« Tous les hommes sont mortels. Or, Socrate est un homme. Donc Socrate est mortel. » Ce syllogisme, hérité de la logique aristotélicienne, a traversé les siècles comme l’exemple parfait d’un raisonnement rigoureux. On y accepte les prémisses, on en déduit la conclusion. Nul ne songerait à contester la mortalité de Socrate, sauf à renier l’ensemble de la démonstration.
Et pourtant, dans le champ de l’économie monétaire, cette logique élémentaire semble se dissoudre, dès qu’il s’agit de penser le rôle budgétaire de l’État. À la rigueur du raisonnement, on préfère l’angoisse des déficits. Aux faits, on préfère les peurs. La Théorie Monétaire Moderne (MMT), qui ne fait pourtant que tirer les conséquences logiques d’un système monétaire observé et connu, est écartée comme une hérésie. Alors que c’est l’inverse qui est vrai : ignorer la MMT, c’est nier les faits et la logique.
Le syllogisme monétaire
Posons le raisonnement autrement.
- Aucun État qui maîtrise sa monnaie, dans un régime de taux de change flottant, n’a jamais fait défaut dans sa propre monnaie, sauf volontairement.
- Le Japon, les États-Unis, le Royaume-Uni, le Canada, etc.1, maîtrisent leur monnaie en change flottant.
- Donc, ces États ne peuvent pas faire défaut involontairement.
Ce syllogisme est tout aussi rigoureux que celui de Socrate. Et pourtant, il est massivement ignoré, voire contesté. Bien sûr, la réalité économique ne se résume pas à un raisonnement en trois lignes. Mais ce syllogisme, aussi élémentaire soit-il, repose sur des faits empiriques solides, qui n’ont jamais été démentis. Ses prémisses ne sont pas contestables. Elles sont seulement ignorées. Il ne s’agit pas de réduire le réel, mais d’éclairer ce que tant de débats préfèrent obscurcir : la logique fondamentale qui devrait guider toute réflexion sur les finances publiques, et plus précisément sur le déficit et la dette publique.
On entend constamment que « la dette publique n’est pas soutenable », que « les marchés peuvent refuser de prêter », ou que « l’État vit au-dessus de ses moyens ». Toutes ces affirmations contredisent un fait historique simple : un État qui crée sa propre monnaie, en taux de change flottant, ne peut pas être financièrement contraint. Il peut toujours honorer ses paiements en créant les unités de compte dont il a la maîtrise exclusive. Il ne peut faire défaut que par choix politique, jamais par impossibilité technique.
Ce que la MMT dit, et que tout le monde voit (mais ne veut pas admettre)
La MMT n’est pas une utopie keynésienne revisitée. Elle ne repose pas sur des vœux, mais sur des faits observables. Elle commence là où tout État commence à exister : par la capacité à imposer une taxe dans sa propre unité de compte. C’est cette obligation fiscale qui donne à la monnaie sa valeur : chacun doit se la procurer pour payer ses impôts. Et cette monnaie, l’État la crée en dépensant, et la détruit en imposant.
Dès lors, toute dépense publique est création monétaire. Et tout prélèvement fiscal est destruction monétaire. Les titres d’État, eux, ne sont qu’un instrument de gestion des taux d’intérêt, pas une ressource pour "financer" la dépense. Ce que l’on appelle "dette publique" est en réalité la monnaie dépensée par l’État et non encore reprise par l’impôt.
Refuser cela, c’est comme refuser que Socrate meure. C’est préférer le mythe à la déduction logique. Pourtant, en régime de taux de change flottant, de monnaie fiat, les dépenses publiques n’ont pas à être financées. L’État dépense d’abord, créant ainsi sa monnaie, puis il taxe ou émet des titres. Il ne peut donc jamais "manquer d’argent", sauf s’il se l’interdit.
Le cas particulier de l’Eurozone : une exception qui confirme la règle
Mais qu’en est-il des pays de l’Eurozone ? Ce sont des États développés, dotés d’institutions puissantes, de banques centrales et de systèmes fiscaux efficaces. Pourtant, ils apparaissent comme vulnérables aux marchés financiers, comme si le syllogisme de la MMT ne les concernait plus.
En effet, en Eurozone2, le raisonnement de la MMT concernant l’État monopoliste3 de sa devise ne peut être fait qu’au niveau de la zone considérée dans sa globalité, non à celui des États membres. Si certes ceux-ci créent eux-mêmes les euros en dépensant, l’absence d’un trésor européen leur interdit l’accès au contrôle aussi bien de la dépense que de la taxation au niveau de la zone prise dans son ensemble. De plus, les États membres fonctionnent dans un cadre contenant des limites financières, en réalité auto-imposées, que sont les ratios déficit public / PIB et dette / PIB. Ces limites représentent des contraintes concernant la politique budgétaire des États, les empêchant de réaliser le déficit nécessaire pour atteindre le plein emploi. Cependant, elles ne sont assises sur aucun fondement théorique. Elles sont essentiellement politiques.
