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Convaincu par la Théorie Monétaire Moderne (MMT) - Ancien cadre Ministère des finances - Finances publiques internationales

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Billet de blog 28 janvier 2025

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Il vaut mieux avoir tort collectivement que raison seul

Le dicton "Il vaut mieux avoir tort ensemble que raison seul" illustre parfaitement la peur de l'isolement intellectuel qui pousse les économistes à adhérer aux dogmes, et à rejeter une approche monétaire comme la Théorie Monétaire Moderne. Ce conformisme entrave le progrès et prive les États de la prise de conscience de leur plein potentiel, limitant considérablement l’espace de leurs politiques.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

1. Introduction

En économie, comme dans bien d'autres disciplines, il semble qu'il vaille mieux avoir tort collectivement que raison seul. Cette maxime illustre parfaitement la résistance viscérale qu’opposent tant d’économistes à la Théorie Monétaire Moderne (MMT)[1]. Pourtant, cette approche, en repensant les bases mêmes de notre système monétaire[2], offre des clés de lecture précieuses pour comprendre et résoudre les défis contemporains. Pourquoi, alors, une théorie qui correspond si bien à la réalité des États à monnaie souveraine[3] est-elle autant systématiquement rejetée par l’establishment académique et politique ?

Je me suis posé cette question à de nombreuses reprises, depuis que j’ai découvert la MMT, il y a maintenant six ans. Après avoir passé toute ma carrière dans les finances publiques, je pensais avoir une compréhension solide des finances publiques, jusqu’à ce que cette théorie vienne bouleverser mes certitudes. En particulier, la MMT m’a révélé une vérité que la plupart des économistes semblent ignorer ou nier : la distinction fondamentale entre un régime de taux de change fixe et un régime de taux de change flottant. En effet, cette approche monétaire est fondée sur le fait que, en régime de taux de change flottant, un pays qui maîtrise sa monnaie, n’a jamais fait défaut dans cette monnaie, sauf volontairement. Et ce fait n’a jamais été empiriquement démenti.

C’est en 1971 que le Président Nixon mit fin à l’étalon-or[4], transformant profondément le système monétaire international. Pourtant, cette transition majeure semble presque invisible dans les analyses économiques dominantes[5]. Rares sont ceux qui précisent dans quel cadre monétaire ils raisonnent, et nombreux sont ceux qui, par défaut, réfléchissent encore comme si nous étions en régime de change fixe. Comme il a été développé dans 2 précédents articles[6], ce biais, ancré dans l’enseignement et les pratiques économiques, restreint considérablement leur vision des possibilités offertes par les politiques publiques modernes.

Cette situation soulève une question fondamentale : pourquoi les économistes ignorent-ils si souvent les implications du système monétaire actuel ? Et plus largement, comment se forme le savoir économique, et pourquoi semble-t-il si hermétique aux idées nouvelles, comme celles portées par la MMT ? Cet article se propose d’explorer ces questions, en interrogeant les résistances académiques, les inerties intellectuelles et les dogmes qui continuent d’alimenter une vision obsolète de l’économie.

2. La peur de l’isolement intellectuel : pourquoi il est si difficile de sortir du rang

Dans le champ économique, les idées nouvelles, même lorsqu'elles sont fondées, se heurtent à des résistances sociales et institutionnelles. La MMT en est un parfait exemple : en remettant en cause les fondations des paradigmes traditionnels, elle expose les économistes à un risque d’isolement intellectuel qui inéluctablement freine leur adhésion à ses principes.

La pression académique : conformisme ou marginalisation

Le milieu académique est structuré autour d'incitations qui favorisent le conformisme : publications dans des revues prestigieuses, accès aux financements, promotions, ou reconnaissance par les pairs. Ces incitations reposent sur des cadres théoriques dominants, où les postulats orthodoxes (comme la nécessité de réduire la dette publique ou de financer les dépenses par l'impôt) sont rarement interrogés.

S’écarter de ces cadres, comme le fait la MMT, revient à risquer de perdre en légitimité professionnelle. Un économiste critique pourrait peiner à publier ses travaux, à attirer des financements, ou même à être pris au sérieux dans des cercles d’influence. Le conformisme devient ainsi un choix pragmatique : suivre les dogmes établis garantit un parcours sans heurts.

