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Convaincu par la Théorie Monétaire Moderne (MMT) - Ancien cadre Ministère des finances - Finances publiques internationales

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Billet de blog 27 mai 2025

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Souveraineté Monétaire : un Concept à Clarifier

Et si l’on cessait de confondre "souveraineté monétaire" et aussi bien indépendance que puissance économique ? Cet article clarifie un concept souvent mal compris et montre que l’autonomie financière - la capacité pour un État à créer sa propre monnaie dans laquelle il taxe - est une question institutionnelle, en aucune façon liée au niveau de développement.

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Introduction : Un Concept Courant mais Ambigu

L'expression "souveraineté monétaire" est fréquemment utilisée dans les débats économiques et politiques, évoquant l'indépendance nationale et la capacité d'action. Cependant, cette apparente clarté dissimule souvent un concept aux contours imprécis. Mal comprise, elle peut obscurcir plutôt qu’éclairer les véritables dynamiques monétaires et les marges de manœuvre des États. Cette confusion s'avère d’autant plus problématique qu’elle nuit aussi à la compréhension de certaines approches économiques hétérodoxes, comme la Théorie Monétaire Moderne (MMT)1, dont l’analyse repose justement sur une lecture rigoureuse du rôle des institutions monétaires. Cet article vise à déconstruire ces ambiguïtés, en s’inspirant notamment des clarifications apportées par la MMT, pour proposer une lecture plus fonctionnelle des pouvoirs et des contraintes étatiques.

1. Les Limites de la Définition Classique et le Piège des "Degrés" de Souveraineté

La vision traditionnelle définit souvent la souveraineté monétaire par un catalogue de critères juridico-formels : l'émission d'une monnaie nationale, un taux de change flexible, la capacité d'emprunter dans sa propre monnaie et le contrôle de sa banque centrale. Bien que cette approche identifie certains attributs, elle tend à masquer la complexité des contraintes réelles, qu'elles soient politiques, institutionnelles ou, de manière cruciale, auto-imposées.

Le principal écueil de cette notion réside dans son manque de rigueur et dans l'idée pernicieuse qu'il existerait des "degrés" de souveraineté monétaire. Cette perspective, parfois alimentée par des analyses liant la capacité monétaire à des facteurs exogènes comme l'autonomie alimentaire ou la profondeur des marchés financiers, porte à croire que seuls quelques pays, typiquement les États-Unis, disposeraient d'une pleine latitude pour mener des politiques budgétaires ambitieuses ou viser le plein emploi. Cela conduit à un fatalisme pour de nombreux pays, suggérant que le plein emploi serait pour eux une utopie structurelle. Un tel concept de "spectre" de souveraineté est ainsi jugé flou, théoriquement peu solide, et peu fonctionnel pour la communication, se prêtant aisément à des interprétations erronées.

2. Une Ligne de Démarcation Claire : Le Pouvoir de Créer la Monnaie de l'Impôt

Pour sortir de cette impasse conceptuelle, il semble beaucoup plus opératoire de poser une question binaire et fondamentale : l'autorité politique, c'est-à-dire l'État, a-t-elle le pouvoir de créer la monnaie dans laquelle elle lève l'impôt ? Cette distinction est centrale. Si l'État contrôle la monnaie de ses opérations fiscales et budgétaires, il dispose d'une autonomie fondamentale. La MMT ancre d'ailleurs la valeur d'une devise étatique dans cette obligation légale de payer l'impôt avec cette unité monétaire spécifique. Ce n'est pas une confiance sociale abstraite qui fonde sa valeur première, mais cette contrainte juridique qui engendre une demande pour la devise de l'État. La valeur de la monnaie d'un État n'est ainsi pas directement liée à son niveau de dépendance économique, mais à ce que l'État monopoliste exige que les agents économiques fassent ou fournissent pour obtenir la prochaine unité monétaire, indépendamment du niveau de chômage ou d'austérité qu'il décide d'imposer.

3. Autonomie Financière et Dépendance Économique : Deux Dimensions Distinctes

Après avoir établi que la capacité d'un État à émettre la monnaie dans laquelle il taxe constitue le fondement de son autonomie monétaire, il devient impératif de dissiper une autre confusion majeure, fréquemment source de malentendus et de conclusions politiques erronées. Cette confusion réside dans l'amalgame entre la capacité financière d'un État (sa faculté à créer et dépenser sa propre monnaie) et sa situation économiqueréelle (sa dépendance vis-à-vis de ressources, de technologies ou de marchés extérieurs). Sans une distinction claire entre ces deux dimensions, on risque de conclure à tort qu'une dépendance économique implique nécessairement une limitation de la capacité financière interne, bridant ainsi les ambitions politiques en matière d'emploi ou d'investissement public. C'est pourquoi il est capital de séparer l'analyse de l'autonomie financière de celle de l'autonomie ou de la dépendance économique.

