Introduction : Redéfinir les limites de l’action publique
Alors que le déficit budgétaire et la dette publique française continuent de faire l’objet de débats passionnés, un constat s’impose : l’essentiel de la discussion tourne autour de seuils arbitraires et de contraintes auto-imposées, plutôt que sur une analyse rigoureuse des véritables limites économiques. Chaque année, les gouvernants présentent des budgets sous le signe de la rigueur, justifiant les coupes dans les services publics et les investissements par une nécessité impérieuse de "maîtriser les finances publiques". Mais cette vision, largement inspirée d’une approche néoclassique, passe à côté de l’enjeu fondamental : pour ses politiques publiques, l’État dispose d’un espace bien plus large qu’il ne le reconnaît.
Pour éclairer cette question, l’article commencera par rappeler l’analyse néoclassique de la soutenabilité de la dette publique et ses hypothèses fondamentales, avant d’examiner l’absence de preuves empiriques de seuils d’insoutenabilité. Il explorera ensuite l’approche alternative de la Théorie Monétaire Moderne (MMT)1, qui redéfinit les véritables contraintes des politiques budgétaires, dans un régime de taux de change flottant. À partir de là, il analysera l’espace économique réel dont dispose un État pour ses politiques publiques, tout en mettant en lumière les impacts concrets des contraintes budgétaires de l’Eurozone sur les services publics et la population. Enfin, il conclura sur la nécessité de repenser les règles actuelles pour permettre à la France d’exploiter pleinement ses capacités.
Rappel de l’analyse néoclassique de la soutenabilité de la dette publique
La vision néoclassique de la soutenabilité budgétaire peut se décliner en 4 points2 :
Il existe une contrainte budgétaire fondée sur une identité comptable selon laquelle les dépenses gouvernementales (incluant les paiements d'intérêts) doivent être financées par les recettes fiscales, la vente d'obligations et/ou la monétisation3 de la dette. Toutefois, l'analyse néoclassique insiste sur la différence entre ces modes de financement, notamment sur le fait que la monétisation est inflationniste et que la vente d'obligations réduit l'épargne nationale, impliquant une contrainte sur les dépenses publiques dans le but de maintenir la stabilité macroéconomique.
Les taux d'intérêt sur la dette publique sont déterminés par les forces du marché : les néoclassiques soutiennent que des déficits plus importants entraîneront des taux d'intérêt plus élevés, car l’État devra offrir des incitations pour que les prêteurs privés acceptent ses titres de créance.
Un ratio dette/PIB croissant est insoutenable et nécessite des excédents futurs pour stabiliser la trajectoire.
Une trajectoire jugée risquée par les marchés pourrait provoquer une hausse accélérée des taux d’intérêt réels, renforçant ainsi la pression budgétaire.
Bien qu’elle repose sur des hypothèses discutables, cette vision est encore aujourd’hui largement partagée. Les présupposés qui la sous-tendent sont remis en question dans les sections suivantes.
L’analyse de la MMT : une vision différente sous le régime de taux de change flottant
La MMT offre une lecture déclinable en 5 points radicalement différente des contraintes économiques, particulièrement dans les pays qui maîtrisent leur devise, sous régime de taux de change flottant4 :
La banque centrale cible les taux d’intérêt : elle ajuste la quantité de réserves bancaires pour maintenir son objectif de taux, ce qui invalide l’idée d’une pression directe des marchés.
L’État n’est pas financièrement contraint : contrairement aux ménages ou aux entreprises, un État qui maîtrise sa devise ne peut "manquer d’argent", car il le crée lorsqu’il dépense. Il n’est donc pas limité par ses recettes fiscales ou ses ventes d'obligations
Les ventes de titres d’État drainent les excès de liquidité, maintenant les taux d’intérêt dans les objectifs fixés par la banque centrale. Elles ne financent pas les dépenses.
Les ventes de titres n’affectent pas la masse monétaire : la création monétaire se fait via les dépenses publiques qui seule augmente l’épargne financière nette des agents du secteur privé, et non via les ventes de titres, qui ne font que modifier la composition des actifs financiers dans l’économie.
Le taux d’intérêt de la dette publique est fixé par la banque centrale : c’est la politique monétaire, et non les marchés financiers, qui détermine le coût de la dette nationale.
Ainsi, pour un pays qui maîtrise sa devise, en régime de taux de change flottant, un ratio dette/PIB croissant n’est pas insoutenable. La dette publique ne constitue pas une contrainte financière.