La dissonance cognitive : difficile de reconnaître ses erreurs

Pour beaucoup d’économistes, adhérer à la MMT impliquerait de reconnaître que des décennies de recherches ou d’enseignement reposaient sur des postulats erronés. Accepter que les déficits publics ne sont pas intrinsèquement dangereux, ou que les États souverains n’ont pas à « financer » leurs dépenses comme un ménage ou comme une entreprise, serait une remise en cause radicale de leur formation et de leurs convictions.

Ce phénomène, connu sous le nom de dissonance cognitive (l'inconfort psychologique de maintenir deux idées contradictoires), rend psychologiquement coûteux le changement de paradigme. Pourquoi reconnaître aujourd’hui ce que l’on aurait pu comprendre hier, au risque d’exposer ses erreurs passées ? Beaucoup préfèrent donc rejeter la MMT, non pour ses faiblesses théoriques, mais parce qu’elle menace leur propre construction intellectuelle.

Le poids du consensus : un refuge rassurant

L’économie est également un domaine social, où la reconnaissance par les pairs joue un rôle clé. Défendre une idée minoritaire, comme celle que les déficits publics sont "naturels" dans un régime de change flottant, expose à une forme de marginalisation. Les économistes qui osent contester les dogmes dominants risquent d’être perçus comme des "hétérodoxes", voire comme des militants, perdant ainsi leur crédibilité auprès du grand public et des décideurs. Dans ce contexte, la dynamique de groupe devient une force puissante : il est plus confortable d’être collectivement dans l’erreur que d’avoir raison seul.

Un frein au progrès intellectuel

Ces mécanismes, pression académique, dissonance cognitive, et poids du consensus, contribuent à maintenir les paradigmes traditionnels, au détriment d’une pensée économique réellement innovante. Pourtant, c’est souvent en défiant les dogmes que de véritables avancées voient le jour. La MMT illustre cette tension entre la quête de vérité et la peur de l’isolement intellectuel.

Être seul face à une majorité ne signifie pas avoir tort. Mais dans un univers où le consensus prévaut, accepter d’être à contre-courant demande une audace rare. Peut-être est-ce là la véritable leçon de la MMT : oser remettre en cause ce qui semble acquis, au prix du confort intellectuel.

3. Les leçons de l’histoire : quand le progrès rencontre la résistance

L’histoire regorge d’exemples où des idées révolutionnaires ont affronté un rejet massif avant de s’imposer.

Au XVIIe siècle, Galilée affirma que la Terre tournait autour du Soleil, défiant ainsi le dogme de l’époque. Cette idée, bien qu’appuyée par des preuves scientifiques, remettait en cause un ordre cosmique soutenu par l’Église. Plus que des faits, c’est un bouleversement idéologique qui a été rejeté. De la même manière, la MMT ébranle les fondements d’un consensus économique basé notamment sur la peur du déficit et de la dette publics.

Dans les années 1930, John Maynard Keynes proposa une approche radicalement différente de la gestion des crises économiques : l’intervention de l’État pour soutenir la demande. À l’époque, cette idée a été perçue comme hérétique. Mais la Seconde Guerre mondiale et ses déficits massifs ont prouvé sa validité. Aujourd’hui encore, Keynes est une référence incontournable, montrant qu’une idée rejetée peut devenir dominante.

La MMT, comme Galilée ou Keynes en leur temps, défie des croyances puissantes : notamment la primauté des marchés financiers, le caractère problématique d’un déficit et d’une dette publics trop élevés. Ces dogmes ne sont pas simplement économiques. Ils sont profondément culturels. Et, comme toujours, il faudra du temps, sans doute une crise, pour que ces idées soient pleinement reconnues.

4. La résistance des paradigmes : un éclairage philosophique

Pour comprendre l’indifférence et l’opposition persistante à la MMT, les travaux de Thomas Kuhn, notamment La Structure des révolutions scientifiques, offrent un éclairage précieux. Kuhn montre que les paradigmes dominants, loin d’être purement rationnels, fonctionnent comme des cadres qui structurent la pensée, mais aussi les institutions, les carrières et les pouvoirs.

