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Billet de blog 9 juin 2025

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Droite qui rit, gauche qui pleure, la faute à qui ?

La gauche se chamaille. Trois micro-partis, Les Écologistes, le PS et le PC expriment les intérêts d’une classe moyenne sur la défensive. Le parti principal, LFI, bloque toute ouverture au nom d’une clientèle défendant l’intersectionnalité . Il n ‘est plus question nulle part d’une société nouvelle à construire sur la base de l’égalité. Ce rêve poursuivi depuis 1789 est à reprendre entièrement.

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La gauche a-t-elle trahi ?

3 juin 2025

Denis Collin

https://www.la-sociale.online

Souvent les militants et les électeurs de gauche, déçus, dépités, désillusionnés, s’en prennent aux « trahisons de la gauche ». Si la gauche n’avait pas trahi, nous n’en serions pas là, pensent-ils, à tort ou à raison. Que faut-il penser de cette rhétorique de la trahison ?

On a de bonnes raisons de parler de trahison : le traître est un des pires personnages historiques et c’est à raison que Dante envoie les traîtres dans le neuvième et dernier cercle de l’enfer, là où sont administrés les pires châtiments. Le traître est celui qui abandonne (au combat, il s’enfuit et laisse ses camarades se faire tuer), celui qui se soumet (à l’usurpateur, au conquérant) ou encore celui qui livre ses amis au bourreau. À cette aune, l’histoire de la gauche ressemble à une longue suite de trahisons. En 1914, la social-démocratie internationale qui avait juré ses grands dieux qu’elle ne soutiendrait jamais la guerre, qu’elle n’enverrait pas les prolétaires tuer d’autres prolétaires, a trahi toutes ses résolutions de congrès, voté les crédits de guerre dans chaque pays et parfois intégré les gouvernements d’union nationale. En 1936, moyennant quelques concessions sociales, la gauche s’est faite, selon les mots de Léon Blum, « le gérant loyal du capitalisme ». On ne pouvait pas dire mieux. L’Espagne fut abandonnée aux hordes franquistes pendant que s’installait en URSS l’épouvantable dictature stalinienne trahissant toutes les promesses révolutionnaires de la Révolution d’Octobre. En quelques années tout l’élan révolutionnaire de la Libération a été gaspillé et le détricotage du programme du Conseil national de la résistance a commencé. Élue en 1956 pour faire la paix en Algérie, la gauche mène la guerre à outrance. En 1981, quelques mois suffisent pour renier les promesses : dès l’automne, Delors réclame la pause et Mitterrand cire les chaussures de Reagan à l’été 1982… Et ainsi de suite. Pour toute la période du mitterrandisme et de son avatar de « la gauche plurielle », on renverra le lecteur au livre de Denis Collin et Jacques Cotta, L’illusion plurielle. La dernière grande trahison en date est celle de Mélenchon, un homme qui avait suscité beaucoup d’espoirs en 2017 et qui, depuis 2019 renie une à une toutes ses paroles. Défenseur de la laïcité, il en est devenu l’adversaire acharné, défenseur de la nation, il l’exècre, partisan de l’unité du peuple, il la saccage en insultant les Français habitant « la France périphérique », et ainsi de suite. Dans le neuvième cercle de l’enfer, lui est réservée une place de choix.

Une question se pose cependant : comment expliquer que l’histoire de la gauche se résume à celle de ses trahisons successives ? Si la gauche a trahi la confiance que les travailleurs mettaient en elle, ce qui semble évident, elle fait pourtant preuve d’une certaine continuité et donc d’une certaine fidélité sinistre à elle-même.

Commençons par le plus simple. La gauche repose sur un quiproquo : alliance des bourgeois « progressistes » et des partis ouvriers. Cette alliance est aujourd’hui morte. Comme je l’ai expliqué dans Après la gauche (éditions « Perspectives Libres »), « Ce qui a disparu, c’est une certaine configuration des rapports sociaux et des rapports politiques qui a vu la domination de la scène politique par l’opposition des progressistes et des conservateurs, deux autres noms pour la gauche et la droite – la gauche se posait aussi comme « le parti du mouvement ». Le progrès social était de gauche, la conservation des rapports de domination de droite, le progrès des mœurs était de gauche, la droite conservait les valeurs patrimoniales, etc. La disparition de la gauche est la disparition de l’alliance progressiste entre le mouvement ouvrier, les classes moyennes éduquées et la bourgeoisie « éclairée » et cette disparition est devenue inévitable quand le progressisme lui-même est devenu moribond. » Mais cette alliance avait une contrepartie : on devait respecter le cadre général de la propriété privée des moyens de production et de la liberté du marché, même s’il fallait prendre quelques mesures « anticapitalistes » pour sauver le capitalisme. Et donc, à tous les moments cruciaux, l’impulsion de la gauche était de sauver le capitalisme, et le gérer loyalement. La gauche était un bloc : le bloc du cavalier bourgeois et de son cheval prolétaire. Jean-Claude Michéa, un auteur à conseiller à ceux qui ne l’ont pas encore lu, a souligné à l’envi combien le clivage droite-gauche est originellement étranger à l’histoire du mouvement ouvrier et par conséquent le ralliement des socialistes à la gauche est une rupture profonde.

