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Billet de blog 4 mars 2025

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Die große Kommission, le dernier râle de l’Europe supranationale.

Pour Trump, l’Europe voulait faire chier les USA. C’est le contraire. C’est l’Europe germanique, en tant que vassale US qui a fait chavirer le fragile projet européen. Il faut revenir à l’embranchement où l’on a pris la mauvaise route. Récit d’un naufrage, en hommage a la regrettée Coralie Delaume (1976-2020)

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Ce texte est un extrait du dernier chapitre du dernier ouvrage de Coralie Delaume « la fin de l’Union européenne » Michalon 2016. Aux termes du droit d’auteur, un court extrait est autorisé.


Répudier l'Europe supranationale

On a beau nous seriner que « l’Europe, c’est la Paix », il n’en reste pas moins que la course à la compétitivité, c’est la guerre. La guerre économique à tout le moins. Son modèle, le modèle allemand n’est absolument pas généralisable à l’échelle d’un continent. Pour qu’un pays exporte, il faut que d’autres importent. À l’échelle du monde comme à celle de l’Europe, il est illusoire de vouloir que la somme des exportations soit supérieure à la somme des importations. L’addition des soldes commerciaux de tous les pays est donc nécessairement égale à zéro. Dès lors, si certains souhaitent dégager des excédents, il faut que d’autres assument des déficits. Si l’on conçoit que l’Allemagne, pour des raisons démographiques, souhaite dégager une importante épargne nationale, il faut que des pays à la démographie plus dynamique – la France notamment – importent et s’endettent. Dans une Europe raisonnable, Paris et Berlin auraient pu s’entendre sur cette complémentarité fondamentale.

Hélas, ce n’est pas la logique coopérative que l’Union européenne promeut mais celle du mimétisme. Tous les pays sont uniformément invités à rétablir l’équilibre de leur balance des paiements comme celui de leurs finances publiques. Qu’importe la diversité historique, géographique et démographique, qu’importe que les besoins des uns soient parfois à l’exact opposé des préférences des autres, tous doivent appliquer, de gré ou de force, la même recette. C’est absurde et mathématiquement impossible. C’est pousser chaque pays, pour engendrer des excédents, à le faire au détriment des autres. Les stratégies non coopératives des uns, les politiques d’austérité drastiques qu’acceptent de se voir infliger les autres, le dumping social de l’Europe de l’Est, le dumping fiscal du Luxembourg ou de l’Irlande, ne sont que les expressions d’une course sans fin à la compétitivité, dans laquelle chacun cherche à s’octroyer la part la plus grosse possible d’un gâteau limité en taille.

Faut-il le rappeler ? Ce sont bien les conséquences salariales des réformes allemandes qui ont ouvert la voie à cette idéologie mortifère. En organisant la compression salariale interne à la suite du choc de la réunification, l’Allemagne a durablement déséquilibré les relations commerciales du continent. Comme le rappelle un rapport du Bureau international du travail (BIT), les décisions allemandes sont donc très largement responsables de la crise européenne qui s’en est suivie188.

L’Europe est redevenue, une fois de plus, un champ de bataille. Certes, les victimes ne sont plus de jeunes soldats s’élançant hors des tranchés, baïonnette au canon. Ce sont des industriels qui, faute de commandes, doivent mettre la clé sous la porte ; ce sont des salariés qui, victimes des « réformes de structure », voient s’abîmer sans fin leurs conditions de travail ; ce sont les usagers des services publics dont la qualité se dégrade au nom de la fétichisation du principe d’équilibre. Et ce sont les chômeurs, bien sûr, qui se comptent par millions.

Défaire le Marché unique

À force de maltraiter leurs peuples, certains pays de la périphérie en grande détresse ont fini par parvenir à l’équilibre. Même la Grèce a réussi à résorber le déficit de sa balance des paiements et à dégager un excédent budgétaire primaire (ce qui pourrait l’encourager à se déclarer en faillite et à fuir l’eurozone à toutes jambes puisqu’elle est désormais en mesure de s’autofinancer). Du côté des pays de l’Europe du cœur, il n’est pas question d’en rabattre sur les excédents commerciaux. L’Union européenne et sa zone euro en particulier, se trouvent donc à la tête d’un gigantesque excédent courant (324 milliards d’euros en 2015). « L’Europe allemande », qui réprouve les déficits des uns et refuse de tempérer le goût des autres pour la thésaurisation, a ainsi accumulé une épargne considérable dont elle ne sait que faire et qu’elle place sur les marchés financiers internationaux, ce qui en fait une proie de premier choix pour les spéculateurs, et une candidate toute trouvée à l’explosion en vol sitôt venue la prochaine bourrasque financière mondiale.

