour financer ses dépenses, non seulement heurte la pensée économique conventionnelle, mais menace aussi, de manière cruciale, les intérêts des rentiers, qui dépendent de ces instruments financiers. De surcroît, en posant que le taux d'intérêt de base sans risque est un choix politique qui devrait par défaut être nul5, la MMT attaque frontalement les revenus passifs des rentiers, faisant écho à la perspective radicale de Keynes sur leur « euthanasie ». Ces deux aspects expliquent en partie l’indifférence et la virulence des réactions : la MMT ne propose pas seulement une autre analyse, elle touche aux fondements de la richesse financière accumulée.
2. Une vérité politiquement irrecevable
Il ne fait aucun doute que le coût politique immédiat pour un responsable défendant ouvertement la MMT reste élevé : il ferait certainement face à des accusations quasi systématiques de légèreté, d’inconséquence, voire de populisme démagogique. Car si le déficit n’est pas intrinsèquement mauvais, mais un outil potentiellement utile ou une simple résultante comptable, si l’État peut dépenser dans sa propre monnaie sans devoir la "trouver" au préalable sur les marchés (il crée la monnaie en dépensant6), alors une part importante du système moral et politique de la "responsabilité budgétaire", tel qu'il est promu, s’effondre. Il ne resterait plus qu'à débattre de ce qu'il est pertinent de financer (quels objectifs sociétaux, quelles ressources réelles mobiliser) et des risques associés, plutôt que de se demander sans cesse si l'on peut "se le permettre" financièrement. Autant dire une hérésie dans un paysage politique gouverné par le narratif de la rareté et de la contrainte financière externe.
C’est pourquoi même les opposants à l’austérité, à gauche notamment, finissent souvent par raisonner à l’envers. Ils dénoncent la dette actuelle tout en restant piégés dans la logique du "qui paiera ?", au lieu de remettre en cause le cadre conceptuel, lui-même erroné. Ils acceptent implicitement le postulat que l'État fonctionne comme un ménage ou comme une entreprise, alors même que la MMT offre une description complètement différente de la réalité opérationnelle. L’État est le créateur de sa propre monnaie. Les agents du secteur privé en sont les utilisateurs.
3. Un choc épistémique et psychologique pour les économistes
Mais un obstacle également très profond est peut-être ailleurs : dans le monde académique et chez les experts. Car, en replaçant la comptabilité monétaire et la nature opérationnelle de la monnaie fiat au centre de la compréhension macroéconomique, la MMT met à mal des décennies de formation intellectuelle et de modèles établis. Que l’on soit néoclassique, keynésien traditionnel, ou même post-keynésien, la remise en cause est rude. Le principe selon lequel l’impôt précède et finance la dépense, ou que l’emprunt est une nécessité absolue en cas de déficit d’un État, est tellement enraciné dans l'enseignement, les publications et les modèles, que le contredire revient à avouer que l’on s’est trompé sur la mécanique la plus fondamentale de l'économie publique moderne, ou du moins, que l'on raisonne encore implicitement dans un cadre monétaire, comme l'étalon-or ou les changes fixes, qui n'est plus pertinent depuis 1971.
Comme le souligne Thomas Kuhn dans sa Structure des révolutions scientifiques, les paradigmes dominants résistent au changement, non seulement par inertie intellectuelle, mais aussi parce qu'ils structurent les carrières, les financements et la reconnaissance institutionnelle. Pour beaucoup d'économistes, adhérer à la MMT nécessiterait de penser contre soi-même, et donc impliquerait une dissonance cognitive : reconnaître que des conseils politiques ou des enseignements passés reposaient sur des prémisses potentiellement fausses.
S'ajoute à cela la peur de l'isolement intellectuel : s'écarter du consensus expose à la marginalisation, à des difficultés de publication et à une perte de crédibilité. Il devient alors plus confortable d'avoir tort collectivement que raison seul7. En cela, la MMT provoque une blessure narcissique comparable à celle infligée par Galilée : il ne suffit pas d’intégrer une nouvelle donnée, il faut déconstruire un système entier d’évidences et affronter la pression sociale des pairs. D’où l’agacement, voire le mépris, qu’elle suscite parfois.