Mais nous voilà renvoyés à une autre question : pourquoi les partis ouvriers se sont-ils soumis à la bourgeoisie au nom du progrès, progrès social d’abord, puis « progrès » tout court ? Très vite, les partis dits ouvriers ont été colonisés par les intellectuels bourgeois, par les professeurs et autres « sachants » qui se sentaient investis du devoir et du droit d’enseigner aux ignorants la voie de leur salut. En France, la répression sanglante de la Commune de Paris a décapité le mouvement ouvrier, le privant de ses chefs naturels et ce sont bien vite les intellectuels (professeurs, avocats, journalistes) qui tiennent le haut du pavé. En Allemagne, la polémique d’Engels contre Dühring est d’abord une polémique contre ce « socialisme de la chaire » qui s’impose dans la jeune social-démocratie allemande. Pour ces socialistes-là, l’important n’est pas l’émancipation des travailleurs, mais le progrès, issu des Lumières qui est devenu une des figures de l’idéologie bourgeoise. Originellement, le mouvement ouvrier n’est pourtant pas spécialement progressiste. Il se constitue largement contre l’extension de la domination bourgeoise, s’appuyant sur ce qui reste de l’esprit des corporations de métiers et des sociétés de secours. Les ouvriers voient les machines comme des ennemis et soupçonnent les idolâtres de la science de préparer de nouveau artifices pour aggraver l’exploitation. S’opposer aux empiétements du capital : tel est le point de départ du mouvement ouvrier. Les ouvriers ne veulent pas tant gouverner que ne pas subir la tyrannie du capital. Leur espoir dans l’avenir est, très souvent, l’espoir d’un retour en arrière, à la situation de l’artisan indépendant. Ils adoptent l’organisation – d’abord des mutuelles, puis des syndicats et enfin des partis – comme un moyen de défense. Les inventions des « ingénieurs sociaux » qui propageaient toutes sortes d’utopies socialistes ne pouvaient séduire qu’une petite fraction des travailleurs.

Mais l’organisation recèle en elle-même une dynamique antirévolutionnaire, une dynamique d’adaptation à l’ordre bourgeois. On doit à Robert Michels la première analyse sérieuse de cette question : la « loi d’airain de l’oligarchie » est celle qui conduit l’appareil administratif et politique de l’organisation à défendre en premier lieu sa propre existence, fut-ce au détriment des idéaux officiels. Écrit en 1907, le livre de Michels sur Les partis politiques propose un tableau de la social-démocratie allemande que l’avenir devait tragiquement illustrer : ce sont certains dirigeants de la social-démocratie (Ebert, Noske..) qui organisèrent la répression contre l’insurrection ouvrière des spartakistes.

Ces deux éléments, idéologie progressiste et conservatisme d’appareils, expriment ce que sont réellement les partis ouvriers : des partis d’intellectuels petits-bourgeois et ce qu’on appelle l’aristocratie ouvrière organisant les ouvriers en vue de résoudre leur propre « question sociale ». Il n’est pas question de mettre en cause la sincérité de ces intellectuels petits-bourgeois : ils sont sincèrement épris de justice sociale, ils tiennent le mode de production capitaliste pour un mode de production chaotique et veulent améliorer tout cela. Mais ils se pensent eux-mêmes comme les plus habilités à diriger le combat politique pour aller vers une société plus juste et plus humaine. C’est Lénine qui expose tout cela avec la plus grande clarté dans Que faire ?, un texte de 1902 qui se place sous le patronage de la social-démocratie allemande dont il veut transposer les leçons pour la Russie.

Citons ici ce passage clé de Lénine :

Les ouvriers, avons-nous dit, ne pouvaient pas avoir encore la conscience social-démocrate. Celle-ci ne pouvait leur venir que du dehors. L’histoire de tous les pays atteste que, par ses seules forces, la classe ouvrière ne peut arriver qu’à la conscience trade-unioniste, c’est-à-dire à la conviction qu’il faut s’unir en syndicats, mener la lutte contre le patronat, réclamer du gouvernement telles ou telles lois nécessaires aux ouvriers, etc. Quant à la doctrine socialiste, elle est née des théories philosophiques, historiques, économiques élaborées par les représentants instruits des classes possédantes, par les intellectuels. Les fondateurs du socialisme scientifique contemporain, Marx et Engels, étaient eux-mêmes, par leur situation sociale, des intellectuels bourgeois. De même en Russie, la doctrine théorique de la social-démocratie surgit d’une façon tout à fait indépendante de la croissance spontanée du mouvement ouvrier ; elle y fut le résultat naturel, inéluctable du développement de la pensée chez les intellectuels révolutionnaires socialistes.