In fine, l’UE a reproduit à l’échelle planétaire ce qu’elle avait réalisé à l’échelle régionale avec le Marché unique. Dans le jeu à somme nulle de l’économie-monde, et à force d’économiser, elle a généré des déficits chez les autres pays et consciencieusement participé à la désorganisation économique de la planète. Les Américains l’ont bien compris d’ailleurs, qui dénoncent depuis des années les excédents européens excessifs, et qui, en avril dernier, ont décidé de placer l’Allemagne sur une liste de pays à surveiller car suspectés de « déloyauté commerciale »189. Car ce n’est plus l’Europe du Sud, désormais tenue à une stricte rigueur, qui recycle aujourd’hui les excédents germaniques. Ce sont principalement les États-Unis. À cet égard, on souhaite par avance bien du courage aux Européens qui finiront peut-être – on n’est plus à une clownerie près – par se draper dans leurs oripeaux de créanciers intransigeants, et par tenter de dépêcher la Troïka outre-Atlantique pour prescrire des « programmes de désendettement ».

À moins que la raison ne reprenne le dessus et qu’on en termine avec l’idéologie délétère du Marché unique, de la concurrence parfaite, de la dérégulation tous azimuts, de la vénération pour la compétitivité et des gains de parts de marché.

Répudier l’Europe supranationale

Bien sûr, quitter l’application obtuse d’une méthode uniforme pour tenter de mener des politiques économiques pragmatiques, différenciées, prenant en compte la réalité des besoins de pays dissemblables, impose de congédier l’Europe de l’unique et de mettre à bas le supranationalisme qui ne sait que tout araser, tout uniformiser par l’économie et par le droit. Il ne suffira pas de « réorienter l’Europe », d’autant qu’elle a été bâtie, précisément, pour interdire qu’on se ravise. La suspension des souverainetés nationales, donc de la démocratie, avait vocation à interdire tout bilan d’étape, tout débat, tout choix contraire. Force est d’admettre qu’en la matière, l’objectif est atteint.

Ce qu’il faudra, en conséquence, c’est tout repenser. Presque depuis le début. Non parce que « c’était mieux avant » et par nostalgie du vieux monde, comme s’inquiètent d’ores et déjà ceux qui croient – pour s’en alarmer – que l’Histoire peut rétropédaler et que ce qui a été fait peut être effacé. Quand on a longtemps avancé dans une voie sans issue, les kilomètres parcourus restent inscrits au compteur. Et celui-là ne se trafique pas. Mais ce n’est pas une raison pour rester piégé au fond de l’impasse à contempler le cul-de-sac en attendant que tout saute. Au contraire, il peut s’avérer utile de revenir à l’embranchement où l’on a pris la mauvaise route, ne serait-ce que pour se rappeler qu’il en existait d’autres.

Parce qu’il en existait d’autres. Des débats décisifs ont eu lieu avant que ne soit tranchée la question du visage que présenterait l’Europe. C’est l’Europe technique, celle de l’intégration par le droit et de la gouvernance économique qui a gagné. La voie d’une Europe politique, elle, a été ­abandonnée.