4. Une révolution encore discrète, mais fondée sur le réel
Comme toutes les révolutions coperniciennes, celle de la MMT commence à la marge, dans des cercles hétérodoxes, des collectifs militants, des analyses comptables précises. Mais elle bénéficie d’un avantage que les dogmes n’ont pas : elle est conforme à la réalité opérationnelle des systèmes monétaires fiat à taux flottants8.
La MMT renouvelle en profondeur la compréhension des mécanismes budgétaires et monétaires. Elle établit que, pour un État qui utilise une monnaie fiat, la dépense publique précède toujours l'impôt et l'émission de titres : l'État crée la monnaie qu’il utilise. Elle montre que les impôts ne servent pas à financer les dépenses, mais à créer une demande pour la monnaie nationale. Les titres d’État, eux, permettent de stabiliser les taux d’intérêt9, fixés politiquement par la banque centrale, ainsi que d’offrir un actif sans risque. Dans ce cadre, le déficit public devient la condition comptable de l’épargne financière nette du secteur privé. Ces principes permettent de mieux comprendre pourquoi un pays comme le Japon, émettant dans sa propre devise, peut soutenir une dette publique très élevée sans difficulté. Ils éclairent aussi l’inefficacité du Quantitative Easing pour relancer l’économie réelle. La MMT invite ainsi à repenser la place de la politique budgétaire, non comme une gestion comptable, mais comme un outil au service du plein emploi et de la stabilité économique.
Ce sont là des faits observables, pas de simples théories abstraites. La MMT offre une grille de lecture cohérente pour ces phénomènes qui embarrassent souvent les modèles standards. Et à terme, les faits ont la vie plus dure que les fictions, même si, comme pour Keynes, il faut parfois une crise majeure ou un temps long pour qu'un nouveau paradigme s'impose. L'histoire a donné raison à Galilée, bien après sa condamnation. La MMT finira, sans doute, par redonner à la monnaie fiat son vrai sens opérationnel, et à la politique budgétaire sa vraie marge de manœuvre, limitée non par la finance, mais par les ressources réelles disponibles.
Conclusion
"Et pourtant, elle tourne", aurait murmuré Galilée. "Et pourtant, il dépense d’abord", pourrait-on dire aujourd’hui de l’État qui maîtrise sa propre monnaie. Le refus d’entendre cette description fonctionnelle tient moins à son incohérence intrinsèque qu’à ce qu’elle oblige à abandonner : une représentation morale et erronée de l’ordre budgétaire (l'analogie du ménage), une hiérarchie du savoir économique résistante au changement, et une façon de gouverner par la peur de la pénurie monétaire auto-infligée.
En cela, la MMT n’est pas seulement une théorie économique : elle est une rupture politique et cognitive. Elle est une vérité encore insupportable pour beaucoup, car elle expose l'inanité de décennies de débats stériles sur la "soutenabilité" financière et ouvre la porte à une discussion beaucoup plus fondamentale sur les objectifs réels de la politique économique (plein emploi10, transition écologique, services publics). Reconnaître cette vérité demande une certaine audace intellectuelle, un courage pour sortir du confort du consensus, au service d'une bien meilleure utilisation du potentiel des États modernes, dans le sens de l'intérêt général.
Pour aller plus loin
- Mosler, Warren (1995), Soft Currency Economics, Valance Co., rééd. 2020. Le texte fondateur de la MMT, dans lequel Mosler pose les bases d’une compréhension fonctionnelle de la monnaie, des dépenses publiques et de l’émission monétaire dans les économies à monnaie souveraine.
- Mosler, Warren (2010), Les sept innocents et les quelques imbéciles. Bref cours d’économie moderne, Éditions Tahin Party, trad. fr. 2019. Un condensé pédagogique, provocateur et stimulant, qui démonte les idées reçues sur le déficit public, la dette et la fiscalité.
- Wray, L. Randall (2015), Modern Money Theory: A Primer on Macroeconomics for Sovereign Monetary Systems, 2e éd., Palgrave Macmillan. Un exposé systématique et pédagogique des fondements théoriques de la MMT, souvent considéré comme l’ouvrage académique de référence.