Aucune preuve empirique ne montre l’existence d’un seuil critique de dette publique
Un argument récurrent dans les débats sur la dette publique repose sur le fait qu’il existerait un niveau d’endettement au-delà duquel la croissance économique serait menacée. Pourtant, aucune étude sérieuse n’a jamais pu démontrer l’existence d’un tel seuil. Une célèbre étude de Reinhart et Rogoff5 de 2010, qui suggérait que la dette au-delà de 90 % du PIB freinait la croissance, a été largement discréditée après la découverte d’erreurs méthodologiques majeures. Sur le même type de questionnement, un article de Philip Heimberger6 montre que la littérature économétrique n’a jusqu’à présent fourni aucune preuve solide d’effets systématiquement négatifs de niveaux de dette publique plus élevés sur la croissance.
Le véritable espace des politiques économiques
Selon la MMT, la limite des dépenses publiques d'un État monopoliste de sa devise n'est pas une contrainte financière, mais une contrainte réelle définie par le plein emploi des ressources de son économie7. L’État, créant sa propre monnaie en régime de change flottant, n’est pas limité dans sa capacité à créer de la monnaie. Cependant, cette capacité est limitée en termes de biens et services que l'économie peut effectivement produire. Tant que des ressources restent inutilisées – qu'il s'agisse de chômage, de capacité de production inexploitée ou de matières premières disponibles – une augmentation des dépenses publiques stimule l'activité économique sans engendrer une inflation significative.
L’inflation, dans ce contexte, n’est pas une limite en soi, mais un signal. Elle indique que la demande de devise excède l'offre de biens et services, ce qui survient lorsque l'économie atteint son plein emploi. Au-delà de ce seuil, augmenter le déficit public conduira inévitablement à une inflation accrue, car la demande de devise dépasse la capacité de production. Par conséquent, au plein emploi, l’État doit faire des choix allocatifs, c'est-à-dire décider comment répartir les ressources rares entre le secteur public et le secteur privé. La fiscalité joue alors un rôle essentiel, non pas pour financer les dépenses, mais pour réguler la demande de devise et ainsi prévenir une inflation excessive.
La limite des dépenses publiques n'est donc pas un plafond monétaire. Elle est la capacité de production réelle de l'économie, représentée par le plein emploi de ses ressources. L'inflation, plutôt qu'une limite, sert d'indicateur précieux pour guider les politiques économiques et assurer une allocation efficace des ressources.
Le cas particulier de la Zone euro
Cette vision de la MMT, selon laquelle la limite des politiques économiques repose sur les capacités réelles et non sur des contraintes financières, ne peut s’appliquer pleinement que si l’État maîtrise sa propre devise. Si certes la Zone Euro fonctionne sous un régime de taux de change flottant, elle impose des contraintes financières spécifiques à ses États membres, ce qui amplifie, d’une façon tout à fait artificielle, les préoccupations liées au déficit budgétaire et à la dette publique.
En effet, d’une part, les critères de Maastricht (3 % de déficit et 60 % de dette/PIB) sont arbitraires, ne reposant sur aucune justification économique8. D’autre part, contrairement aux États qui maîtrisent leur devise, les pays-membres de la Zone doivent emprunter sur les marchés financiers, en raison de l’interdiction de financement direct par la BCE, qui se formalise également à travers l’obligation du solde du compte du Trésor à la BCE en permanence positif. Pourtant, cette interdiction est entièrement politique car, techniquement, il n’y a pas de différence opérationnelle entre le financement indirect et le financement direct de l’État. En effet, dans les deux cas, la source du solde du compte public est la banque centrale9.
L’esprit dans lequel les institutions européennes ont été mises en place apparaît ainsi clairement. Inspirés par la doctrine néolibérale, les concepteurs de ces institutions n’ont pas pris en compte les caractéristiques fonctionnelles intrinsèques du système monétaire. Ils ont préféré imposer une idéologie favorisant la rigueur et les politiques d’austérité. En effet, ce cadre institutionnel limite les capacités des États à investir et à répondre aux besoins sociaux, et renforce ainsi les tensions économiques et sociales au sein de la zone euro.
Pour la France, des coupes sombres aux conséquences délétères pour les services publics
Il ne fait aucun doute que la dégradation des services publics, telle qu’elle apparaît dans l’édition 2024 du rapport du collectif "Nos services publics"10, est une conséquence directe de l’incapacité de l’État français à exprimer son plein potentiel en termes de politiques publiques. Les constats de ce rapport sont accablants : depuis vingt ans, l’augmentation des besoins sociaux dépasse largement les moyens alloués aux services publics, creusant un fossé croissant. Cette insuffisance a favorisé une offre privée soutenue par l’État, affaibli la capacité des services publics à réduire les inégalités, et dégradé la confiance des citoyens, tout comme les conditions de travail des agents publics.
