Roumanie : Comment l'establishment domestique le populisme
Thomas Fazi
8 mai 2025
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La victoire du candidat de droite George Simion au premier tour de l'élection présidentielle roumaine a été saluée par une partie de la droite comme une victoire populiste. De ce point de vue, les forces alliées à l'UE et à l'OTAN qui ont renversé les précédentes élections en novembre n'auraient pas réussi à enrayer la réaction croissante contre l'establishment. Mais une analyse plus approfondie révèle un tableau plus complexe et plus inquiétant.
L'ascension de Simion fait suite à une série d'événements qui ont miné la crédibilité démocratique de la Roumanie. En novembre dernier, le candidat eurosceptique indépendant Călin Georgescu a remporté le premier tour de l'élection présidentielle avec un résultat surprenant. Cependant, avant le second tour, la Cour constitutionnelle roumaine a annulé le résultat, invoquant une ingérence russe présumée, mais non prouvée.
En mars, dans une décision encore plus extraordinaire, la commission électorale a disqualifié Georgescu de toute candidature. Bien qu'une cour d'appel inférieure ait temporairement annulé la décision, la Haute Cour de cassation et de justice l'a finalement confirmée. Le sort politique de Georgescu était alors scellé.
Ces évolutions suggèrent que les élites ne se limitent plus à influencer les résultats électoraux par la manipulation des médias, la censure et la pression économique. Elles sont désormais prêtes à abandonner même l'apparence d'une procédure démocratique, en excluant des candidats potentiels ou même en rejetant ouvertement les résultats électoraux lorsqu'ils ne produisent pas le résultat « correct ». La possible disqualification légale de Marine Le Pen des futures élections en France et la désignation de l'AfD allemande comme « organisation extrémiste » par les services de sécurité du pays peuvent être considérées comme d'autres exemples de cette nouvelle contre-offensive.
Mais les événements en Roumanie révèlent également une autre tactique déployée dans la lutte contre la menace populiste. Simion est le chef de l'Alliance pour l'unité des Roumains (AUR), un parti nationaliste qui avait auparavant soutenu Georgescu et s'était engagé à ne pas se présenter contre lui. Il a lancé sa campagne après l'exclusion de Georgescu, se présentant comme un défenseur de la démocratie et de la souveraineté nationale, et laissant même entendre qu'il nommerait Georgescu Premier ministre si l'occasion se présentait. Mais conclure que la probable victoire de Simion au dernier tour serait une défaite pour l'establishment est peut-être prématuré.
Contrairement à Georgescu, Simion a été autorisé à se présenter. Pourquoi ? La réponse réside peut-être dans le type de populisme qu'il représente. D'un côté, Simion défend des positions bien plus radicales que Georgescu sur les questions culturelles et identitaires. Il est connu pour sa rhétorique anti-hongroise incendiaire et pour sa promotion de politiques susceptibles de compromettre les droits de la minorité hongroise de Roumanie, notamment la suppression des écoles de langue hongroise et l'utilisation du hongrois dans les institutions publiques.
Il a également fait des déclarations irrédentistes sur le rétablissement des frontières de la Roumanie de 1940, qui incluraient des territoires aujourd'hui situés en Moldavie et en Ukraine. Autrement dit, Simion est un authentique ethno-nationaliste dont les positions méritent sans doute d'être qualifiées d'« extrême droite », contrairement à Georgescu, dont la campagne s'est principalement concentrée sur la politique économique et l'orientation géopolitique de la Roumanie.
En revanche, Simion est nettement plus en phase avec les intérêts de l'establishment sur des questions cruciales comme l'OTAN, l'intégration européenne et la guerre en Ukraine. Bien qu'il critique l'Union européenne, son discours reste dans les limites de l'euroscepticisme conservateur conventionnel, privilégiant les réformes plutôt que le retrait. Il a exprimé sa désapprobation sur certains aspects de la gestion de la guerre en Ukraine, mais reste ouvertement favorable à l'OTAN et aux États-Unis, et a condamné à plusieurs reprises la Russie. Son parti, l'AUR, fait partie du groupe des Conservateurs et Réformistes européens (CRE) au Parlement européen, connu pour son atlantisme et son soutien sans faille à l'Ukraine.
Dans cette optique, Simion représente un nouveau type d'acteur politique, de plus en plus courant : le faux populiste qui allie un nationalisme culturel virulent à une loyauté envers le statu quo économique et géopolitique. Cette double identité le rend acceptable aux yeux de l'establishment, malgré l'étiquette d'« extrême droite » qui lui est souvent accolée. La véritable ligne rouge, semble-t-il, n'est pas la rhétorique culturelle, mais l'opposition aux politiques économiques mondialistes et aux alliances militaires comme l'OTAN.
Les événements en Roumanie illustrent donc l'évolution de la stratégie de l'establishment pour neutraliser la menace populiste : une double approche, répressive et cooptatrice. Des candidats comme Georgescu, qui allient nationalisme économique et positions de politique étrangère en désaccord avec Washington et Bruxelles, se heurtent à une répression institutionnelle. Parallèlement, des personnalités comme Simion, qui imitent le style populiste tout en défendant les piliers systémiques clés, sont promues, ou du moins tolérées.
