Le journaliste de Mediapart Fabien Escalona titre dans l’édition du 4 octobre : « Il est urgent d’en finir avec la Ve République » (1). L’article présente les extraits en vidéo d’une réunion tenue dans les locaux de la maison de l’Amérique latine à Paris le même jour que l’on peut consulter sur Youtube à l’adresse suivante, sous le titre « passer à la VIème République » :
https://youtu.be/IvVMMij6CZg?t=231 .
A qui Médiapart offre une tribune sur le thème avancé ? les cinq intervenants sont tous des universitaires ayant qualité de constitutionnalistes. D’emblée la discussion s’ordonne autour d’un thème central : faut-il changer « la » ou « de » constitution ? Discussion à mon sens affadie dans la situation actuelle de crise du régime issu de 1958, puisqu’on ne part pas des rapports de forces entre les classes sociales et de la nécessité de faire parler les acteurs sociaux qui combattent réellement le régime de Macron. Tout d’abord la question politique de la constituante s’est toujours posée dans des situations de fractures révolutionnaires, ceux d’en haut ne peuvent plus gouverner comme auparavant, ceux d’en bas veulent définir les contours du pouvoir constituant. Sommes-nous dans une telle situation ?
La discussion laisse ouverte la porte à une possibilité d’utiliser le cadre constitutionnel actuel. Sans doute veut-on parler du conseil d’Etat, qui, gardé par une armée de policiers, a fait un bras d’honneur au mouvement des retraites ? Pour aller vers une nouvelle constitution, il convient de poser la question du bonapartisme comme forme de domination bourgeoise contre les « classes dangereuses ».
Sa première forme dans l’histoire c’est la fin du Directoire : le sabre du 18 et 19 Brumaire (9 et 10 novembre 1799), met un terme au processus révolutionnaire, dissout la représentation parlementaire par la force des baïonnettes. Puis en 1952 le coup d’Etat du prince Louis Napoléon Bonaparte est confronté à l’arrivée sur la scène de l’histoire des « ouvriers modernes », selon le mot du Manifeste Communiste, dont l’avant-garde pose dès 1848 la question de leur représentation politique, se libérant de la tutelle des courants républicains. Il faut une autorité qui, en apparence, arbitre les conflits entre les classes sociales, en fait qui assujettit la classe travailleuse aux intérêts de l’expansion capitaliste et coloniale…
A peine Charles De Gaulle, général maurrassien, a-t-il mis le pied sur le territoire libéré à Bayeux le 14 juin 1944, puis dans l'immédiat après-guerre en juin 1946, alors même qu’il est confronté à la montée de la revendication d’une Constituante dont il ne veut pas, il pose d’emblée la question de la continuité de l’Etat et la condamnation du régime des partis. La situation de nature prérévolutionnaire de l’après-guerre, après l’effondrement des fascismes, le contraint à quitter le pouvoir. Le conserver, écrit-il dans les Mémoires de Guerre, l’aurait contraint à engager une guerre civile dont il n’a pas les moyens. La continuité de l’Etat bourgeois, ce sont les grands corps, dont principalement le pouvoir des préfets. Faisons remarquer au passage qu’il avait confié la direction de la résistance intérieure à Jean Moulin, préfet de gauche certes, mais préfet, et non aux chefs des mouvements de résistance.
Max Weber observe la dérive des régimes politiques modernes vers la « démocratie plébiscitaire », et ajoute que le vote des citoyens peut transformer un piètre personnage élu en « personnage hors du commun ». De Gaulle savait, compte tenu de son rôle dans la seconde guerre mondiale puis dans la fin de la guerre d’Algérie, que ses successeurs n’auraient pas le même soutien populaire. Il cite le général :
« J’ai rétabli la monarchie en ma faveur mais après, il n’y aura personne qui s’imposera au pas.… Aussi convient-il d’instaurer un régime présidentiel… il faut que le président soit élu au suffrage universel : ainsi élu, il aura, quelles que soient ses qualités, quand même un semblant d’autorité et de pouvoir durant son mandat » (2)
La question de la nature du gaullisme n’a pas été traitée sur le fond, puisque limitée au débat constitutionnaliste.