Les paradigmes offrent une grille d’analyse rassurante et partagée. Dans l’économie dominante, des concepts comme la responsabilité budgétaire, la crainte du déficit et de la dette publics et la foi dans les marchés sont des piliers intouchables. Remettre en question ces idées, comme le fait la MMT, n’implique pas seulement un désaccord intellectuel : cela remet en cause des décennies d’enseignement, de recherches et de croyances institutionnalisées.

Kuhn explique que les paradigmes ne tombent pas simplement à cause des preuves qui les contredisent. Ils changent lorsque de nouveaux cadres s’imposent, souvent après une crise majeure. La MMT propose que, dans un régime de taux de change flottant, les dépenses publiques ne sont limitées que par la disponibilité des ressources réelles, et non par des contraintes financières. Elle remet en cause les idées reçues sur la nature du déficit et de la dette publics. Ces idées sont trop novatrices pour être acceptées facilement, malgré la solidité de leurs arguments

5. Conclusion : Pour une audace intellectuelle au service de l’intérêt général

L’histoire des idées montre que les grandes avancées intellectuelles naissent souvent d’une remise en question courageuse des paradigmes établis. Pourtant, dans le domaine économique, beaucoup préfèrent s’accrocher à des cadres théoriques dépassés, ignorant qu’ils privent ainsi les États d’une compréhension essentielle de leur plein potentiel.

En rejetant la MMT, les économistes dominants passent à côté d’une opportunité historique : celle de montrer aux États comment exploiter pleinement l’espace de leurs politiques publiques.

La MMT ne propose pas seulement une nouvelle lecture des mécanismes économiques, elle offre une boîte à outils pour mettre fin aux débats stériles sur le niveau "acceptable" du déficit budgétaire, des débats qui mènent trop souvent à des politiques d’austérité injustifiées, et pour bâtir des politiques au service du plus grand nombre. Repenser la dette publique, comprendre le déficit comme un levier économique et ainsi redéfinir le rôle de l’État sont autant de pistes pour répondre aux défis d’aujourd’hui et de demain.

Il est donc urgent d’abandonner l’idée qu’« il vaut mieux avoir tort collectivement que raison seul ». Avoir raison, même seul, c’est donner aux États les moyens d’agir efficacement pour le bien commun. Cet enjeu dépasse les querelles intellectuelles : il s’agit de transformer des vies, de répondre aux crises et d’agir beaucoup mieux pour le bien-être de tous. Une approche efficace, notamment dans l’objectif du plein emploi, comme celle portée par la MMT, ne devrait pas être marginalisée. Elle devrait être explorée, débattue et, surtout, finalement mise en œuvre.


Notes

1.Le lecteur trouvera de nombreux articles concernant la MMT sur ce blog : https://mmt-france.org/

2. Le lecteur trouvera dans cet article une présentation de la MMT, notamment comment elle suggère d’obtenir aussi bien le plein emploi que la stabilité des prix : https://mmt-france.org/2021/06/08/mmt-principaux-elements/

3. La description que Warren Mosler fait du système monétaire dans on livre fondateur de la MMT a été avalisée par les cadres de la Fed. Le lecteur trouvera la traduction de ce livre à partir de ce 1er article : https://mmt-france.org/2021/10/17/soft-currency-economics-preface-il-y-a-vingt-ans-une-epiphanie-italienne/

4. Lire cet article : https://mmt-france.org/2021/11/01/soft-currency-economics-3-la-monnaie-fiat-le-mythe-du-multiplicateur-monetaire/

5. Lire notamment cet article : https://mmt-france.org/2020/03/07/etalon-or-et-taux-de-change-fixes-des-mythes-encore-dactualite/

6. Il s'agit de https://blogs.mediapart.fr/robert-cauneau/blog/230125/finances-publiques-et-espace-politique-les-2-alternatives et de https://blogs.mediapart.fr/robert-cauneau/blog/270125/implications-du-regime-de-taux-de-change-flottant-sur-l-espace-de-politique-publique

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