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Convaincu par la Théorie Monétaire Moderne (MMT) - Ancien cadre Ministère des finances - Finances publiques internationales

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Billet de blog 17 avril 2025

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Les chaînes invisibles de l'Euro : défaire la naturalisation des limites financières

Par beaucoup, les limites financières imposées par le traité de Maastricht sont perçues comme naturelles. Or, ce sont des chaînes politiques (Cornelius Castoriadis), forçant l'adaptation (Barbara Stiegler) et isolant l'économie de la démocratie (Quinn Slobodian). Déconstruire ce verrouillage institutionnel artificiel, auto-imposé, est essentiel pour un débat véritablement démocratique sur l'Euro.

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Introduction

Le débat public sur les politiques économiques en zone Euro est saturé d'un discours insistant sur les limites financières "inéluctables". Déficits à ne pas dépasser, dette publique à contenir, marchés financiers à rassurer : ces contraintes sont présentées non comme des règles politiques, mais comme des lois d'airain économiques, voire naturelles. Or, comme le soulignent des approches hétérodoxes telles que la Théorie Monétaire Moderne (MMT1), il existe souvent un fossé béant entre les capacités fonctionnelles intrinsèques d'un système monétaire et l'usage politique et réglementaire qui en est fait. Une des victoires idéologiques majeures du néolibéralisme consiste précisément à faire passer les règles spécifiques et restrictives de l'Eurozone pour des nécessités techniques ou naturelles, occultant leur caractère de choix politiques contingents.

Afin de déconstruire cette naturalisation, et d'en révéler les enjeux démocratiques, il est précieux d’articuler trois pensées critiques issues de champs différents mais parfaitement complémentaires. Cornelius Castoriadis 2, philosophe de la création institutionnelle, Barbara Stiegler 3, philosophe politique de la rationalité néolibérale adaptative, et Quinn Slobodian 4, historien de l'encapsulation néolibérale, permettent ensemble de croiser les dimensions anthropologiques, politiques et historiques de la naturalisation des limites économiques. La mise en perspective de ces trois penseurs permet d’identifier les fondements profonds du discours économique dominant, ses effets de pouvoir, ainsi que les possibilités de le subvertir.

Castoriadis : Oublier que nous créons nos propres règles

Au cœur de la pensée de Cornelius Castoriadis se trouve la distinction fondamentale entre l'autonomie et l'hétéronomie. Une société autonome est celle qui se reconnaît comme la source de ses propres lois et institutions (l'auto-institution), qui pose consciemment ses significations et ses finalités. À l'inverse, une société hétéronome est celle qui attribue l'origine de ses institutions à une source extérieure (Dieu, les ancêtres, la Nature, l'Histoire, ou aujourd'hui, l'Économie ou la Technique). Elle oublie qu'elle est une création de l'imaginaire social instituant et finit par réifier ses propres créations, les percevant comme des réalités objectives et immuables auxquelles elle doit se soumettre.

Les règles budgétaires et monétaires de la zone Euro constituent un cas d'école de ce processus d'hétéronomie. En effet, ces règles ne découlent d'aucune loi économique transcendante, mais sont le produit de décisions politiques spécifiques, prises dans un contexte historique et idéologique donné, celui de la montée en puissance du néolibéralisme et de l'ordolibéralisme allemand 5. Pourtant, le discours dominant les présente comme des garde-fous techniques indispensables, des contraintes quasi naturelles. Les économistes mainstream qui confondent ces règles politiques (l'usage contingent) avec les propriétés fonctionnelles de la monnaie (ses potentialités intrinsèques) participent activement à cette réification. Ils oublient, et font oublier, que ces règles sont des institutions, des créations humaines, et qu'elles pourraient être radicalement différentes si la société décidait de s'auto-instituer autrement.