- Tcherneva, Pavlina R. (2020), The Case for a Job Guarantee, Polity Press. Un plaidoyer pour une politique de garantie d’emploi, au cœur du projet MMT : éradiquer le chômage involontaire en mobilisant la puissance de l’État monétaire.
- Kelton, Stephanie (2020), The Deficit Myth: Modern Monetary Theory and the Birth of the People’s Economy, PublicAffairs. Une introduction claire et percutante à la MMT, par l’une de ses principales porte-parole. Traduit en français sous le titre Le Mythe du déficit (Les Liens qui libèrent, 2022).
- Kuhn, Thomas S., La structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1983 (1re éd. angl. 1962). Un classique sur la dynamique des paradigmes en science. Utile pour comprendre pourquoi certaines idées, même rigoureuses et fondées, peinent à s’imposer tant que le cadre dominant reste intact.
Notes
- La devise fiat est une devise émise par l’État convertible uniquement en elle-même, par opposition à une devise nationale à taux fixe telle qu’un étalon-or ou une autre convertibilité en toute autre marchandise ou devise nationale fixée par l’état qui l’émet (comme les caisses d’émission, les devises nationales ancrées ou les unions monétaires). Les États-Unis, le Japon et la plupart des économies industrielles du monde, sont des exemples de systèmes monétaires de ce type, y compris la zone euro.
- Ce point fondamental est présenté dans cet article : https://mmt-france.org/2021/11/01/soft-currency-economics-3-la-monnaie-fiat-le-mythe-du-multiplicateur-monetaire/
- Voir cet article sur les soldes financiers sectoriels : https://mmt-france.org/2020/12/07/les-soldes-financiers-sectoriels/
- Le lecteur considérera, à raison, que les États-membres de l’Eurozone sont dans une situation particulière. En effet, cela signifie que, pour la MMT, l’analyse pertinente ne peut se faire à l’échelle de chaque État membre pris isolément, mais seulement à celle de l’Eurozone dans son ensemble, comme c’est le cas pour les pays monopolistes de leur devise (États-Unis, Canada, Australie, etc.). En effet, lorsque l’on observe les opérations comptables entre les divers acteurs du système monétaire de ces pays, on se rend compte qu’elles sont en tous points identiques à celles de l’Eurozone. Chaque dépense publique est l’opération qui crée les euros, lesquels se déversent dans le secteur privé. Et lorsqu’une taxation en euros est encaissée, ces euros sortent du secteur privé, comme c’est le cas pour n’importe quelle autre monnaie : https://mmt-france.org/2020/09/21/mmt-et-leurozone/
- Ce point est développé dans cet article : https://mmt-france.org/2019/04/23/le-taux-dinteret-naturel-est-zero-2/
- Voir cet article : https://mmt-france.org/2024/11/29/de-la-veritable-nature-du-deficit-et-de-la-dette-publics/
- Lire cet article : https://mmt-france.org/2025/01/28/il-vaut-mieux-avoir-tort-collectivement-que-raison-seul/
- La description du système monétaire que Warren Mosler réalisa en 1993 dans son livre fondateur de la MMT « Soft Currency Economics ‘https://mmt-france.org/2021/10/17/soft-currency-economics-preface-il-y-a-vingt-ans-une-epiphanie-italienne/) a été avalisée par les cadres de la Fed.
- Étant précisé que ce rôle disparaît lorsque la banque centrale rémunère les réserves excédentaires, ce qui est la cas de la Fed et de la BCE.
- La MMT propose une garantie d'emploi (Job Guarantee) comme instrument central pour assurer le plein emploi, tout en stabilisant les prix et l'activité économique. Il s'agit d’un dispositif où l’État offre à toute personne disposée à travailler un emploi rémunéré de transition, dans des activités à utilité sociale, non concurrentes du secteur privé, le temps qu’elle trouve un emploi dans d’autres secteurs. Ce programme agit comme un stabilisateur automatique renforcé et structurel. Voir Tcherneva, Pavlina R. (2020), The Case for a Job Guarantee, Polity Press.