Au début de la guerre déclenchée par le régime poutinien contre le peuple ukrainien, nous avons été un certain nombre de militants à défendre le soutien à la résistance « armée et non-armée » contre l’envahisseur. Ce nouveau conflit qui met la guerre aux portes de l’Europe et menace d’un nouveau conflit mondial génère, comme en 1914 et en 1940, de profondes lignes de fracture au sein du mouvement ouvrier, syndical et politique dans notre pays et à l’international. Et en particulier dans les organisations se réclamant du trotskysme.
Pour le courant lambertiste maintenu, le POI, sa dégénérescence s’accélère avec son ralliement au parti « gazeux » de Mélenchon, qui développe des positions propoutiennes depuis plusieurs années. Aujourd’hui la propagande exclusive de la FI contre l’offensive de l’armée israélienne sur Gaza sert de prétexte à ne pas parler de l’Ukraine, comme si les deux foyers de guerre risquant d’entrainer un conflit mondial n’étaient pas profondément liés par la crise actuelle du capitalisme.
La scission intervenue au sein du POI lambertiste en 2015, qui devait donner naissance au POID (Parti Ouvrier Indépendant et Démocratique), récemment proclamé en Parti des Travailleurs, pouvait donner l’espoir d’une évolution plus conforme aux positions qui étaient celles du trotskysme. Par exemple, les positions du POID dans les événements de Catalogne contre un Etat qui reste dans l’héritage des institutions du franquisme, fut pour nous un signe positif. La suite ne fut guère encourageante, suite aux positions prises par ce parti contre le mouvement des gilets jaunes, caractérisé comme manipulé par l’extrême droite, préfasciste et antisémite.
En gros la propagande actuelle du nouveau PT sur la guerre dit : « pas un sou, pas une arme pour l’Ukraine ! » Au nom de la formule de Karl Liebknecht « l’ennemi est dans notre propre pays ! », centrons notre activité politique contre notre propre impérialisme. On rétorquera de suite : donc pas une arme pour le peuple ukrainien ? On les laisse se débrouiller avec l’armée des massacreurs de Poutine ?
A l’appui de cette orientation, le journal la Tribune de Travailleurs du 25 mars 2024 publie un document de l’histoire du trotskysme sous le titre : « le Parti ouvrier et la guerre. Nous ne soutenons aucune guerre impérialiste ». Il s’agit de la défense du principal dirigeant du SWP (Socialist Worker Party), James P. Cannon présentée devant la justice américaine, alors qu’il est accusé en 1941 de propagande en faveur de l’insubordination dans les forces armées et de « conspiration pour renverser le gouvernement ». Nous sommes à la veille de l’intervention militaire américaine. Rappelons que l’année 1941 est celle d’une offensive tout azimuth des nazis et de leurs alliés : une attaque surprise menée par les forces aéronavales japonaises le 7 décembre 1941 contre la base navale de Pearl Harbor ; printemps 1941 ce sont les terribles bombardements sur Londres faisant des milliers de victimes civiles; enfin en juin la rupture du pacte germano-soviétique et le déclenchement de l’opération Barbarossa contre l’URSS. Suite donc à cette tribune du 25 mars, les éditions du Travail, viennent de publier un ouvrage republiant les minutes du procès contre Cannon et son parti.
Il est intéressant d’en lire le détail, et contrairement à ce qu’écrit Daniel Gluckstein dans la préface, ce n’est pas « l’exposé le plus pédagogique et le plus simplifié qui soit des principes de base du marxisme ». L’intention pour le préfacier est plutôt de justifier la politique de son parti dans la guerre actuelle contre l’Ukraine.
Cannon définit sa politique générale :
« D’une manière générale, nous menons une agitation politique publique contre l’entrée en guerre des Etats-Unis dans la guerre, et contre toute mesure, qu’elle soit prise par l’exécutif ou le congrès, qui, de notre point de vue, mène à une participation active à la guerre. » (page 36)
Position qui s’inspire du défaitisme dit révolutionnaire, à savoir que dans un conflit entre deux impérialismes, on ne prend position ni pour l’un, ni pour l’autre. Ni Churchill, ni Hitler ! C’était d’ailleurs la position des staliniens au début de la guerre, avant la rupture du pacte germano-soviétique.