  • L'autonomie financière (ou l'absence de dépendance financière) caractérise un État qui a le monopole sur sa monnaie dans un régime de change flottant2. Il ne fait pas face à des limites nominales pour ses dépenses dans sa propre monnaie et peut donc techniquement financer ses dépenses et progresser vers le plein emploi. Cette autonomie n'est pas une affaire de rang géopolitique mais de structure monétaire.
  • La dépendance économique, quant à elle, se définit par la nécessité d'importer des biens et services essentiels au développement et au maintien de la structure économique nationale. Cette situation est aggravée lorsque ces importations sont soumises à un certain degré de pouvoir monopolistique de la part des fournisseurs étrangers. Cette dépendance peut être technologique (machines industrielles sophistiquées), énergétique (pétrole), liée à l'accès à des infrastructures (ports pour un pays enclavé) ou à des ressources spécifiques (eau d'un fleuve transfrontalier). Pour les pays moins développés, la dépendance alimentaire peut aussi être un enjeu majeur.

Il est crucial de comprendre que la dépendance économique entraîne des contraintes qualitatives pour le pays concerné, influençant la nature des biens et services productibles. Cependant, elle n'influence en aucune façon la quantité de main-d'œuvre qui peut être activée au niveau national. Un pays peut être économiquement dépendant sans pour autant être financièrement dépendant, et vice-versa. Un pays comme la Nouvelle-Zélande peut maintenir le plein emploi malgré une forte dépendance économique l'obligeant à importer de nombreux produits. Ne pas reconnaître cette distinction équivaut à considérer que l'État ne peut pas enregistrer un déficit suffisant pour atteindre et maintenir le plein emploi, même s'il crée sa propre monnaie.

4. Identifier la Nature des Contraintes : Externes Imposées vs. Internes Choisies

Il est maintenant crucial de comprendre que l’autonomie financière, telle qu’elle vient d’être définie, n'implique pas une absence totale de limites. L'action d'un État monétairement autonome est souvent encadrée par un ensemble de contraintes. Pour analyser correctement ses marges de manœuvre réelles, il est donc indispensable de distinguer clairement la nature de ces contraintes : celles qui sont imposées de l'extérieur, affectant directement la substance même de son autonomie financière, et celles qui résultent de choix politiques internes, qui encadrent l'exercice de cette autonomie sans la supprimer. Cette distinction est fondamentale, afin d’ éviter de confondre des incapacités structurelles avec des limitations volontaires de l'action publique.

  • Les contraintes financières externes et imposées : Celles qui Nient ou Diminuent l'Autonomie Financière Ces contraintes sapent directement ou annulent l'autonomie financière. Un État utilisant une devise étrangère (comme l'Équateur avec le dollar américain) renonce par définition à l'émission de sa propre monnaie ; il devient un simple utilisateur de monnaie, au même titre qu'un ménage ou une entreprise. Sa capacité de dépense est alors conditionnée par sa capacité à obtenir cette devise étrangère (par l'exportation, l'emprunt extérieur, etc.), ce qui le prive de la marge de manœuvre nécessaire pour garantir le plein emploi ou financer des services publics selon ses propres priorités. De même, les pays à régime de change fixe, comme ceux de la zone FCFA, bien qu'émettant techniquement leur propre monnaie, subordonnent leur politique monétaire et budgétaire à la défense d'une parité fixe avec une devise ancre (l'euro). Cette obligation les contraint à accumuler et à maintenir des réserves de cette devise étrangère, limitant ainsi leur capacité à dépenser leur propre monnaie pour des objectifs internes, de peur de compromettre la parité. L'autonomie financière est ici significativement érodée par l'engagement externe.
  • Les contraintes auto-imposées : Celles qui Encadrent l'Exercice de l'Autonomie Financière À l'inverse, ces contraintes sont des règles, des lois, des institutions ou des objectifs politiques qu'un État, qui possède son autonomie financière (il émet sa propre monnaie en régime de change flottant et taxe dans cette monnaie), choisit de s'appliquer. Un taux de change fixe décidé souverainement (différent de celui subi dans un cadre de dépendance) est une auto-limitation de l'exercice de la politique monétaire. D'autres exemples incluent des règles d'équilibre budgétaire strictes ("règle d'or"), l'interdiction de « financement » monétaire direct du Trésor par la banque centrale, plafond pour le déficit et la dette publics, ou l’obligation de maintenir en permanence positif le solde du compte du Trésor à la banque centrale. Ces contraintes, bien qu'ayant des effets limitatifs sur la politique économique - la condition de taux de change fixe ou les règles budgétaires strictes n'étant pas compatible avec l'objectif de plein emploi - ne suppriment pas l'autonomie financière intrinsèque de l'État. Elles représentent des choix politiques sur la manière d'utilisercette autonomie. Elles sont donc, en principe, réversibles par une décision politique ultérieure, contrairement aux contraintes externes qui nécessitent souvent une rupture structurelle.