Il est à peine besoin de commenter : les ouvriers ne connaissent pas leurs véritables intérêts historiques et le socialisme est une doctrine que seuls possèdent les intellectuels bourgeois. Un ouvrier ne peut donc devenir un révolutionnaire que s’il se met à l’école des intellectuels bourgeois ! Le parti dirige le prolétariat parce qu’il est un intellectuel collectif. Gramsci fera du parti le « Prince moderne  ». Trotsky, initialement hostile aux thèses de Lénine dans lesquelles il voit, à juste titre, la justification de la dictature du parti sur le prolétariat et de la dictature de la direction sur le parti, va se rallier aux thèses de Lénine et les partis trotskystes se diront « bolcheviks léninistes ». Et tous ces partis adopteront un régime intérieur strict : le léninisme est dans le meilleur des cas un caporalisme ! La chaleureuse approbation que Lénine apporte au système Taylor, apte à discipliner les travailleurs n’est qu’une conséquence de cette conception : les intellectuels doivent manier le fouet.

Ces considérations ne concernent pas que les léninistes et assimilés. Toutes les organisations, syndicats compris, sont maintenant des organisations de bureaucrates petits-bourgeois utilisant l’organisation pour leur propre promotion. Devenir un chef, c’est un avenir enviable, en tout cas plus enviable que d’être un ouvrier, un employé ou même un travailleur indépendant. Le « devenir chef » offre toutes sortes d’avantages, allant des plus mesquins aux plus prestigieux. Ajoutons que pour devenir chef, il faut aussi savoir obéir aux chefs en place, les courtiser convenablement, nouer les relations utiles, bref être apte à la reptation. Ce qui forge un certain type d’hommes dont nous avons eu et avons encore tant d’exemples sous les yeux.

Pourquoi les organisations ouvrières (partis et syndicats) sont-elles en plein déclin ? Il y a plusieurs causes qui expliquent ce phénomène absolument général – il touche sous des formes diverses tous les pays d’Europe autant que les États-Unis. L’effondrement de l’URSS et du « socialisme réellement existant » n’est qu’une explication partielle, car cet événement est intervenu alors que la crise des organisations ouvrières était déjà entamée. L’expérience des « gens ordinaires » joue aussi un rôle important : les travailleurs salariés ou indépendants ont appris à se méfier des grands discours des dimanches et jours de fêtes, immanquablement suivis des lundis grisâtres des appels à la pause, à « travailler d’abord et revendiquer ensuite » (Thorez, 1945), à la parenthèse, etc. Plus décisifs sans doute sont les effets de la « mondialisation » qui, en mettant les travailleurs des pays riches en concurrence avec ceux des pays pauvres, ont largement disloqué la classe ouvrière et laminé les marges de manœuvre à l’intérieur du système que savaient bien utiliser les partis socialistes et communistes. S’il n’y a plus « de grain à moudre », les ouvriers n’ont plus aucune raison de suivre les chefs petits-bourgeois. La pression de l’immigration qui menace la cohésion des classes populaires est aussi une cause de ce dépérissement du vieux mouvement ouvrier. La révolte des élites intellectuelles contre le peuple est enfin une cause tout aussi importante de cette véritable sécession des classes populaires, des « gens ordinaires ».

On ne peut pas dire que les classes populaires rejettent les vieilles organisations parce qu’elles ne seraient pas assez radicales, pas assez révolutionnaires. Ce discours courant à l’extrême gauche n’entend rien de ce qui sourd d’en bas. Les « gens ordinaires » n’ont aucune envie de révolution, ni de ce radicalisme échevelé – radicalisme en paroles, évidemment – qui a toujours conduit à des impasses. Tous les grands mouvements sociaux sont des mouvements réactifs : des mouvements contre et non des mouvements pour quelque objectif inatteignable. La rhétorique de la trahison laisse de marbre les classes populaires qui ne se sentent plus trahies, pusique ceux qu’on nomme traîtres, plus personne n’y croit depuis longtemps. Au mieux, ce sont des pourris comme les autres et souvent, disons-le, pires que les autres.

La gauche fut l’organisation des fractions dominantes de la classe dominée sous la direction de la fraction dominée de la classe dominante. Ce bloc historique n’existe plus. C’est une autre voie qui devrait maintenant s’ouvrir.

Alors oui, on peut dire que la gauche a trahi, que c’est même sa spécialité, mais, d’un autre côté, elle est toujours restée elle-même, un mouvement qui n’avait pas vocation à renverser le capitalisme, mais à faire régner l’ordre sous une forme acceptable par les plus défavorisés – en cela elle joua un rôle assez semblable à celui de l’Église. Mais aujourd’hui, le sol s’est dérobé sous ses pieds.

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