Arrive le paragraphe suivant :
« Nous considérons Hitler et l’hitlérisme comme le plus grand ennemi de l’humanité. Nous voulons le balayer de la surface du globe. La raison pour laquelle nous ne soutenons pas une déclaration de guerre par les armes américaines, c’est que nous ne croyons pas que les capitalistes américains peuvent infliger une défaite à Hitler et au fascisme. Nous pensons que l’hitlérisme ne peut être détruit que par la voie d’une guerre conduite sous la direction des travailleurs. » (page 39)
C’est la position de fond de Cannon : si l’on pousse le raisonnement jusqu’au bout, on dira que tant que les travailleurs ne seront pas au poste de commande, l’hitlérisme ne sera pas détruit. Sans doute pense t’il que la dictature nazie va s’effondrer devant le drapeau sans tâche de la IVème Internationale… Les divisions blindées de Leclerc par exemple y ont été pour quelque chose, avec une avant-garde, la Nueve, composée de militants anarchistes espagnols et de poumistes… Je ne prends que cet exemple.
Dans la poursuite du réquisitoire c’est la position qui était celle de Trotsky qui va être attaquée par l’administration américaine.
Cannon doit y répondre en faisant référence aux confrontations avec Trotsky :
« Nous proposons que les travailleurs suivent un entrainement militaire dans les camps spéciaux sous la direction des syndicats ; que le gouvernement affecte une partie de ses fonds militaires à l’équipement de ces camps avec les armes, les matériels et les instructions nécessaires, mais les camps doivent être sous les auspices des syndicats. Il doit aussi y avoir des camps spéciaux sous les auspices des syndicats, pour entrainer des travailleurs à devenir officiers. Des fonds gouvernementaux doivent être affectés à cet effet, afin que les conditions soient créées pour se débarrasser d’un des plus grands défauts et sources d’insatisfaction de l’appareil militaire actuel, à savoir le gouffre qui sépare le soldat ouvrier et paysan, et l’officier issu d’une autre classe. Nous pensons que les travailleurs ont droit d’avoir des officiers issus de leurs rangs, qu’ils ont appris à respecter au cours de leur travail et de leur combat commun avec eux, comme les chefs de piquets, les dirigeants des syndicats, des hommes qui se sont distingués dans les affaires des organisations ouvrières, et qui viennent du rang. » (Page 43)
Ce que redoute l’administration américaine à la veille d’entrer en guerre, c’est non pas le couteau sans lame qu’est le ni Churchill, ni Hitler, ou les objecteurs de conscience, mais l’exigence de développer dans les forces armées, pour abattre la dictature nazie, des unités controlées par le mouvement ouvrier, à l’image de ce qui s’était fait dans la lutte contre le franquisme. Trotsky avait commencé à tracer dans les dernières semaines de sa vie cette stratégie, ce qu’il avait appelé la PMP (Politique Militaire Prolétarienne). Dans une période où le monde était en train de se militariser, le prolétariat va par la force des choses entrer dans la militarisation des sociétés, et devra utiliser celle-ci à ses propres fins et avec ses propres méthodes. Il écrit dans un de ses derniers textes daté du 30 juin 1940 :
« Dans les pays vaincus, la position des masses va être immédiatement aggravée. A l'oppression sociale s'ajoute l'oppression nationale, dont le fardeau principal est supporté par les ouvriers. De toutes les formes de dictature, la dictature totalitaire d'un conquérant étranger est la plus intolérable »(1)
Dès 1937 des voix dans l’internationale, celle du belge Vereeken et de son groupe, celle de l’espagnol Grandizo Munis s’élèvent contre Trotsky, considérant qu’il renonce au défaitisme révolutionnaire.
Prendre des positions dans l’appareil militaire c’est s’orienter pour une situation de prise du pouvoir lorsque la machine de guerre nazie s’effondrera. Les staliniens par exemple ont bien compris la situation : après Stalingrad le refus d’aller au STO voit des milliers de jeunes gens passer à la résistance. Le PCF chez nous va structurer cette aspiration en la dévoyant et remettre le pouvoir à De Gaulle.
En fait la position de Cannon dans cette défense contre les partisans de Roosevelt et le parti démocrate qui tiennent le gouvernement, n’est pas une « leçon de marxisme » pour les temps présents de retour de la guerre comme le prétend le responsable du PT (ex POID). Elle est minée par une contradiction. On ne peut pas à la fois dire être contre l’intervention américaine ce que défend Cannon - se faisant il s’adapte à la ligne des socialistes à la Norman Thomas, les chefs syndicaux rooseveltiens du Parti Démocrate – et en même temps justifier la position de Trotsky défendant la PMP (Politique Militaire du Prolétariat). Au demeurant la page de la Tribune des Travailleurs ne cite que les extraits qui colle à la politique du PT aujourd’hui « pas un sous pour la guerre ! », alors que dans la deuxième partie du procès, un faisceau de questions du procureur va porter sur la politique de Trotsky, la PMP, dont le SWP assume pour l’instant la continuité.