5. Le Cas de la Zone Euro : Un Éclairage Particulier

L’exemple de la zone euro3 permet de mieux comprendre comment une autonomie financière peut exister sur le plan opérationnel tout en étant politiquement neutralisée. Ce cas montre qu’il ne s’agit pas d’un privilège réservé aux pays « riches », mais d’unchoix institutionnel, qui peut volontairement restreindre l’usage d’une capacité monétaire pourtant bien réelle.

L'euro est une monnaie à taux de change flottant, créée par une autorité (l’entité que représente la BCE et les trésors nationaux), issue de l'intégration européenne. En ce sens, la zone euro, en tant qu'ensemble, dispose de sa propre devise. Elle en est le monopoliste. Chaque euro dépensé par un État membre est, opérationnellement, une création d'actif financier net4 en euros.

Cependant, les États membres ne sont plus "souverains" au sens classique, car ils ne créent plus individuellement leur monnaie et ne fixent pas leurs taux d'intérêt. Les règles qu'ils se sont collectivement imposées constituent des contraintes auto-imposées puissantes, limitant leur politique budgétaire. De plus, les déséquilibres de pouvoir politique (le poids de l'Allemagne vs. la Grèce, par exemple) influencent les décisions, mais cela relève de la gouvernance institutionnelle et politique interne à la zone, plus que d'une absence de "souveraineté monétaire" de l'euro lui-même.

Conclusion : Clarifier pour libérer l’action publique

Plutôt que de s’enfermer dans un débat abstrait sur les “degrés” de souveraineté monétaire, qui tend à embrouiller les responsabilités et à légitimer l’inaction, il semble beaucoup plus fécond de revenir à une approche opérationnelle : un État dispose-t-il de sa propre monnaie, dans laquelle il taxe ? Oui ou non. Cette simplicité apparente, mise en lumière par la MMT, permet de mieux comprendre où se situent les véritables leviers de l’action publique.

Remplacer l’expression trop floue de « souveraineté monétaire » par celle, plus fonctionnelle, d’« autonomie financière », fondée sur la capacité de création monétaire, c’est choisir de nommer clairement les choses. Et nommer clairement, c’est créer les conditions d’un débat politique lucide.

Contrairement à une critique fréquemment formulée, cette approche n’est ni limitée aux États-Unis ni réservée aux pays du Nord. Tout État qui crée sa propre monnaie, l’exige en paiement des impôts, et n’a pas de dette en devises étrangères, dispose de cette autonomie financière. Cela inclut potentiellement de nombreux pays du Sud. Que cette autonomie soit ensuite neutralisée par d’autres dépendances - dette extérieure, arrimage à une devise étrangère, conditionnalité des institutions financières internationales - est une réalité, mais elle ne doit pas être confondue avec une absence de capacité monétaire propre.

Cette clarification permet d’identifier les contraintes auxquelles un État est soumis : sont-elles externes, structurelles, ou bien auto-imposées et donc politiquement réversibles ? Elle permet également de recentrer le débat sur les choix collectifs : les institutions et règles encadrant le pouvoir monétaire servent-elles les objectifs démocratiquement définis (plein emploi, transition écologique, services publics) ou bien des fictions comptables et des intérêts particuliers ?

Ainsi comprise, l’autonomie financière n’est pas une garantie de justice sociale ou d’efficacité économique, mais elle en est une condition préalable. Encore faut-il qu’elle ne soit pas neutralisée par des mythes, des règles inutiles ou des dépendances artificiellement entretenues. Car ce n’est qu’en libérant pleinement la capacité d’action des États que l’on peut véritablement mettre la politique économique au service du bien commun.


Notes

  1. Ce blog présente les articles fondamentaux relatifs à la MMT : https://mmt-france.org/
  2. Voir cet article : https://mmt-france.org/2020/05/31/finances-publiques-et-espace-politique-les-2-alternatives/
  3. Voir cet article : https://mmt-france.org/2020/09/21/mmt-et-leurozone/
  4. Le concept d’actif financier net (AFN), considéré dans le cadre du monopole de l’État sur sa devise, est au cœur de la MMT. Il distingue la MMT de l’ensemble des autres approches monétaires, aussi bien orthodoxes qu’hétérodoxes, qui raisonnent en termes bruts, et non en termes nets. Dans la logique de la MMT, les AFNs sont la base financière sur laquelle repose l’économie ; c’est la richesse financière qui reste à l’agent économique une fois que toutes ses dettes ont été réglées. Ils constituent la partie de la richesse financière qui ne provient pas de l’endettement (crédit bancaire), mais des paiements définitifs (en relation avec l’État à travers la dépense publique).

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