Dans un article publié en avril 2023 sur le site de plusieurs réseaux, dont Aplutsoc, le Réseau Bastille et mon blog sur Médiapart, j’avais souligné à l’encre rouge le sens de la constitution du mouvement Aufstehen ! (Levons-nous !) en Allemagne, à l’initiative de Sarha Wagenknecht, membre de la direction et fondatrice en 2007, avec son mari Oskar Lafontaine, des Linke. Ce parti était issu de la fusion entre directement les cadres de l’appareil d’Etat stalinien de la RDA (République Démocratique Allemande), à savoir le Parti socialiste unifié d'Allemagne et l’Alternative électorale travail et justice sociale, créée en 2005 par des syndicalistes et des militants de la gauche du SPD, opposés à la politique néo-libérale de Gerald Schröder. Sarha Wagenknecht est issue de l’ancien parti stalinien et n’a jamais eu bonne presse au sein d’un courant exprimant à l’origine une résistance au néo-libéralisme dans le mouvement ouvrier socialiste allemand.
C’était deux mois après l’offensive du régime autocratique de Poutine contre les droits nationaux du peuple ukrainien : Wagneknecht pousse alors très loin la dérive vers le national-populisme. Le 21 avril 2023 le Washington Post soulignait, en s’appuyant sur des faits précis, la volonté du régime de Poutine de faire pression sur le gouvernement allemand en alimentant le rapprochement qui s’opère entre le parti d’extrême droite Alternative für Deutschland (AfD) et les positions « national-populistes » impulsées par le couple Wagenknecht-Lafontaine. Prenant appui d’une part sur la diplomatie du régime de Poutine et d’autre part sur les atermoiements du gouvernement allemand concernant l’aide militaire à l’Ukraine et la livraison des chars Léopard, Wagenknecht est à l’initiative de l’organisation d’une manifestation de 13 000 personnes à la porte de Brandebourg dès le 25 février dernier, exigeant l’arrêt des livraisons d'armes à l'Ukraine. Jürgen Elsässer, rédacteur en chef d'un magazine d'extrême droite, et des dizaines de membres du parti d'extrême droite Alternative für Deutschland (AfD) se trouvaient dans la foule à Berlin et ont acclamé les appels de Mme Wagenknecht à couper les ponts avec le peuple ukrainien résistant par les armes. Le magazine Compact de M. Elsässer avait récemment déclaré en couverture que Wagenknecht serait "Le meilleur chancelier - un candidat pour la gauche et la droite". Nous avions attiré l’attention de nos lecteurs sur le fait que le national-populisme n’est pas une construction sur la gauche de la social-démocratie, résistant à la vague mondiale du néo-libéralisme, mais une stratégie électorale chassant sur les terres de l’extrême droite, donc in fine une passerelle vers elle.
Le 23 octobre 2023 Wagenknecht (1), avec une dizaine de députés, fonde le BSW (Bündnis Sahra Wagenknecht), sur une ligne national-populiste, réitérant sa condamnation de l’aide militaire à la résistance ukrainienne, exigeant le cessez-feu immédiat, et affirmant son repli nationaliste et anti-immigration contre l’actuelle Union Européenne. Elle y ajoute, ce qui est très important, la levée des sanctions contre la Russie. Dans une conception qui ne se fonde pas, comme celle de France Insoumise en France sur la lutte des classes, mais sur une place à tenir au sein du monde multi-polaire, BSW choisit l’adaptation à l’impérialisme russe. Cette scission avec l’aile gauche de la social-démocratie intervient au moment où la coalition du social-démocrate Olaf Scholz, regroupant le SPD, les Verts et le FDP (Freie Demokratische Partei), vieux parti libéral né en 1948 et aujourd’hui sur une ligne néo-libérale tout à fait de type macroniste, essuie une défaite face à l’extrême droite en Hesse et en Bavière.
L’Allemagne est entrée dans une période de ralentissement économique. BSW prend appui à l’ouest, non pas sur les couches pauvres, mais sur l’inquiétude des secteurs ouvriers qualifiés. La menace de la désindustrialisation et la crainte des flux migratoires, dans un pays où les équilibres politiques étaient fondés sur un accord historique entre le SPD et la CDU, fait que des secteurs du prolétariat qualifié se détournent des alliances au centre, s’abstiennent ou regardent du côté des populismes. Par ailleurs dans les régions de l’ex-RDA, elle prend appui comme l’AFD, sur une population qui s’estime être un parent pauvre dans la réunification par rapport à l’Ouest de l’Allemagne. Tout cela fait un cocktail détonant ouvrant une brèche pour la constitution d’un mouvement populiste de masse qui, selon un sondage Insa publié le 29 octobre par le tabloïd Bild, pourrait regrouper 27 % du corps électoral. La coalition d’Olaf Scholz recueille 71 % d’avis défavorables aujourd’hui.
BSW c’est une sortie par la porte de droite. Il est vraisemblable que le parti Linke ne survivra pas à cette opération et que les éléments socialistes le quitteront. Cette situation nouvelle dans la représentation du mouvement ouvrier allemand est à placer en parallèle avec la situation française. Nous avons souvent expliqué que la liquidation du Front de Gauche et de son épine dorsale le Parti de Gauche de Mélenchon au profit du mouvement populiste La France Insoumise, ne s’inscrit pas dans une recomposition politique favorable aux forces sociales du travail et de la jeunesse. Madame Wagenknecht suit les recommandations de son homologue français, qui regarde toujours avec attention l’évolution de la situation dans la gauche allemande. Elle réussit son affaire avec quelques années de retard, dues au fait qu’elle a rencontré une vraie résistance au sein des Linke. Il était plus facile pour le leader français, candidat dans les institutions bonapartistes de la Vème République, d’étouffer le Parti de Gauche à peine proclamé.
Notes :
(1)l’URL de son blog : https://www.sahra-wagenknecht.de/