Il y eut pourtant des tentatives sincères, comme les deux plans Fouchet, de 1961 et 1962. Ces derniers prévoyaient de faire primer les questions relatives aux Affaires étrangères, à la Défense, et de coopérer étroitement dans les domaines culturels et scientifiques. C’était là le projet gaulliste « ­d’Europe des nations », mais également « d’Europe européenne » capable – on était alors en pleine guerre froide – de s’affirmer stratégiquement sans être inféodée à l’un quelconque des blocs. « Notre politique […] c’est de réaliser l’union de ­l’Europe. Mais quelle Europe ? Il faut qu’elle soit européenne. Si elle est confiée à quelques organismes technocratiques plus ou moins intégrés, elle sera une histoire pour professionnels et sans avenir. L’Europe doit être indépendante […] il s’agit de faire l’Europe sans rompre avec les Américains, mais indépendamment d’eux », expliquait ainsi le Général à Alain Peyrefitte. Il s’agissait donc également de brider les institutions technocratiques mises sur pied par les partisans de la « méthode Monnet » et de la fédéralisation furtive. Ces institutions n’étaient pas encore, loin s’en faut, aussi envahissantes et autonomes qu’aujourd’hui, mais la manière dont elles ont évolué valide a posteriori les inquiétudes gaulliennes. Pour le fondateur de la Ve République en tout cas, il convenait d’emblée de s’assurer qu’elles demeureraient à leur place, celle d’instruments de conseil technique voués à aider, jamais à décider. « Les organismes supranationaux qui ont été constitués entre les Six et tendent inévitablement et abusivement à devenir des super-États irresponsables, seront réformés, subordonnés aux gouvernements et employés aux tâches normales de conseil et aux tâches techniques »190, espérait de Gaulle. On en est loin, à l’heure où la CJUE décide, où la Banque centrale européenne menace, où la Commission surveille et sanctionne.

Les plans Fouchet ont échoué mais il a pu arriver que de discrets ersatz fassent brièvement surface. Un épisode croquignolet est ainsi relaté par Jacques Delors dans ses Mémoires. Arrivé au Conseil européen de Milan (juin 1985) où il croyait faire adopter sans anicroches le Livre blanc rédigé par le Britannique thatchérien Lord Cockfield et préfigurant l’Acte unique, Delors eut la surprise de se voir proposer un projet alternatif. Ce texte franco-allemand, arrivé dans les bagages de Kohl et de Mitterrand « était centré sur la politique étrangère et la politique de sécurité », transpire encore, des années après, l’ancien patron de la Commission. Pis, le projet « comme dans le plan Fouchet, mettait l’accent sur la méthode intergouvernementale […] il constituait une grave entorse à la méthode communautaire »191. L’heure était grave. C’est vrai, quoi : si les gouvernants élus se mettent à vouloir discuter et s’entendre dans le dos de fonctionnaires supranationaux sans légitimité particulière, où va-t-on ? Il était urgent, dans de telles conditions, d’enterrer l’affaire et de passer rapidement à quelque chose de plus raisonnable. Par exemple, la libéralisation complète des mouvements de capitaux. Ainsi fut fait.

L’Union européenne, contre l’Europe des projets

Il n’en reste pas moins qu’une ébauche d’Europe alternative, sans cesse mise en échec par les zélotes de l’intégrationnisme autoritaire, s’est développée un temps, parallèlement à l’Europe communautaire. Cette Europe-là, plus pragmatique, et plus concrète, est à l’origine des projets parmi les plus emblématiques. On peut évoquer la création du consortium Airbus à la fin des années 60, issu d’une collaboration entre la France et l’Allemagne à laquelle se sont successivement joints les Pays-Bas, puis des entreprises espagnoles et britanniques. Le fait que l’Espagne, pays non membre de la CEE, ait pu participer à l’aventure au début des années 1970, montre que le périmètre d’Airbus ne recoupait pas celui de l’Europe instituée. Airbus est le produit typique d’une ­coopération intergouvernementale exemptée de l’application de la « méthode communautaire » chère à Jacques Delors. La réussite du projet n’a par ailleurs été possible que parce que l’intervention de la puissance publique dans l’économie n’était pas encore considérée comme un crime. Le consortium a été largement financé par des avances remboursables provenant des États, ce que les règles européennes en matière de concurrence interdisent de reproduire. « On ne pourrait plus faire Airbus aujourd’hui […] la Commission européenne concentre toute son attention et ses efforts sur la politique de concurrence. Cela conduit à un désastre, parce qu’une politique de concurrence sans politique industrielle s’oppose à la constitution de groupes européens de taille mondiale », rappelle notamment Jacques Attali192, dans un accès troublant de populisterie.