Stiegler : S'adapter au monde plutôt que le changer

Barbara Stiegler, en dialogue avec John Dewey 6, analyse le néolibéralisme non seulement comme une doctrine économique, mais comme une rationalité politique qui transforme profondément les conditions de vie, de pensée et de délibération. Cette rationalité, particulièrement dans sa version "biologique", inspirée de Walter Lippmann 7, postule que l'enjeu n'est plus tant d'adapter l'environnement aux besoins humains (projet démocratique classique) mais d'adapter les humains à un environnement (économique, technologique, concurrentiel) présenté comme de plus en plus complexe, instable et contraignant.

Les règles de l'Eurozone fonctionnent précisément comme cet environnement auquel il faut s'adapter. La "discipline budgétaire", les "réformes structurelles" visant la "compétitivité" sont présentées comme les seules réponses possibles et responsables face aux "réalités" du marché mondialisé et aux contraintes monétaires "objectives". Ce discours produit inéluctablement une anesthésie de la pensée critique et de l'enquête collective. Toute tentative de questionner la pertinence des règles elles-mêmes, d'explorer des alternatives politiques (par exemple, une politique budgétaire plus expansive pour répondre à des besoins sociaux ou écologiques), ou de redéfinir les finalités de l'union monétaire est disqualifiée comme "irréaliste", "populiste" ou "irresponsable". La complexité technique, réelle ou supposée, est invoquée pour court-circuiter la délibération démocratique et la remplacer par une expertise alignée sur la nécessité de l'adaptation. La naturalisation des limites financières est ainsi un outil puissant de cette gouvernementalité adaptative qui empêche les citoyens de redevenir les auteurs conscients de leur monde commun.

Slobodian : Protéger le marché contre la démocratie

L'historien Quinn Slobodian, en étudiant les penseurs néolibéraux de l'école de Genève, met en lumière un aspect crucial de leur projet : non pas le "laisser-faire", mais la construction active d'un ordre juridique et institutionnel mondial visant à "encapsuler" ("encase") l'économie de marché pour la protéger des interférences démocratiques des États-nations. Le but est de garantir les droits de propriété et la libre circulation du capital à l'échelle globale, en créant des règles et des instances (traités commerciaux, cours d'arbitrage, organisations internationales) qui se situent au-dessus ou en dehors de la portée des processus politiques nationaux.

L'architecture de la zone Euro peut être lue comme une manifestation régionale particulièrement aboutie de cette stratégie d'encapsulation. La monnaie unique, gérée par une banque centrale indépendante et sanctuarisée, couplée à des règles budgétaires supranationales rigides, crée un cadre qui limite drastiquement la souveraineté économique des États membres et, par conséquent, la capacité des citoyens à influencer les politiques macroéconomiques par la voie démocratique. Les "limites financières" tant invoquées ne sont pas des données brutes de l'économie, mais les barreaux de la cage institutionnelle délibérément construite pour contraindre le politique. Naturaliser ces limites revient à masquer l'existence même de la cage et le projet politique (protéger le capital de la démocratie) qui a présidé à sa construction. Le discours économique dominant, en traitant ces règles comme techniques ou nécessaires, devient le gardien de cette encapsulation.

Conclusion : Retrouver la Lucidité et l'Espace du Politique

Articuler Castoriadis, Stiegler et Slobodian permet de saisir la profondeur du problème qui consiste à ne pas faire la distinction entre, d’une part, les caractéristiques fonctionnelles intrinsèques du système monétaire et, d’autre part, la façon dont il est utilisé. La confusion entretenue par une partie du discours économique entre les potentialités fonctionnelles d'un système monétaire et les règles politiques qui en encadrent l'usage en zone Euro n'est pas une simple erreur technique. C'est une manifestation d'hétéronomie (Castoriadis) où l'on prend une création sociale pour une loi naturelle ; c'est un outil de la rationalité adaptative néolibérale (Stiegler) qui étouffe la pensée critique et l'enquête collective ; et c'est le résultat tangible d'une stratégie d'encapsulation (Slobodian) visant à isoler l'ordre économique du contrôle démocratique.