Une autre conséquence importante du fait que les États membres ne sont pas monopolistes de leur devise, ainsi que du fait que du fait que leur compte du Trésor ouvert à la BCE doive présenter en permanence un solde positif, est constituée par la nécessité d’obtenir des recettes fiscales et d’émettre des titres d’État, ce qui, en raison de l’absence de support par la BCE, les rend dépendants des marchés financiers, ce qui génère chez ces derniers l’attente d’une prime de risque et donc des taux d’intérêts plus élevés. Ainsi, contrairement aux États monopolistes de leur devise (États-Unis, Canada, Royaume-Uni, Japon, etc), si la BCE ne garantit pas les titres d’État qu’ils émettent, les États-membres de l’Eurozone peuvent être mis en défaut.
Dès lors, la logique implacable de la MMT ne s’applique plus, non pas parce qu’elle serait fausse, mais parce que les États-membres ont eux-mêmes détruit les conditions de sa validité. Le risque de défaut devient réel, non pas parce qu’il est techniquement inévitable, mais parce que ces États se sont volontairement privés de la possibilité de maîtriser la monnaie qu’ils utilisent.
Cette absurdité a éclaté au grand jour pendant la crise des dettes souveraines entre 2010 et 2012. Les marchés ont spéculé sur les dettes nationales, faisant flamber les taux d’intérêt. Et ce n’est qu’au moment où la BCE, par la voix de Mario Draghi, a déclaré qu’elle ferait "tout ce qu’il faudra"4 pour sauver l’euro que les spreads5 se sont dégonflés et les taux se sont stabilisés. Ce que les marchés attendaient, en réalité, c’était simplement le retour d’une garantie implicite de la banque centrale.
Cela montre une chose : ce n’est pas la réalité économique qui crée la vulnérabilité, c’est l’architecture politique. Le défaut devient possible, non pas par contrainte naturelle, mais par un agencement institutionnel absurde, très certainement hérité d’une méfiance idéologique à l’égard des États et d’un fétichisme de la "discipline de marché".
L’Eurozone ne contredit donc pas la MMT. Elle en offre au contraire la preuve par l’absurde : lorsque l’on ôte à un État la maîtrise de sa devise, on le rend vulnérable. La souveraineté monétaire n’est pas une abstraction : c’est ce qui sépare l’autonomie budgétaire de la soumission à des intérêts privés.
Un monde absurde : quand la peur l’emporte sur la logique
Dans ce monde inversé, on s’interdit d’investir dans l’éducation, la santé ou tout autre service public, sous prétexte de déficit. On rogne sur les hôpitaux, mais on "rassure les marchés" en distribuant des titres d’État rémunérés. On coupe les vivres aux collectivités, mais on garantit les taux pour les investisseurs. Tout cela en refusant de voir que les titres publics ne servent qu’à nourrir une rente privée, alors que l’État n’a pas besoin d’eux pour dépenser.
On atteint alors le comble de l’absurde : on accepte que la BCE rachète massivement les dettes publiques sur les marchés secondaires, tout en interdisant qu’elle les « finance » directement. L’argent est bien créé, mais de façon détournée, opaque, avec des conditions idéologiques. Comme si l’on voulait surtout éviter que les citoyens comprennent qu’on peut, en réalité, toujours financer ce qui est utile.
Conclusion : Restaurer la logique
Remettre la logique au cœur de la réflexion économique n’est pas une option, c’est une nécessité. Il s'agit de reconnaître, enfin, que le déficit public, loin d’être une tare, est souvent le corollaire d’un État qui investit dans l’avenir et soutient son économie. C’est admettre que la "dette publique" n’est rien d’autre que la richesse financière du secteur privé. Comprendre cela, c’est se libérer d’une angoisse infondée pour se concentrer sur les véritables défis : garantir le plein emploi, financer la transition écologique, renforcer nos services publics.
Tout comme la mortalité de Socrate découle nécessairement de prémisses claires, la capacité d’un État qui crée sa propre monnaie à honorer ses engagements dans cette même monnaie est une vérité logique. Il en est de même du caractère politique et en aucune façon économique de la soutenabilité de la dette des États-membres de l’Eurozone. L’ignorer n’est pas une marque de prudence, mais un renoncement : celui de se donner les moyens de bâtir un avenir plus juste et durable.
Tout comme Socrate est mortel, la conclusion est inévitable. Ne pas la reconnaître, c’est refuser de penser.
Notes
- La liste des pays par régime de taux de change est consultable ici : https://en.wikipedia.org/wiki/List_of_countries_by_exchange_rate_regime
- Voir cet article :https://mmt-france.org/2020/09/21/mmt-et-leurozone/
- Le concept de l’État monopoliste de sa devise correspond à celui d’un État qui, en régime de taux de change flottant, crée et maîtrise sa propre monnaie. Ce concept est au fondement-même de la MMT.
- Il s’agit du « Whatever it takes » bien connu de Mario Dragui.
- En Eurozone, les spreads désignent les écarts de taux d'intérêt des obligations souveraines des pays membres par rapport à celles de l’Allemagne, considérée comme l’émetteur le plus sûr. Ces écarts reflètent la perception du risque de crédit et de liquidité propre à chaque État.