Si Airbus demeure le plus connu, un autre exemple de coopération intergouvernementale réussie mérite d’être cité, celui de l’Organisation européenne pour la recherche nucléaire (CERN). Créé en 1954, soit trois ans avant la signature du traité de Rome, le CERN a d’abord réuni une douzaine de pays, dont la Suisse où se situe son siège. C’est le CERN qui dirige le plus puissant accélérateur de particules au monde, le LHC. Ce très grand succès scientifique, qui ne doit rien à Bruxelles, permet aujourd’hui à 21 États de collaborer, dont la Suisse, la Norvège et Israël qui, faut-il le préciser, ne sont pas membres de l’UE. L’Agence spatiale européenne (ESA), enfin, créée en 1975, ne participe pas non plus de la « méthode communautaire ». Vingt-deux États (dont le Canada, pays non européen) y collaborent actuellement. L’Agence a récemment envoyé la sonde Rosetta ­explorer pour la première fois l’intérieur d’une comète grâce à son petit atterrisseur Philae. Aurait-il fallu renoncer à cet exploit pour cause de non-conformité avec les règles de l’Union ?

Et aujourd’hui ?

Les pays européens savent donc coopérer avec souplesse et sont capables d’élaborer ensemble d’ambitieux projets dans les domaines de la science ou de l’industrie. Ou plutôt, ils savaient. Car on cherche en vain le grand projet de coopération européenne du XXIe siècle. Qu’a donc apporté l’UE, en termes de réalisations concrètes, au cours de la période récente, à part de la gestion de crise et une certaine expertise dans l’art de convoquer en urgence des « sommets de la dernière chance » ?

Pour être juste, sans doute faut-il mentionner deux projets ayant été lancés depuis les années 1980. Le premier est Erasmus, qui permet à plus de 200 000 jeunes d’étudier dans un autre pays européen. C’est un programme communautaire, financé et piloté par la Commission. Pour autant, Erasmus compte aujourd’hui 33 pays participants dont la Turquie, la Norvège et l’Islande. Ces trois-là ne sont pas membres de l’Union, ne se montrent pas pressés de transposer « l’acquis communautaire » dans leur droit interne, n’envoient pas leurs projets de loi de Finances se faire éplucher par Bruxelles et envisagent moins encore de s’encombrer de l’euro.

Mentionnons enfin Galileo, un système de positionnement par satellite qui ambitionne de concurrencer le GPS américain. Officiellement lancé en 2003, il doit être pleinement opérationnel en 2020. Hélas, ce projet a jusqu’ici cumulé les surcoûts et les retards, et s’est avéré très ­fastidieux à piloter. Les rivalités multiples, le financement qui reposait majoritairement et, à l’inverse d’Airbus, sur des ressources privées, la gouvernance défaillante, ont failli entraîner son abandon pur et simple en 2007. Un rapport de la Cour des comptes de l’Union européenne expliquait ainsi que la Commission « [n’était] pas parvenue à diriger le programme de manière proactive et l’a[vait] laissé sans personne aux commandes ». En matière de réalisations ambitieuses et concrètes, l’Union européenne doit donc encore faire ses preuves.

Le peut-elle ? À la vérité, la question qui se pose est celle de savoir si la démarche supranationale est susceptible de produire des réussites à la hauteur de celles permises en leur temps par la méthode intergouvernementale, par la géométrie variable, par la collaboration ponctuelle mais déterminée d’États volontaires, éventuellement ouverte à la participation de pays de plus en plus nombreux une fois le projet sur les rails. Au terme de cet ouvrage, qui s’est efforcé de montrer à quel point l’uniformisme autoritaire est générateur de conflits et source d’échecs, la réponse semble toute trouvée.

Hélas, épuisés d’avoir à écoper sans cesse sur le pont d’un navire qui a depuis longtemps percuté l’iceberg, les États semblent avoir complètement abandonné l’Europe intergouvernementale. Ce ne sont pourtant pas les idées de projets qui manquent. Les besoins européens sont immenses dans les domaines de l’énergie, des nouvelles technologies, des infrastructures de transport… Mais l’Europe supranationale supporte mal les initiatives qui la court-circuitent et a surtout à cœur de les faire échouer. Il faut « empêcher certains États, faute de pouvoir se mettre d’accord sur un approfondissement de la Communauté, de céder à la tentation […] de fuir dans la coopération politique »193, disait encore Jacques Delors.

« Fuir dans la coopération » : on a vu plus effrayant, en termes de perspective d’avenir. Aussi s’il n’est pas déjà trop tard, s’il reste encore un peu de temps avant que tout ­s’effondre, si demeurent des bribes d’amitié entre ces peuples d’Europe qu’on a tant violentés et tant poussés à ­s’affronter… alors courage, fuyons !

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