Cette confusion entretenue entre potentialités fonctionnelles et usage politique restrictif trouve un écho technique éclairant dans la MMT, évoquée en introduction. En rappelant les capacités intrinsèques d’action du créateur d’une monnaie souveraine, largement bridées dans l’architecture actuelle de l’Euro par des règles auto-imposées, la MMT ne fait pas que décrire un fonctionnement : elle met en lumière l’étendue des choix politiques volontairement ignorés, voire interdits. Elle apporte ainsi une confirmation pragmatique au diagnostic philosophique et politique : les « chaînes » de l’Euro ne relèvent pas d’une nécessité économique, mais d’un verrouillage institutionnel construit.


Références bibliographiques

Castoriadis, C. (1975). L'Institution Imaginaire de la Société. Éditions du Seuil.

Castoriadis, C. (1978-1999). Les Carrefours du Labyrinthe(Volumes 1-6). Éditions du Seuil.

Dewey, J. (2003). Le Public et ses problèmes (Trad. J. Zask). Publications de l’Université de Pau / Farrago. (Ouvrage original publié en 1927 sous le titre The Public and Its Problems).

Lippmann, W. (1937). The Good Society. Little, Brown & Company.

Slobodian, Q. (2022). Les Globalistes : Une histoire intellectuelle du néolibéralisme(Trad. C. Jaquet). Éditions du Seuil.

Slobodian, Q. (2025). Le Capitalisme de l'apocalypse : Ou le rêve d'un monde sans démocratie. Éditions du Seuil.

Stiegler, B. (2019). "Il faut s'adapter" : Sur un nouvel impératif politique. Gallimard (NRF Essais).


Notes

  1. Ce blog contient les articles fondamentaux sur la MMT : https://mmt-france.org/
  2. Cornelius Castoriadis (1922–1997) est un philosophe et psychanalyste franco-grec. Il est l’un des fondateurs du groupe Socialisme ou Barbarie et l’auteur de L’Institution imaginaire de la société (1975), où il développe le concept d’auto-institution de la société.
  3. Barbara Stiegler (née en 1971) est professeure de philosophie politique à l’université de Bordeaux. Elle a notamment publié "Il faut s’adapter" (2019), une lecture critique du néolibéralisme comme biopolitique de l’adaptation.
  4. Quinn Slobodian (né en 1978) est un historien canadien. Ses travaux, notamment Globalists (2018) et Crack-Up Capitalism (2024), retracent la manière dont les penseurs néolibéraux ont cherché à protéger les marchés de l’intervention démocratique.
  5. L’ordolibéralisme est une école de pensée économique allemande apparue dans les années 1930, qui prône un cadre juridique fort garantissant la concurrence libre et non faussée. Contrairement au laisser-faire, il confie à l’État le rôle de créer et maintenir l’ordre du marché. Cette doctrine a profondément influencé la construction économique de l’Allemagne d’après-guerre et, plus largement, celle de l’Union européenne.
  6. John Dewey (1859–1952) est un philosophe pragmatiste américain, figure centrale de la philosophie de l’éducation et de la démocratie délibérative. Dans The Public and Its Problems (1927), il développe une critique de la technocratie naissante et défend l’idée que seule l’expérience collective et la participation active des citoyens permettent de répondre aux problèmes publics. Son œuvre et son débat intellectuel avec Walter Lippmann ont servi de point d’appui à Barbara Stiegler dans son analyse du néolibéralisme comme tournant biologique et adaptatif.
  7. Walter Lippmann (1889–1974) est un journaliste et penseur politique américain dont l’ouvrage The Good Society (1937) a profondément influencé les théoriciens du néolibéralisme. S’inquiétant du déclin du libéralisme classique face à la montée des totalitarismes et à l’expansion de l’État interventionniste, Lippmann appelle à une refondation du libéralisme fondée sur des institutions capables de contenir les excès démocratiques. Son œuvre a inspiré le Colloque Lippmann organisé à Paris en 1937, où se retrouvèrent de futurs piliers du néolibéralisme (Hayek, Röpke, Rougier, etc.) pour penser un libéralisme renouvelé, soucieux d’encadrer la démocratie sans l’abolir.

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