Cette tactique n'est pas propre à la Roumanie. Partout en Europe, des évolutions similaires ont été observées. Ces mesures, présentées comme des défenses de la démocratie, visent clairement à éliminer – ou à domestiquer – les opposants qui s'écartent du consensus. Le paradoxe est que les faux populistes adoptent souvent des opinions culturelles plus radicales que leurs homologues plus authentiquement anti-establishment, comme c'est le cas de Simion et Georgescu. Cette inversion n'est pas fortuite. L'establishment est prêt à s'adapter au radicalisme culturel tant qu'il ne remet pas en cause le statu quo économique et géopolitique.
Ce schéma fait écho à un précédent historique. Au début du XXe siècle, les élites libérales de toute l'Europe ont conclu des alliances tactiques avec des mouvements autoritaires, voire fascistes, pour contenir la menace du socialisme. Les chefs d'entreprise et les politiciens centristes considéraient souvent les fascistes comme des outils efficaces pour réprimer les conflits sociaux et le sentiment révolutionnaire. Dans les années 1930, les élites britanniques n'ont pas apaisé Hitler dans une tentative malavisée d'éviter un nouveau conflit mondial avec l'Allemagne, mais parce qu'à bien des égards, elles considéraient les nazis comme des alliés occidentaux contre un ennemi commun : l'Union soviétique.
En ce sens, le fascisme n'était pas l'antithèse du libéralisme, mais une excroissance déformée de celui-ci – une mesure extrême visant à défendre l'ordre oligarchique contre les menaces systémiques. Aujourd'hui, la menace n'est plus le socialisme révolutionnaire, mais le populisme antimondialiste et anti-impérialiste. Le champ de bataille n'est plus la lutte des classes, mais la souveraineté, la politique étrangère et la légitimité des institutions supranationales.
Contrairement au fascisme historique, les nationalistes culturels d'aujourd'hui, soutenus par l'establishment, ne prônent ni la mobilisation de masse ni une économie corporatiste. Ils promeuvent plutôt des guerres culturelles tout en laissant intactes les structures économiques néolibérales qui définissent l'Union européenne. Cela arrange parfaitement Bruxelles. Déplacer le conflit politique sur le terrain de l'identité et de la morale offre un moyen de préserver le statu quo.
Ce changement est déjà visible dans l'évolution des partis de droite européens. Des groupes comme la Ligue italienne et le Rassemblement national français ont progressivement abandonné leurs critiques autrefois radicales de l'intégration européenne et de l'euro (même si l'exclusion de Le Pen suggère que la vieille garde du parti pourrait encore être considérée comme trop risquée). Leur discours se concentre désormais moins sur la souveraineté monétaire ou la réforme économique et davantage sur des questions comme l'immigration, la culture nationale et la défense des valeurs traditionnelles.
L'Union européenne a joué un rôle clé dans l'orchestration de cette transition. En excluant toute alternative économique à la gouvernance néolibérale, Bruxelles veille à ce que la dissidence reste confinée au domaine culturel. La droite populiste s'est adaptée en conséquence, troquant les revendications de changement structurel contre des plaintes concernant le « wokisme » et le déclin culturel.
Une évolution parallèle se produit aux États-Unis. Là-bas, les élites corporatistes et oligarchiques ont d'abord coopté l'activisme de gauche par le biais du wokisme et des politiques de diversité. Aujourd'hui, elles font de même avec la droite en adoptant des discours anti-woke et une image nationaliste. Depuis le rachat de Twitter par Elon Musk en 2022, l'oligarchie s'est présentée comme la victime du wokisme des cadres intermédiaires, absorbant l'opposition pour maintenir le contrôle.
Le succès de cette stratégie révèle les limites conceptuelles de la droite. De nombreux conservateurs considèrent la lutte contre l'establishment principalement sous l'angle culturel, plutôt que comme une lutte pour le pouvoir de classe ou les inégalités structurelles. Cela les rend particulièrement vulnérables à la récupération par des forces d'élite qui offrent des victoires symboliques tout en laissant le système sous-jacent intact. Il reste à voir comment Simion, s'il est élu, réagira au mécontentement populaire qui l'a propulsé au pouvoir. Des événements imprévus pourraient le pousser à adopter des politiques plus authentiquement populistes mais il est bien plus probable qu'il serve d'exemple classique de dissidence gérée.
En définitive, l'histoire électorale récente de la Roumanie illustre la double approche de l'establishment : réprimer ceux qui représentent un réel défi et promouvoir ceux qui ne font que semblant. Ce faisant, il préserve son emprise sur le pouvoir tout en s'adaptant à un électorat de plus en plus rétif. La question est de savoir si les électeurs continueront de se laisser berner par l'illusion, ou commenceront à la percer à jour.