Conseillons de relire, si on veut sérieusement rouvrir le débat sur la position de la IVème Internationale durant la seconde guerre mondiale, évidemment pas seulement pour un débat d’historien, mais en raison même de la menace d’un nouveau conflit mondial, la discussion entre Trotsky et les dirigeants du SWP venus rendre visite à l’exilé au Mexique les 12 /15 juin 1940.(2) Alors que les bandes nazies envahissent le territoire français, Trotsky se confronte durement à ses camarades américains. Précédemment, et non sans mal, il avait obtenu du SWP que les militants du parti fassent leur service militaire. L’ambiance de la réunion est tendue : face aux positions développées, l’auditoire est interloqué. Ils entérinent plus en raison de leur admiration pour Trotsky que par conviction. Citons cet extrait :
Konikov. - Qu'en est-il de notre mot d'ordre « pas un centime pour la guerre »?
Trotsky. - Supposez que nous ayons un sénateur. Il proposerait un décret en faveur de camps d'entraînement pour les ouvriers. Il pourrait demander pour cela 500 millions. En même temps, il voterait contre le budget militaire parce qu'il est contrôlé par les classes ennemies. Nous ne pouvons exproprier maintenant la bourgeoisie, aussi nous la laissons exploiter les ouvriers. Mais nous essayons de les protéger par des syndicats. Les tribunaux sont bourgeois, mais nous ne les boycottons pas comme le font les anarchistes. Nous essayons de les utiliser et nous y combattons. Comme pour les parlements. Nous sommes des ennemis de la bourgeoisie et de ses institutions, mais nous les utilisons. Les pacifistes acceptent tout ce qui est bourgeois, sauf le militarisme. Ils acceptent les écoles, les parlements, les tribunaux, sans problème. Tout est bon en temps de paix. Mais le militarisme qui est aussi bourgeois que le reste ? Non, ils reculent, ils disent qu'ils n'en veulent pas. Les marxistes essaient d'utiliser la guerre comme toute autre institution bourgeoise. II est clair maintenant que, dans la prochaine période, notre opposition au militarisme va constituer la base de notre propagande ; notre agitation se fera en faveur de l'entraînement militaire des masses.
Notre programme de transition militaire est un programme d'agitation. Notre programme révolutionnaire socialiste est de la propagande. Nous devons être tout à fait catégoriques dans la période qui vient. Nous devons stigmatiser Thomas [Norman Thomas, principal dirigeant socialiste et de son groupe « gardez l’Amérique hors de la guerre »] comme le plus perfide ennemi. Nous devons dire que la guerre est inévitable. Bureaucrates ! Cette guerre signifie la mort de vos syndicats. Il nous faut faire les prédictions les plus terribles sous les couleurs les plus sombres. Nous devons nous prononcer catégoriquement pour la dictature du prolétariat. Nous devons rompre complètement avec les pacifistes. II n'y a pas très longtemps, tout le monde était contre la guerre. Toute confusion avec les pacifistes est cent fois plus dangereuse qu'une confusion temporaire avec les militaristes bourgeois. Nous préparons l'arène nouvelle où nous abattrons les militaristes. Les pacifistes aident à duper les ouvriers et les faire aider les militaristes. Nous devons le prédire, [Norman] Thomas va soutenir la guerre - la guerre est inévitable. Nous devons apprendre à manipuler les armes. Quant à ceux qui cherchent à lui échapper - y compris de notre propre parti - nous devons en parler avec le plus grand mépris. Ce sont des déserteurs. Exactement comme les objecteurs de conscience qui acceptent tout en temps de paix, mais ne veulent pas accepter la guerre. Ils sont des déserteurs de leur classe et de la révolution.
Dans l’article de la Tribune des Travailleurs, si les propos de Cannon contre l’intervention américaine sont retranscrits, il n’en est pas de même pour évoquer ne serait-ce que par simple honnêteté la PMP (Politique Militaire Prolétarienne) qui est pourtant développée par l’accusé dans ses réponses au tribunal et qui était la ligne officielle du SWP.
Oubli ou Impasse ?
1)Combattre le pacifisme au SWP, Léon Trotsky, 13 août 1940, volume 24 des Œuvres, page 302.
2 Des extraits de la discussion avec les visiteurs américains du SWP, Mexico les 12/15 juin 1940, tome 24 des Œuvres, page 129.