L’esprit dans lequel se déroulent actuellement les discussions autour du projet de loi de finances 2025, marqué par une obsession du moindre déficit et par des coupes drastiques dans les dépenses publiques, d’ailleurs parfois pour des montants insignifiants, ne laisse rien présager de positif pour l’avenir des services publics. Ces choix budgétaires traduisent une logique comptable étriquée, où l’intérêt général est sacrifié sur l’autel de règles budgétaires artificielles et de croyances infondées.
Conclusion : Changer de paradigme pour servir l’intérêt général
Il est donc tout à fait légitime de se demander quand nos dirigeants commenceront à réaliser que ces coupes sombres ne reposent sur aucun fondement économique, mais qu'elles reposent sur leur propre adhésion aveugle à des dogmes hérités de la doctrine néolibérale. Ces croyances selon lesquelles la dette publique est un fardeau, les déficits doivent être réduits à tout prix, et l’État est contraint financièrement comme un ménage ou une entreprise, sont non seulement erronées, mais elles nuisent profondément à l’intérêt général.
Pour sortir de cette impasse, il est impératif que, aussi bien les décideurs publics que ceux qui les contredisent, prennent connaissance des travaux portés par la MMT. Leur compréhension offrirait à l’État français les clés pour exploiter pleinement son potentiel, concevoir des politiques publiques ambitieuses et adaptées aux besoins sociaux, et donc restaurer la confiance des citoyens envers les services publics.
Cependant, une telle transformation exige également un débat courageux sur les règles de l’Eurozone. Tant que les États-membres seront contraints par des limites artificielles, ces règles continueront de nourrir l’illusion mensongère d’une impérieuse nécessité d’enfermer l’État dans une logique de rigueur et d’austérité.
Non, les finances publiques françaises ne sont pas en crise. Elles ne le sont que dans l’esprit de ceux qui, en raison d’une connaissance biaisée des caractéristiques fonctionnelles intrinsèques du système monétaire, ou bien par soumission à l’idéologie néolibérale, enferment l’État dans une logique de rigueur totalement stérile. Mettre fin à cette méconnaissance et briser ce carcan idéologique sont indispensables pour permettre à la France de relever les défis sociaux, climatiques et économiques de notre époque, et satisfaire ainsi l’intérêt général.
Notes
1. Un blog destiné à présenter la MMT est consultable ici : https://mmt-france.org/
2. Voir cet article de Scott Fullwiler de 2008 : https://www.researchgate.net/publication/228121182_Sustainable_Fiscal_Policy_and_Interest_Rates_under_Flexible_Exchange_Rates
3. La monétisation de la dette publique se produit lorsque la banque centrale crée de la monnaie pour acheter directement des titres émis par le Trésor, permettant ainsi au gouvernement de financer ses dépenses sans emprunter sur les marchés. On associe souvent cette pratique à l'idée d'«impression de monnaie» pour couvrir un déficit public.
4. Voir cet article de Scott Fullwiler de 2008 : https://www.researchgate.net/publication/228121182_Sustainable_Fiscal_Policy_and_Interest_Rates_under_Flexible_Exchange_Rates
5. Les limites et l’erreur de Reinhart et Rogoff est analysée dans cet article de Yeva S. Nersisyan et L. Randall Wray intitulé « Un excès de dette publique handicape-t-il réellement la croissance ? ».
6. Cet article est consultable ici : Do higher public debt levels reduce economic growth
7. Consulter cet article de Warren Mosler : https://mmt-france.org/2021/07/30/1ere-escroquerie-les-depenses-publiques-sont-limitees-par-la-fiscalite-et-par-lemprunt/
8. Cet article décrit la façon dont l’économiste Guy Abeille, à la demande du Président Mitterrand, a proposé la limite de 3%/PIB pour le déficit public, assise sur aucun fondement économique : https://www.leparisien.fr/economie/3-de-deficit-le-chiffre-est-ne-sur-un-coin-de-table-28-09-2012-2186743.php
9. Consulter cet article de Andréa Terzi de 2019 : http://www.ateconomics.com/wp-content/uploads/TERZI-FMM-SUBMISSION.pdf
10. Le rapport est consultable ici : https://files.umso.co/lib_ufoFEvhlRMwflNFx/b5zy83qih7eo4e80.pdf