Aujourd’hui Macron rend hommage à la robustesse des institutions de la Vème République, dépassant la durée de vie de la IIIème république parlementaire, et pour en proroger le cours veut « stimuler la démocratie directe par l’élargissement du recours au référendum », procédure bonapartiste s’il en est une. Côté France Insoumise, l’évolution d’un Mélenchon de la période Front de Gauche vers « l’état gazeux », le fait passer d’une Constituante, intégrant même le droit de révoquer les élus qui se détournent de leur mandat à une assemblée tirée au sort, cache-sexe d’une adaptation à la constitution bonapartiste.
Deux fois il a été fait allusion dans les interventions de la tribune à la question de la constituante chilienne, allusion, mais rien quant au bilan qu’on peut en tirer ici et maintenant.
La question du combat pour une Constituante au Chili commence dès 1999, il s’agit alors de traduire les revendications sectorielles dans une plateforme politique et sociale. Puis en 2009 les étudiants ont pris la direction du mouvement, mais dans les limites d’une démocratisation dans le cadre d’un Etat dont la constitution est héritée de la dictature de Pinochet. Là est le cœur du problème. Puis les forces du travail et de la jeunesse sont la force motrice de la grève générale de novembre 2019. Pierre Dardot écrit à juste titre : (3) :
«…l’exigence d’une constituante est portée par de nouveaux acteurs et prend un contenu social qu’elle n’avait pas eu avant : celui d’une confrontation ouverte avec l’Etat néo-libéral, bien au-delà d’une simple demande de démocratisation des institutions existantes. »
Le gouvernement de Sebastian Pinera dès novembre 2019 va opposer à la revendication populaire de l’Assemblée constituante, souveraine parce que construite sur la mobilisation concrètes des masses populaires en action, et pointe acérée contre la constitution de Pinochet, un congrès constituant, formé par les appareils et les élus des partis politiques. Les appareils traditionnels de la gauche entreront dans le cadre de cette politique. Le nœud coulant destiné à étouffer la question de la souveraineté va alors fonctionner et laissera en place la constitution de l’Etat issu de la dictature de Pinochet : son contenu politique et économique était un modèle appuyé sur des contre-réformes néo-libérales. Le frère de Sebastian Pinera, José fut ministre des Mines du gouvernement Pinochet de 1980- à 1981. En 1980, il avait mis au point un système de réforme des retraites par capitalisation, avec le soutien de l’église catholique chilienne, qui est le rêve des gouvernements néo-libéraux occidentaux. Certes des acteurs nouveaux, (sur les questions du féminisme, de l’enseignement ou du dérèglement climatique, par exemple) sont apparus dans ce mouvement pour la démocratie et dans l’exigence d’une Constituante souveraine, mais la classe travailleuse et la jeunesse ont été provisoirement vaincues, parce que ceux qui les représentaient à gauche sont entrés dans le jeu d’un congrès constituant.
Le bilan des leçons du Chili est d’actualité pour la situation française, il met en lumière un scénario qui permet de torpiller un processus de nature prérévolutionnaire…
Contrairement à cet aéropage de professeurs « émérites » qui veulent mettre « la société en mouvement », on peut leur faire aimablement remarquer que la société française a connu dans les dernières années trois mouvements sociaux d’ampleur considérable contre les régimes de la Vème République : Nuits debout, les gilets jaunes et récemment la mobilisation contre la réforme des retraites. La société est en mouvement. Ceux qui prétendent la représenter dans les institutions ne font que prolonger l’évidente capacité de nuire du carcan présidentiel : la survie de la Vème République et la reconnaissance de sa légitimité par toutes les composantes de la NUPES ne fait que hâter la montée au pouvoir de l’extrême droite.
Le débat constitutionnaliste ne donne aucune ouverture. Mieux, il légitime !
Notes :
(1) https://www.mediapart.fr/journal/politique/041023/il-est-urgent-d-en-finir-avec-la-ve-republique
(2) Cité dans Abramovici Pierre « De Gaulle contre l’armée 1958-1961 » Fayard page 351)
(3)On ne peut que conseiller ce livre « la Mémoire du futur » qui fait une étude très précise de l’histoire du mouvement pour une Constituante et de ses limites (Luc éditeur, décembre 2022).